Synopsis : Film choral, Revolution Zendj suit les trajectoires croisées d’ Ibn Battutâ – journaliste dans un quotidien algérien–, de Nahla, jeune femme réfugiée palestinienne en Grèce et de Monsieur Prince, froide figure d’un consortium militaro-capitaliste occupé à reconstruire l’Irak. Tous lisent peut-être Walt Withman et partagent un horizon géographique commun, mais ils n’ont pas les mêmes mobiles. Dans ce monde en ruine mais qui bouge encore, Ibn Battutâ prétexte enquêter pour son journal sur l’état de la « Nation arabe » pour partir sur la piste d’obscurs esclaves révoltés au IXème siècle au Moyen Orient, les Zendj. Sur sa route – indécise – qui le mènera de Beyrouth à Bagdad, il rencontre – entre autres – Nahla qui quitte la Grèce pour reprendre le flambeau de la lutte laissée en chemin par son père, militant nationaliste. Tous deux frôlent, un temps, la trajectoire a priori beaucoup plus directe de Monsieur Prince. Ce cabotage au pluriel entre terre et mer illustre l’état d’un « arc de crise » en proie à la mondialisation et aux conflagrations intestines. Loin de s’en tenir à ce terrible constat, les lignes dessinées par les corps en mouvement – eux-mêmes confrontés à divers degrés aux frontières et aux césures d’un monde fragmenté – révèlent un espace politique et lui redonnent épaisseur pour mieux mesurer la place et l’échelle des possibles.
Nahla : « Qu’est-ce que tu photographies, il n’y a rien ? »
Ibn Battutâ : « Justement, j’essaie de voir comment cela devient. »
Outland
Avec Revolution Zendj, Tariq Teguia poursuit son œuvre de cinéaste géographe. Il prolonge une œuvre rare et précieuse. Contemplative et engagée, élaborée dans l’arpentage du terrain et dans l’obsession des formes abstraites, elle relève à bien des égards de la « fiction cartographique » (1). Cette expression n’est pourtant pas que métaphorique. Elle pointe avec justesse ce que ne fait pas Teguia (ou en tous cas pas seulement): un « cinéma cartographique » (2); elle nous met sur le piste de ce qu’il fait : une exploration qui se situe précisément dans l’interstice séparant la carte du territoire par le medium cinématographique. C’est, en effet, cette « zone grise » qui sépare l’objet « premier » – le territoire, et son objet second – la carte – que le réalisateur algérien éclaire, dont il rend compte, et plus encore, qu’il ordonne pour finalement déborder le cadre défini par ces deux termes. Le souffle épique de Rome plutôt que vous, d’Inland (3) et de Revolution Zendj, leur portée politique, leur valeur se logent peut être et avant tout là : dans l’acte de prospecter cet espace insaisissable et en dresser une carte autre.
Revolution Zendj s’inscrit dans la lignée de ces deux précédents longs métrages, porte sur un territoire qu’on appelle Algérie et prend place en ses lisières. Rome plutôt que vous installait ses personnages dans la banlieue et dans le quotidien de l’Alger du couvre-feu, Inland partait far south et interrogeait ainsi les bornes d’une nation africaine, Revolution Zendj quant à lui aurait pu s’appeler Outland ou Beyrouth plutôt que vous. Le film regarde et – cette fois – part au nord, à l’est et à l’ouest, à l’échelle du bassin méditerranéen et au-delà, entre Orient et Occident. Changement de distances… et de temporalités. Dans les métriques de Teguia se mêlent toujours espace, temps et mémoire vive. Le titre du film fait en effet allusion à la révolte des Zendj, esclaves Noirs – issus de la traite orientale – et condamnés à assécher les marais du Bas-Euphrate qui se soulèvent contre la Califat abbasside à la fin du IX ème siècle. En franchissant l’horizon irrémédiablement barré de Rome plutôt que vous, Teguia, décrit et crée de nouvelles lignes pour mieux reformuler les dimensions du monde figées par les limites posées par les atlas politiques et les amnésies réifiées par les périodes historiques. Ce front métaphysique et politique, il nous y plonge comme avec Rome et Inland par le road movie, genre qu’il dérange, là encore, mais non pas dans un geste qui relèverait du maniérisme, définitivement non. Car c’est bien à chaque fois la donne territoriale et ses mailles qui mettent à mal le genre. A la question posée par Rome – comment filmer un road movie quand il n’y a plus de ligne de fuite? – Inland surenchérissait – comment faire un road movie sans route ? –, Révolution Zendj radicalise encore la proposition: comment filmer la route quand il n’ y a plus de terre, quand la mer soutient et imprime les discontinuités produites de l’Histoire ?
Les éléments aquatiques (mer, plus tard fleuve et marais) compliquent ainsi la tâche du cinéaste en quête de traces et de chemins, mais comme le souligne dans le film quelques plans ariens infrarouge, l’humidité révèle, parfois en plein désert, la présence quasi spectrale des réseaux routiers, des systèmes de villes effacés par le temps. L’eau devient dans Revolution Zendj matière filmique apte à rendre visible l’épaisseur des liens oubliés (et pourtant là) et à interroger leur sens contemporain.
Méditerranée, archipel cinématographique
Pour raconter comment ses personnages font avec l’espace, Revolution Zendj s’appuie sur une partie du système de villes du monde méditerranéen, avec un certain tropisme oriental : Alger, Thessalonique, Beyrouth, Bagdad (reconstitué en Égypte) auquel il ajoute toutefois New York. Ce semis urbain offre autant de points, de prises au travail « cartographique » de Teguia. Le cinéaste monte un patchwork de couleurs, de sons et de langues, filme chacune des villes avec des formats particuliers et des impacts lumineux spécifiques captés par sa caméra numérique. Cette fragmentation comme imprimée à l’écran, Teguia la tempère par un habile jeu d’échos et de raccords : ces espaces urbains sont en effet tous marqués par des paysages de ruines, de friches. Ces urbanités toujours en chantiers – comme bombardées par des conflits et des crises dont on ne mesure que les effets – étrangement se répondent au point que le spectateur s’y perd parfois et doit chercher au-delà des signes paysagés pour s’y retrouver. Et pourtant, ces villes restent, comme le démontrait jadis Braudel, le corrélat de la route. Les routes anciennes, les flux contemporains, les trajectoires des personnages se chevauchent et créent dans Revolution Zendj, un système narratif au sein duquel Beyrouth retrouve l’intensité politique qui était la sienne en 1982 dans le cadre de la Guerre du Liban. Elle redevient ainsi une scène, un espace de possibles… du moins clandestinement et à l’échelle des destins individuels.
Frictions cartographiques
Chaque personnage est en effet lui-même engagé dans la fabrique de sa propre carte. La carte de Monsieur Prince et ses collaborateurs est à la mesure de leur excitation devant le champ de ruine qu’est de venu l’Irak et ses potentialités commerciales. Elle est une pure projection faisant fi du passé, une pure horizontalité. Ils ont carte blanche. Sur l’erg, ils dressent – encadrés d’hommes en armes – le plan de leur futur complexe touristique : le Babylon amusment park . La chasse au snark d’Ibn Battutâ qui cherche à montrer comment se redessine la carte du Moyen-Orient s’avère être d’ordre archéologique, elle relève de la plongée dans laquelle chaque étape est le franchissement d’une couche inférieure, de la coupe, de la pure verticalité. Nahla de son côté vise à construire une autre carte, celle de la diaspora palestinienne, mais ne s’arrête pas là. Si elle marche dans les pas de son père, la jeune femme est inscrite dans le présent et ouverte à toutes les luttes et les combats, en cela, sa spatialité est rhizomatique. Chacune de ces cartes est une lutte qui implique les corps et leurs mouvements relevant de différents régimes de mobilités. Monsieur Prince est le plus mobile, mais symptomatiquement toujours figuré dans des lieux clos, hors-sol. Ibn Battutâ, est lui plus contraint dans ces mobilités. Partant d’un travail de terrain qui commence dans la région riche en ressource naturelle du sud ouest algérien, parvient progressivement à une vision cartographique, elle prend précisément forme lors de son voyage en avion vers l’Irak, mais son panorama reste borné. Son point de vue « surplombant » contraste avec celui « transhumant » (4) de Nahla à l’image du paysage mouvant des lumières de la côté libanaise observée depuis la mer et l’embarcation clandestine sur laquelle elle prend place. A l’échelle du cadre cette fois, ces corps sont encadrés par des lignes, des mailles : l’image condense cette bataille des cartes. Mais ces cartes sont avant tout intérieures et réglées par le rapport au territoire en jeu dans la construction identitaire de chacun des personnages. Nahla figure de la fluidité qui rebondit sur les barrières frontalières n’est-elle pas celle qui déclare assumer son exil, d’être de nulle part ? N’est-elle pas également le prolongement performatif (le faire) de l’adaptation de Butor que ses camarades grecs répètent en langue étrangère (le dire) et qui traduit le planisphère de leurs désirs migratoires ?
Cette dimension intérieure, Teguia la met aussi en scène en intégrant à ses images des corps spectraux : des mirages du capital, des présentatrices de télé lancées dans leur soliloque que personne n’écoute, mais aussi des personnages qui se dédoublent et changent de visage quand ils ne disparaissent pas sous les sons et les textes projetés dans une galerie d’art. Beyrouth de son centre, dont l’urbanisme marchand efface les anciennes lignes de front à sa périphérie occidentale – les dédales labyrinthiques du camp de Chatila – supporte un jeu de miroir, de transparence, d’illusions aussi.
Ces fantômes des luttes passées (Zendj, Panarabisme…) et présentes (Grèce, migrants, résistance à la prédation capitaliste…) peuplent aussi ce monde marqué du vide politique laissé par la gauche arabe, ce vide occupé aussi par l’intégrisme présent en négatif dans le hors champ. Entre analogie documentaire qui informe et enregistre, non linéarité narrative et opérations filmiques floutant la limite entre régime de visibilité et d’invisibilité, Teguia construit avec Revolution Zendj une très riche « fiction cartographique » modifiant en partie les modalités exploitées jusqu’ici dans ses précédents films. Bien plus qu’un objet, elle est une expérience qui bouge le spectateur et ébranle les catégories de pensée et ce parce que Teguia intègre à son dispositif esthétique et narratif l’idée de Georges Didi-Huberman, « on demande trop peu à l´image quand on la réduit à une apparence. On lui demande trop quand on y cherche le réel lui- même ». De cette manière Teguia conjugue les luttes, envisage les intersections possibles et ouvre là une ultime ligne de front, qui celle-ci, ne s’actualisera qu’en débordant l’écran… et la fiction.
Bertrand Pleven (Géographie-cités)
1. Pour reprendre le terme proposé par l’excellente rétrospective Tariq Teguia proposée au Centre Beaubourg du 6 au15 mars 2015 : https://www.centrepompidou.fr/media/
2. Voir Tom Conley, Cartographic cinema, Minesota University Press, 2006.
3. Nous nous permettons de renvoyer aux comptes-rendus des deux premiers longs métrages de Tariq Teguia pour les Cafés Géographiques:
http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/rome_plutot_que_vous.pdf
http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/inland.pdf
4. Les deux notions sont celles utilisées par Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien. 1 Arts de faire, Gallimard, 1980.