Invité : Christian BOUDAN, auteur de l’ouvrage Géopolitique du goût. La guerre culinaire, PUF, 2004

Par une froide soirée de mars, les 25 personnes présentes se réchauffent rapidement en se serrant dans la salle, qui est entièrement réservée… En préambule, Gilles Fumey remercie Christian Boudan de parler de la géographie de la Colombie par sa cuisine : « mais nous pourrons vérifier ce que quelqu’un qui n’est pas géographe peut dire de la Colombie », ajoute-t-il malicieusement.

Découvrir la Colombie

Christian Boudan rappelle que ce pays est proche de l’équateur et que l’on pourrait donc s’attendre à des plats légers, mais ce soir nous mangerons surtout des plats paysans. La mauvaise image de ce pays, liée au terrorisme et à la drogue, doit être combattue : il est possible d’y voyager et de s’y promener et ce n’est pas forcément plus dangereux qu’au Mexique ou au Pérou. La Colombie offre un territoire qui étonne C. Boudan. La Cordillère des Andes est partagée en trois branches (Cordillère occidentale, Cordillère centrale et Cordillère orientale), séparées par deux fleuves, le rio Cauca et le rio Magdalena. Les trois Cordillères rendent difficiles les communications et expliquent l’existence d’une guérilla depuis 45 ans. Dans le nord-ouest, la forêt vierge s’étend jusqu’au Panama, dans le Darien. Dans l’est, les grandes plaines inondées de l’Amazonie s’étendent jusqu’à l’Équateur et le Pérou. Dans le nord-est, le climat devient aride. Le centre offre des paysages d’altitude : le Nevado del Ruiz, volcan connu pour son éruption de 1985 qui fit 25 000 victimes, culmine à 5 400 m et Christian Boudan a pu y marcher dans la neige à 5 200 m voici quelques semaines. Dans les cordillères, l’étagement biogéographique caractéristique des montagnes tropicales, s’observe sur les versants : à partir de la base, on a les tierras calientes (800-1 100 m d’alt.), puis lestierras templadas (1 100-2 500 m), où poussent des plantations de caféiers et enfin lestierras frías (2 500-3 300 m). Le voyageur peut ressentir une impression particulière liée au climat : à Bogota, à 2 600 m d’altitude, il peut être essoufflé et ne pas savoir s’il faut s’habiller pour le chaud ou pour le froid.

Ces différents ensembles (la salle propose « milieux » ou même « géosystèmes ») offrent des ressources agroalimentaires très diverses, connues depuis Alexandre von Humboldt (1769-1859). Dans la Macarena, une région qui fut « libérée » par les FARC (forces armées révolutionnaires colombiennes liées à l’économie de la cocaïne) voici quelques années, entre 10 et 20 % de la flore et de la faune mondiale sont concentrées sur 100 km. Des dizaines de fleurs et de fruits spécifiques de la Colombie ne sortent pas du pays et sont parfois consommés sur place sous la forme de confitures.

Les Colombiens ont à leur disposition quantité de racines : le manioc, l’igname, l’ullucu, l’aloca ne se trouvent pas à Paris. Le riz est l’aliment de base. Les bananes plantains vertes seront aussi dégustées ce soir et, sur la côte, on trouve la cuisine à la noix de coco. Pour les transports de produits alimentaires d’une région à l’autre et, notamment, le poisson, il faut de 10 à 15 heures pour franchir la Cordillère et la chaîne du froid ne fonctionne pas très bien ; on utilise plutôt l’avion. Le bœuf est consommé en abondance. On trouve un fromage qui rappelle un peu la mozzarella, mais en moins blanc et plus compact. Le piment est peu présent, le safran n’existe pas, mais les plats peuvent être colorés en orange avec du rocou – ou achiote – (qui sert aussi à colorer la mimolette en France). Les Espagnols ont substitué leurs propres épices aux épices anciennes. Ils ont notamment apporté la ciboulette et la ciboule qui ont chassé les aromates indigènes (il en existait 80 espèces ; l’origan mexicain a survécu). Les desserts sont bien présents, le sucre occupant une place importante en Amérique du Sud : la canne à sucre, matière première, abonde, ainsi que des dizaines de fruits différents. L’importance des desserts est due aux bonnes sœurs espagnoles qui ont apporté avec elles les sucreries. Aujourd’hui, en Colombie, les repas sont accompagnés par une boisson gazeuse de couleur marron, à base de cola, bien connue aussi en France, ou par d’autres boissons gazeuses. L’aguardiente est une eau-de-vie de canne aromatisée à l’anis. On boit aussi de la bière, peu alcoolisée (2 à 3°C) et du rhum (les riches boivent du whisky). L’apparition du vin en Colombie voici une dizaine d’années (comme au Mexique) est due à deux facteurs : l’augmentation de la production chilienne et les conseils des cardiologues, sensibles au french paradox. Les lieux de consommation sont variés. Il existe beaucoup defast food et l’alimentation de rue est très répandue. Le revenu moyen d’un Colombien est d’environ 1 800 dollars (à titre d’exemple, un professeur gagne environ 120 euros). Le prix d’un repas moyen s’élève à environ 4 000 pesos, soit 1,3 euros, et on peut même manger une assiette de soupe avec un peu de viande pour ½ euro. Chez soi, les classes supérieures ont des employées de maison (qui coûtent 80 euros par mois chacune). Dans les zones tropicales, chacun fait la cuisine dehors.

La cuisine précolombienne

Avant l’arrivée des Espagnols, la qualité de la nourriture des populations des Andes et, notamment, des Incas, reste un sujet de discussion. Il n’est pas sûr qu’elles étaient mal nourries et il convient de rappeler que 40 % des produits de base de l’alimentation mondiale vient de cette région, dont la pomme de terre et le maïs.

La culture précolombienne avait deux caractéristiques : un retard technologique par rapport à l’Occident dans les méthodes de cuisson et l’absence de corps gras. Ils n’utilisaient pas d’ustensiles de cuisson en métal (bien qu’ils connaissaient le cuivre et le fer). La cuisine répandue était celle du bouilli et du grillé ou du toasté sur plaques. Ils ne connaissaient certainement pas la friture, on n’a pas retrouvé d’ustensiles. Les Aztèques faisaient des sauces un peu grasses, avec des graines de sauge (l’une de ces graines était employée dans les cérémonies sacrées). On consommait aussi des ragoûts et beaucoup de bouilli en altitude (il est difficile de faire chauffer la graisse en altitude). Ces repas étaient accompagnés par beaucoup d’herbes et de fruits cueillis, de poissons de fleuves cuits sur une feuille de bananiers à la vapeur.

Les rapports entre la cuisine espagnole et la cuisine latino-américaine

Ce ne sont pas seulement deux techniques différentes qui se sont rencontrées, mais aussi un « continent » et un pays, l’Espagne, qui vient de rejeter les Maures au-delà de la Méditerranée. Dans le sud de l’Espagne, les musulmans, qui faisaient la cuisine à l’huile et au beurre clarifié, avaient développé la production d’huile (la Bétique, qui correspond à l’actuelle Andalousie, était la première région productrice d’huile de l’Empire romain). Dans le nord, les chrétiens faisaient la cuisine au lard. Ce monde du gras est connu grâce à deux livres du début du XVIIe siècle. L’un (l’Arte de Cozina, F. M. Montino, 1611) décrit la cuisine de cour, l’autre, plus intéressant pour nous, le Libro de Arte de Cocina (D. H. de Macerao, 1607) est écrit par un cuisinier d’un collège pour étudiants (futurs fonctionnaires du royaume, qui allaient notamment administrer les colonies) : on utilisait alors beaucoup de matières grasses. Encore aujourd’hui, les Espagnols se font des tartines d’huile le matin et on peut trouver du saindoux blanc et du saindoux coloré. En Amérique du Sud, avant l’arrivée des Espagnols, le dindon était utilisé pour sa graisse (on consommait aussi des petits chiens auxquels on crevait les yeux pour les engraisser). Dès la conquête, Cortès est venu avec des troupeaux de cochons.

Aujourd’hui, en Amérique du Sud, l’obésité est un problème majeur dû à cette surconsommation de gras : 80 % des galettes sont frites deux fois, tout le repas se fait dans la friture. A Carthagène, un « festival du Frit » a lieu tous les ans. A Anguilla, une gargotte s’appelle le Palais du Cholestérol ! Toute l’Amérique latine est engluée dans le gras. On s’est mis à la mode américaine, avec des sandwiches consommés le soir devant la télé, avec du cola. Ce mélange de friture et de sucreries s’avère catastrophique.

Gilles Fumey demande pourquoi les civilisations précolombiennes n’ont pas inventé la frite de pomme de terre. Christian Boudan répond que la pomme de terre est un aliment d’altitude ; or, en altitude, on ne peut pas faire frire à 180 °C. On ne trouve donc pas de frites en Colombie, ni dans l’ensemble des Andes. De plus, le combustible coûte cher, surtout à 4 000 m d’altitude à cause de la pression atmosphérique. En Colombie, on frit au bord de la mer.

Les repas aujourd’hui

La culture culinaire du maïs n’est jamais arrivée en Europe : les variétés qui arrivent en septembre ne sont pas les meilleures. En Europe, le maïs est produit pour le bétail. En France, cela fait vingt ans que l’on met du maïs dans la salade, mais on consomme du maïs en boîte, beaucoup trop sucré. A Paris, on ne trouve pas de restaurants latino-américains de qualité (ne parlons pas de tex-mex…). Aujourd’hui, on peut trouver de nombreux poissons de pêche sur les marchés, toujours cuits dans des feuilles de bananiers à la vapeur, du Mexique au Pérou. Le poisson peut aussi être boucané (la préparation de poisson de fleuve salé, séché et cuit à la vapeur dans des feuilles de bananiers est appelée une « veuve »). Le manioc est bouilli pendant une heure puis frit (du manioc peut être acheté chez les Chinois à Paris : il vient soit d’Afrique soit des Antilles ou du Brésil).

L’avocat, qui vient peut-être de Colombie avant de venir du Mexique, est souvent servi froid (sans l’avoir fait cuire) dans des plats chauds, par exemple dans une soupe.


AU MENU

Hors-d’œuvre :

-Empanadas : beignets ou chaussons de maïs frit à la viande, avec une sauce à l’avocat ;
-Crevettes : avec du cabillaud ;
– Guacamole (purée d’avocat), avec des bananes plantains vertes frites coupées en fines rondelles ;
– Manioc bouilli et frit.

Les entrées ravissent les invités. Les beignets sont très goûteux, le manioc donne une apparence très léger et la qualité de sa cuisson le rend craquant et irrésistible. La guacamole rappelle la proximité avec le Mexique, les crevettes sont grosses et leur chair très douce.

Plats principaux

Les trois plats principaux sont servis dans une assiette commune pour quatre personnes.
– Sancocho : pot au feu (le plat de base amérindien) avec du bœuf, du poulet et du porc, servi avec du manioc, de l’igname (écrasé pour épaissir la soupe), des pommes de terre, aromatisé au cumin (qui était connu dans le Moyen-Orient), au coriandre (peut-être apporté par les Espagnols), au citron vert ;

– Tamales : feuille de bananier dans lequel est cuit à l’étouffée à la vapeur du porc, du poulet et du bœuf ;
-Typico montanieres : haricots avec du lard de poitrine de porc frit et un peu desséché, servi avec du riz, des bananes plantains vertes, de l’avocat, du manioc frit, avec de la sauce à la tomate. Très copieux, ces plats permettent de découvrir une bonne palette de la cuisine colombienne et, surtout, la qualité de produits qui n’est pas trop altérée par la cuisson.

Desserts (postres)
– Gloton : gâteau de coco/ananas (très courant sur les côtes) ;
– Capricho : tarte à la crème et cannelle au four ;
– Arequipe : confiture de lait.

Le vin servi est un vin rouge d’Espagne, de la région de LLodio, Arocey, 12,5 °C.

A la fin de ce copieux repas, qui s’est poursuivi tard dans la soirée, les Cafés géographiques ont remercié chaleureusement l’équipe du restaurant pour leur accueil et Michel Sivignon a remercié particulièrement Christian Boudan pour la qualité de son intervention.

Bibliographie :

Christian Boudan, Géopolitique du Goût, la guerre culinaire, Paris, PUF, 2004, 451 p.
Fernando Wills (dir.), Gran Libro de la cocina colombina, Instituto Colombiano de Cultura, 1984 (réédition 1991), 225 p., avec beaucoup d’illustrations.

Compte rendu : Michel Giraud