Il aura fallu l’édition opportune1 de certaines chroniques que le philosophe Michel Serres dit à France Info le dimanche pour que je lise cette belle définition de la géographie.
« Le géographe est le pontife2, celui qui fabrique un pont entre l’histoire des peuples, portée par les sciences humaines, et l’environnement global de la planète, porté par les sciences dures. (…)
La plupart d’entre nous sont devenus des animaux d’appartement, des animaux de ville. Aujourd’hui, les médias parlent de politique3, c’est-à-dire de la ville. Et d’une certaine manière, les relations entre les hommes opposent ou relient les hommes avec les hommes, comme si c’était un jeu à deux. Les hommes contre les hommes – les riches, les pauvres ; la droite, la gauche, etc. (…)
La géographie ajoute un élément à ce jeu à deux – le jeu de l’Histoire ou des sciences humaines -, elle définit un jeu à trois. On ne peut certes nier que les hommes soient entre eux, qu’ils se battent entre eux, qu’ils aient des relations les uns avec les autres. Mais ces relations ont lieu dans le monde. Lorsque Hegel parle de la lutte du maître et de l’esclave, il omet de dire où a lieu cette bagarre. Est-ce sur un ring de boxe, un tatami de sumo, en rase campagne, sur la mer ? Moi, j’aime bien les lieux. Dans un très beau tableau de Goya, deux personnes se battent dans des sables mouvants. Goya est le premier à faire voir le lieu géographique, le lieu réel où se passe la bataille. Il met les adversaires dans des sables mouvants. Qui va gagner ? Le sable, oui, le monde, oui, le lieu. La géographie parle de ce lieu-là. Et elle fait voir que la main du monde va régler les relations entre les hommes. »
Michel Serres, Extraits de la chronique du 5 octobre 2008
J’aime tout dans cette définition qui a gardé volontairement la fraîcheur de la chronique orale, même si la spontanéité du propos est édulcorée par la réflexion préliminaire : le jeu avec l’étymologie de mots théoriquement bien connus, la description peu charitable de ce qu’est devenu le citadin des pays riches, la métaphore picturale empruntée à Goya, etc. Seul le mot « régler » dans la dernière phrase ( « la main du monde va régler les relations entre les hommes » ) me fait tiquer. La particularité d’un lieu joue bien sûr un rôle décisif dans les relations entre les hommes qui sont en rapport avec ce lieu (habitants, touristes, travailleurs, etc.) mais ces relations sont en réalité déterminées par l’influence, souvent complexe, de nombreux facteurs (systèmes de relations sociales, économiques et politiques, déterminants historiques ou philosophiques des représentations de l’espace, etc.). Attention au piège du déterminisme !
Daniel Oster, mars 2016
1 Michel Serres et Michel Polacco, Du bonheur aujourd’hui, Editions Le Pommier/France Info, 2015
2 Pontife : du latin pontifex « faiseur de ponts »
3 Politique : du grec politikos « de la cité »