L’association des Cafés géographiques a proposé le 3 février 2004 un repas-géo iranien à ses adhérents. Trente personnes se sont réunies au restaurant Balthazar (51, rue Quincampoix dans le 1er arrondissement à Paris) pour un repas-géo iranien préparé spécialement pour l’association (ce repas n’est pas servi habituellement au restaurant Balthazar). Le repas était animé par Brigitte Dumortier, Gilles Fumey et Daryoush Tari.

Daryoush Tari, qui a grandement participé à l’élaboration du repas, nous indique que la cuisine iranienne provient d’une longue tradition (cf. les Lettres persanes). Les échanges avec la Perse ont été différents de ceux établis avec l’Orient arabe (rappelons que le persan est une langue indo-européenne). Ce n’est que tardivement que l’islam a développé une théologie rationaliste qui rejoint le rationalisme du XVIIIe siècle européen.

A propos du repas, il est indiqué l’Orient n’utilisait pas d’assiettes.

L’Iran au temps de la Perse

Gilles Fumey distribue quatre cartes tirées du livre de Bernard Hourcade Iran, nouvelles identités d’une république, aux Éditions Belin (Bernard Hourcade est directeur de recherches au C.N.R.S.) ; il brosse ensuite un tableau de l’histoire de l’Iran pour rafraîchir les mémoires sur ce que fut le monde perse qui a inspiré tant de « civilisations » au Moyen-Orient. Les Aryens (qui ont donné leur nom à l’Iran) étaient des tribus descendues notamment du Caucase durant le IIe millénaire. Ces populations hétéroclites se sont progressivement individualisées par les dialectes et structurées en royaumes. Parmi elles, on connaît bien les Mèdes et, surtout, les Perses. En 550 avant J.-C., Cyrus le Grand commence la grande histoire achéménide, connue pour la fondation par Darius de Persépolis. L’empire achéménide qui s’est étendu jusqu’à l’Égypte, est défait par Alexandre le Grand en 331 avant J.-C., qui affronte l’armée perse et son million de soldats et incendie en une nuit les palais de Persépolis. D’autres royaumes succèdent aux Achéménides, notamment les Parthes, dont le noyau territorial est situé plus à l’ouest. La deuxième grande époque de l’histoire de l’Iran est celle de l’empire Sassanide, entre 224 et 651 après J.-C., qui donne naissance, entre autres, à de nouvelles villes. Le développement de l’Islam avec les Omeyyades (637) et les Abbassides relègue au second plan le territoire iranien qui devient quelque peu périphérique par rapport aux nouveaux centres de richesses que furent Damas et Bagdad. Ce sont des Turco-Mongoles qui s’installent sur l’actuel Iran entre 1051 et 1502. Avec Abbas 1er, les Safavides (1502-1736) vont marquer l’Iran actuel comme en témoigne la présence de villes prestigieuses, comme Ispahan. Après une période de troubles liés à des incursions afghanes (1779), des Turkmènes fondent en 1794 la dynastie des Kadjars et installent comme capitale la ville de Téhéran (qui compte aujourd’hui entre 10 et 12 millions d’habitants, soit 1/6e de la population du pays). En 1921, un officier, Reza Khan, instaure la dynastie des Palahvi qui sera balayée en 1979 par l’arrivée des religieux au pouvoir.

La cuisine iranienne

Dans ce contexte, la cuisine iranienne, peu connue, est pourtant l’une des plus prestigieuses du monde, et on la situe aux côtés des cuisines françaises et chinoises qui sont davantage mondialisées et reconnues. Cette cuisine est très vivante dans toute la Méditerranée orientale par ce qu’elle a inspiré comme plats (voir le repas géo grec avec Michel Sivignon). Cet art culinaire a été codifé par des rois dont l’essence du pouvoir est conçue comme divine. Mais curieusement, le raffinement était vu comme l’œuvre du diable ou de la magie, la cuisine relevait de l’habileté diabolique : il était interdit d’écrire des livres de recettes à la différence, par exemple, des Romains (Apicius). Le premier livre de recettes parut en 1921.

Cet art culinaire repose sur la médecine des humeurs : quatre humeurs qui correspondent aux quatre tempéraments : sang/chaud, flegme/froid, atrabile/sec, bile/humide. Chaque convive doit se connaître et apprendre à s’améliorer en fonction de ces éléments, qui rappellent la médecine et la psychothérapie. Une carte distribuée par Gilles Fumey montre le contact entre le monde iranien et le monde indien. En Inde, comme l’avait indiqué François Durand-Dastès lors d’un précédent repas-géo consacré à la cuisine indienne, la grande règle d’élaboration des plats s’établit en fonction de la pureté. Dans bien des pays d’Asie, il existe des règles pour faire la cuisine et pour manger, ce qui n’est pas le cas dans d’autres parties du monde. Dans la cuisine iranienne, il existe une série d’éléments symboliques. Le respect d’une certaine temporalité avec des codes très précis (à l’occasion des naissances et des mariages) est indispensable. La viande est peu présente, si ce n’est des moutons et chèvres (jeunes) à l’occasion des fêtes ; les plats souvent présents sont à base de céréales, de légumes, d’éléments aromatiques, de poisson autour de la mer Caspienne (le caviar n’est consommé qu’au Nouvel An). La cuisine « à la marmite » donne des ragoûts cuits, soit sur le feu soit au four. La présence de « farcis » (dans des bricks de pâte très fine) répond à la nécessité de conserver les aliments en l’absence de chaîne du froid. Ces différents mets rappellent la cuisine grecque et turque.

Le repas

Daryoush Tari nous présente les différents plats. Il indique qu’il vient d’un village près d’Ispahan. Avant l’Islam, les Iraniens étaient zoroastriens et végétariens. L’Islam a introduit la cuisson de l’agneau. Il existait une grande tradition d’herboristerie (cf. Avicenne). Parmi les différentes composantes, le froid est ce qui prend l’énergie, le chaud est ce qui rend l’énergie.

En entrée, nous dégustons un mastokhiâr, à base de yaourt et de concombre (le yaourt étant froid, le concombre aussi, il convient donc d’ajouter noix et raisins, éléments chauds). Il est aussi servi une salade chirazi (dont le nom vient de celui de la ville de Chiraz) : un mélange de concombre, d’oignons et de tomates, accompagné de menthe sèche, de jus de citron et d’huile d’olive.

Le premier plat principal est un fesendjân, fait de jus de grenade accompagné de boulettes de viande et de riz blanc. Le jus de grenade, élément froid, doit être mélangé avec des noix chauffées qui rendent l’huile et donnent l’huile du repas. Le riz blanc est servi avec du safran et du poulet. Le fesendjân est un ragoût qui a mijoté dix heures : il a alors « pris sa place » !

Le deuxième plat principal est le qormeh sabzi, un plat aux cinq légumes, composé de poireaux, de cive (un peu piquant), ou ciboule, de fenugrec, mélangés avec des haricots blancs ou rouges. Ce plat mijote dix heures aussi ; les oignons puis la viande doivent griller ; le plat est servi avec du riz blanc mélangé avec un peu de safran. L’épine-vinette, acide et sucrée, doit être passée 30 secondes dans l’huile bien chaude puis servie sur le riz. Le riz est présenté sous la forme d’une pyramide (souvenir de l’occupation d’Égypte ?), avec un jaune d’œuf au sommet.

La boisson est un dour, un yaourt mis dans un tissu pour que le surplus d’eau soit évacué, auquel est ajouté de l’eau, de la menthe et parfois du jus de citron.

La grenade

Brigitte Dumortier intervient alors à propos de la grenade. Il s’agit d’un fruit emblématique pour l’Iran, qui intéresse aussi bien les géographes que les anthropologues. Il existe plusieurs variétés de cette plante originaire d’Iran, ce qui explique qu’elles puissent être rondes, blondes, allongées, douces, amères… Ce symbole de fécondité se retrouve dans les miniatures persanes : au premier plan, une coupe de grenade figure à côté d’une jeune fille. En cuisine et gastronomie, le jus de grenade est très employé. Ce fruit peut être aussi conservé sous forme de pâte de fruit à la saveur acidulée, disponible dans les épiceries iraniennes du 15e arrondissement de Paris ou chez les Rajastanis du passage Brady, toujours à Paris (cf. la culture de l’Indus). En médecine, la grenade a des vertus curatives ou préventives. Les racines, les feuilles sont utilisées pour la recherche dans les instituts anti-cancéreux ou font leur entrée dans l’industrie du cosmétique (L’Oréal propose un shampooing à la grenade). La grenade a connu une diffusion via l’Islam (elle a donné son nom à la ville de Grenade). D’ailleurs, la géographie de l’alimentation est un bon marqueur des flux et des influences (cf. la vigne en Italie souvent représentée en peinture).

A propos du vin, des alcools, de la poésie…

Il nous est aussi servi du vin, ce qui donne l’occasion à Brigitte Dumortier d’intervenir sur ce sujet. La vigne est très répandue dans tout le Moyen-Orient. Le raisin est consommé sous la forme du fruit frais ou de raisin sec (la noix et le raisin contrebalancent le froid). Le raisin est utilisé aussi pour la vinification mais ce n’est pas sa destination première.

L’Iran a existé avant l’Islam et la poésie persane est renommée (avec notamment Omar Khayâm et Hâfez). La mystique orientale se distingue de la mystique occidentale par l’absence d’ascétisme propre à l’Occident et autorise l’ivresse des sens y compris à travers le vin, consommé d’un point de vue religieux (il est possible d’avancer le jeu de mot « du vin/divin »). B. Dumortier rappelle que l’Islam n’a pas fait disparaître les autres religions. Il existe des chrétiens assyro-chaldéens dans le Nord (beaucoup sont exilés). Les Arméniens ont pris le relais des juifs dans le commerce international. A Kochi comme à Koweït se trouve un vieux quartier juif. Les chrétiens ne sont pas soumis à l’interdit sur le vin et des bouteilles sont vendues dans des magasins arméniens.

Gilles Fumey ajoute que la syrah, un cépage qui vient, comme son nom l’indique, de Chiraz, est utilisée dans certains vins du nord des côtes-du-rhône, et notamment la Côte-Rotie.

Les Iraniens boivent aussi une eau de vie proche de la vodka, fabriquée clandestinement, dont il convient parfois de se garder…

La musique

Daryoush Tari nous propose ensuite un « dessert sonore ». Il indique que les morceaux de santour peuvent constituer une histoire qui peut durer deux heures. Le santour est un instrument de musique d’origine assyrienne qui a vingt-six siècles. A l’époque, les cordes étaient faites avec des boyaux de chat. Cet instrument, qui fut joué par les troubadours du sud de la France, a disparu d’Iran pendant six siècles. Il est venu en Europe centrale par l’intermédiaire des Gitans. Le santour s’apprend en cinq minutes et s’accorde en cinquante ans. Cet instrument de musique modale n’utilise pas la chromatique. Il existe douze modes musicaux, qui correspondent chacun à un mois de l’année. Il existe aussi 365 séquences mélodiques, chaque séquence portant un nom spécifique (l’une d’elle est le farank, qui rappelle le mot « french »). François Couperin, compositeur et organiste français, a écrit des duos pour le santour.

Daryoush Tari nous raconte pour finir une anecdote : « un roi d’Iran en visite en France assiste à un concert ; pressé de savoir ce qui lui a plu, il répond qu’il a apprécié le début du concert. L’ouverture ? Non, avant ! Avant ? Le roi avait préféré le moment où les instrumentistes accordent leur instrument. » Effectivement, il faut avoir vu Daryoush accorder son instrument… Daryoush a édité un CD musical Musique persane. Santour(Contact : 01 46 13 71 38)

Applaudissments !

Pour aller plus loin :
Iran, nouvelles identités d’une république (Bernard Hourcade)

Compte rendu : Michel Giraud (relu et amendé par Sharareh Maljaei et Brigitte Dumortier)