Ce lundi soir, nous avons reçu au Café de la Mairie (Paris 3e) Jean Radvanyi et Cédric Gras à l’occasion d’un café géopolitique sur la guerre en Ukraine. Jean Radvanyi est géographe, spécialiste de la Russie et professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Cédric Gras, géographe de formation, est écrivain et voyageur, il a dirigé plusieurs Alliances françaises dans l’espace post-soviétique, notamment celle de Donetsk en Ukraine de 2010 à 2014. La salle était comble pour ce sujet d’une actualité brûlante.

L’Ukraine, une histoire mouvementée

A l’aide d’une série de cartes Jean Radvanyi commence par exposer les principales données historiques des rapports entre l’Ukraine et la Russie. Les premières cartes projetées représentent l’espace compris entre la Baltique et la mer Noire afin de mettre en valeur quelques repères d’une histoire complexe, marquée notamment par des confrontations de différente nature (politique, religieuse, etc.) et de multiples changements de frontières. D’ailleurs le terme Ukraine (qui signifie « marges » en russe) correspond à des territoires différents selon les périodes.

La première étape significative de l’Histoire de l’Ukraine date du IXe siècle quand naît le premier Etat des Slaves orientaux considéré comme le fondement de la tradition étatique des Russes, des Ukrainiens et des Biélorusses. Cette principauté de Kiev que l’on appelle également la Rous est en réalité un ensemble multinational, habité par des Slaves mais aussi par d’autres peuples, et son territoire dépasse celui de l’Ukraine actuelle. Au bout de quelques siècles, elle sera remplacée par plusieurs principautés indépendantes, parmi lesquelles la future Moscovie (ancêtre de la Russie) et la Galicie-Volhynie (actuelle Ukraine occidentale). S’il faut insister sur l’histoire de la Rous c’est parce qu’elle fait l’objet de manipulations : l’historiographie russe y voit les origines de la Russie, et la preuve d’une homogénéité ethnique entre tous ces peuples slaves ; l’historiographie ukrainienne y voit au contraire les origines de l’Ukraine. La réalité est plus complexe : lorsque la Rous éclate, les diverses principautés ont conservé leurs langues et cultures ; leurs évolutions au fil des siècles seront parallèles mais bien différentes.

Une autre date importante : en 1569, à la suite de l’union de la Pologne et de la Lituanie, les territoires ukrainiens sont transférés dans leur quasi-intégralité à la Pologne. Dans ces territoires, les Cosaques se posent en défenseurs de l’orthodoxie et de l’identité ukrainienne contre le pouvoir polonais. Au bout du compte, ils se tournent vers la Moscovie qui leur garantit sa protection (traité de Pereïaslav, 1654). Ainsi à partir de 1654, le sort de l’Ukraine va être étroitement lié à la Russie. En 1667, après plusieurs années de guerre, la Pologne et la Russie se partagent l’Ukraine de part et d’autre du Dniepr. Avec le partage de la Pologne en 1772, tous les territoires de l’actuelle Ukraine sont absorbés par l’Empire russe, à l’exception de la Galicie qui passe sous tutelle autrichienne.

Au XIXe siècle, l’Ukraine n’existe pas mais la conscience nationale ukrainienne se développe (mouvement d’abord littéraire et artistique, revendications politiques, puis à la fin du XIXe siècle répression politique et linguistique mise en œuvre par la Russie tsariste).

En 1917-1918, la chute des empires russe et austro-hongrois débouche sur la première tentative d’indépendance de l’Ukraine en 1918-1921, à laquelle s’opposent les bolchéviques. Finalement, la partie principale des terres ukrainiennes devient la République socialiste soviétique d’Ukraine, l’une des composantes de l’URSS en 1922.

Pour Poutine, c’est Lénine qui a créé de toutes pièces la République d’Ukraine dans le cadre de l’URSS. En réalité c’est faux puisque l’indépendance de l’Ukraine est proclamée dès janvier 1918. Il faut attendre l’occupation complète par l’Armée rouge en 1921-1922 pour constater l’échec de cette tentative d’indépendance. La création de l’URSS voulue par Lénine cherche seulement à concilier une culture à la fois nationale et socialiste. Mais dès la fin des années 1920, Staline change de politique en combattant les « nationalismes » dans les républiques. Et le même Staline décime la paysannerie ukrainienne en 1932-1933 (4 millions de morts lors de la grande famine).

Les réformes de la perestroïka lancées par Gorbatchev en 1985 aboutissent à la chute du régime communiste et à la dislocation de l’URSS en 1991. Dans ce contexte, la proclamation d’un Etat indépendant en Ukraine intervient en août 1991. Un référendum, le 1er décembre 1991, approuve cette indépendance avec plus de 92% des voix.

La création d’un Etat indépendant ukrainien est donc relativement récente, même si elle s’inscrit dans une série de tentatives qui ont échoué surtout du fait des convoitises des puissances extérieures. C’est le peuple ukrainien qui, comme beaucoup de peuples slaves, s’est constitué au fil du temps en Etat.

Carte de l’Ukraine soviétique de 1921 à 1991 (https://www.lhistoire.fr/poutine-lukraine-et-la-russie)

Carte du référendum sur l’indépendance de l’Ukraine en 1991 (% du non par oblast) (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a4/Ukr_Referendum_1991_No.png)

 

L’Ukraine, un territoire divisé ?

L’idée d’une Ukraine coupée en deux s’est notamment développée depuis la Révolution orange de 2004. Depuis 2014, après la Révolution de Maïdan, l’Ukraine (sans la Crimée annexée par la Russie) est partagée entre un large territoire contrôlé par le gouvernement de Kiev et les deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk (qui ne recouvrent qu’une partie du territoire des deux régions administratives formant le Donbass).

Historiquement, l’Ukraine est partagée entre plusieurs Etats avant de prendre sa forme actuelle en 1945 au sein de l’URSS. Ainsi, pendant l’entre-deux-guerres, l’Ukraine de l’ouest est répartie entre la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie ; elle ne connaît donc le communisme que pendant moins d’un demi-siècle. C’est dans cet espace que s’est développé le mouvement national ukrainien au XIXe siècle, notamment en Galicie. La Galicie et le Donbass forment deux pôles opposés avec des conceptions mémorielles distinctes (mémoire soviétique glorifiée dans le Donbass, combattue en Galicie) mais ce clivage dual ne rend pas compte d’une situation territoriale en réalité plus nuancée, par exemple dans le centre et le sud de l’Ukraine.

Les critères ethniques et linguistiques sont souvent tirés du dernier recensement de 2001. 77,5 % se déclarent d’appartenance ethnique ukrainienne, 17,2 % se déclarent ethniquement russes (l’identité ethnique, catégorie administrative de l’URSS, persiste à côté de la citoyenneté ukrainienne). Ces critères soulignent les différences régionales mais ne prennent pas en compte d’autres réalités comme la maîtrise des deux langues par une large partie de la population.

Les enseignements des cartes électorales

Lors des élections présidentielles de 2004 et 2010 se dessine une différenciation selon un axe ouest-centre/sud-est. Cette polarisation électorale s’explique bien sûr par les positionnements politiques, en particulier par le clivage proeuropéen-prorusse, même si celui-ci mérite d’être nuancé car être proeuropéen signifie plusieurs types d’option politique. Si l’axe ouest-centre/sud-est persiste à l’élection présidentielle de 2014, il se déplace à l’est sous l’effet de la révolution et de la guerre. Lors de l’élection de 2019, c’est un outsider qui l’emporte, l’humoriste Volodymir Zelensky, qui arrive en tête dans toutes les régions à l’exception de celle de Lviv.

Ces résultats disent beaucoup sur la construction nationale en cours qui se traduit notamment par un processus d’unification territoriale, si l’on excepte les deux entités séparatistes.

L’élection présidentielle de 2004 en Ukraine (https://www.espacestemps.net/articles/revolution-orange-la-fracture-ukrainienne/).

L’élection présidentielle de 2004 en Ukraine : un clivage Est-Ouest : l’Ouest vote surtout pour Yuschenko (proeuropéen), l’Est et le Sud vote surtout pour Yakunovitch (prorusse).

Le témoignage de Cédric Gras

Après Jean Radvanyi, c’est au tour de Cédric Gras de prendre la parole. L’écrivain-voyageur qui connaît bien la Russie et l’Ukraine pour y avoir vécu et travaillé pendant plus d’une décennie revient d’un court séjour dans l’Ukraine en guerre en tant que journaliste. Il nous livre ses impressions. Arrivé à Bucarest par avion, il franchit la frontière en compagnie d’un photographe pour se rendre à Odessa qui semble être un objectif de premier rang de l’armée russe. Cédric Gras insiste sur le recul des opinions prorusses dans la ville depuis 2014 et évoque le rôle de la guerre actuelle (une « guerre d’indépendance » comme il la qualifie) dans l’approfondissement du sentiment national ukrainien. Il constate par ailleurs l’essor de l’usage de la langue ukrainienne dans les jeunes générations et même la remise en question de l’influence de la culture russe.

S’ensuit un échange de points de vue entre Cédric Gras et Jean Radvanyi sur l’évolution des objectifs de guerre de la Russie de Poutine. Il est certain que celui-ci ne s’attendait pas à la résistance acharnée des Ukrainiens, alors que pour lui l’Ukraine n’existe pas. Dans son discours du 21 février 2022, soit 3 jours avant l’invasion russe, Poutine affirme que l’Ukraine appartient à ce qu’il nomme la « Russie historique » : « une partie inaliénable de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel ».

Les questions de la salle

Les questions posées par les auditeurs ont été très nombreuses, par exemple sur l’état de l’opinion russe, sur le rôle de la guerre pour l’évolution de l’Union européenne, sur les faits concrets montrant la consolidation de la conscience nationale ukrainienne depuis trois décennies, sur l’origine géographique et sociale des soldats de l’armée russe, etc. La complémentarité des connaissances et du vécu des deux intervenants a permis de brosser un tableau de la situation en Ukraine qui a passionné l’auditoire. A titre d’exemples, nous nous contenterons d’évoquer brièvement trois questions.

1-Le contrôle de la mer Noire et de la mer d’Azov

La Russie a différents accès à des mers libres de glaces : à Mourmansk, Kaliningrad, Vladivostok, Novorossiisk, Sébastopol. La prise de Marioupol (pas encore achevée au moment où ces lignes sont écrites, c’est-à-dire le 13 avril) ferait de la mer d’Azov une mer entièrement russe en permettant la jonction entre la Crimée et les républiques autoproclamées du Donbass. Quant à Odessa, principal port ukrainien sur la mer Noire, sa prise par les Russes signifierait la perte de tout débouché maritime pour l’Ukraine.

2-La guerre en Ukraine et la cohésion de l’Europe

La réaction rapide et déterminée de l’Union européenne avec la prise de sanctions fortes et la livraison d’armes à l’Ukraine a certainement surpris les dirigeants du Kremlin. L’accueil des réfugiés ukrainiens a suscité un mouvement de solidarité remarquable dans l’ensemble des pays européens, notamment dans les pays voisins (Pologne, Roumanie, etc.). Mais la question de la forte dépendance énergétique de l’Europe empêche pour le moment d’aller beaucoup plus loin en termes de sanctions comme un embargo sur le pétrole et le gaz russes. D’autre part, certaines divisions apparaissent malgré tout au sein de l’UE, par exemple dans le camp des « démocraties illibérales » entre la Pologne, adepte d’une ligne dure face à la Russie, et la Hongrie de Viktor Orban, réticente à dénoncer l’invasion de son voisin par l’armée russe.

3-Entre la Russie et l’Occident, les ambiguïtés d’une partie du monde

Les résolutions de l’ONU blâmant la Russie sont votées à une large majorité mais beaucoup de pays dont nombre de pays émergents ne veulent pas prendre parti dans un conflit entre les grandes puissances et s’inquiètent des conséquences sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires. Lors du vote sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, 93 Etats (sur 193) ont voté pour, mais 24 ont voté contre et 58 se sont abstenus. La Russie n’hésite pas à mettre en avant le fait que les grands principes du droit international, rappelés sans cesse par les Etats-Unis et leurs alliés européens, ont été bafoués par l’Occident avec l’intervention de l’OTAN en Serbie en 1999 et lors de la guerre d’Irak en 2003.

 

Compte rendu rédigé par Daniel Oster et relu par Jean Radvanyi, 13 avril 2022