L’affaire est entendue partout dans le monde : la France est l’un des rares pays au monde où l’on se passionne autant pour le vin que le fromage. Dans les campagnes, bien sûr, où les paysages sont une fierté nationale. Et à table puisque les Français sont les seuls au monde à avoir donné une place à cette passion. Entre le plat et le dessert, le plateau de fromages s’est glissé dans nos menus au 19e siècle, exigeant des gastronomes et des sommeliers de l’imagination pour domestiquer par le vin ces produits de terroirs paysans souvent forts en bouche, au goût très varié d’une région à l’autre et, finalement, déroutants.Aujourd’hui, l’étape fromagère à table n’est plus si fréquente et ce sont les grandes heures gastronomiques ou le repas chez soi qui tiennent lieu de célébration. Manger du fromage n’est plus systématique mais, symboliquement, on est là au cœur du « manger français » aussi bien ici qu’à l’étranger.

Une curieuse proximité

Vins_Fromages

Cette alliance vins & fromages ne va pourtant pas de soi. Les mariages ont été souvent malheureux mais aujourd’hui les amateurs éclairés s’accordent sur l’excellente tenue des vins blancs avec les fromages alors qu’on a longtemps recommandé des vins rouges puissants, tanniques et ronds. Une autre manière de célébrer les noces fromagères et vinicoles est l’accord régional. Un peu comme autrefois lorsqu’on allait chercher mari ou femme au village voisin. Personne ne conteste la supériorité d’une alliance entre les vins doux et liquoreux avec des fromages au goût puissant : au pays basque, c’est le jurançon qui emporte l’etorki ; en Alsace, le munster se fait plaisir avec un gewurztraminer. Nadine Gublin, œnologue de la maison Jacques Prieur à Beaune confirme : « Au cours d’un repas, j’éprouve énormément de plaisir et de curiosité à associer certains vins avec certains fromages et tout naturellement, vivant en Bourgogne, je suis amenée à boire des vins locaux avec des fromages locaux ».Le plaisir, il y en a en Savoie, entre le beaufort et le chignin-bergeron qui sont plus que des bons amis. Ailleurs, le souverain roquefort doit sa richesse aux textures soyeuses du sauternes, le comté fruité préférant la légère amertume du vin jaune de cépage savagnin et le sainte-maure de Touraine le velouté d’un coteau-du-layon ou les pointes émoustillées d’un chenin de Vouvray. L’œnologue Michel Rolland en convient : « Je suis un grand défenseur de l’association vins et fromages. Même si certains esprits chagrins pensent que le vin n’est pas tout à fait le même sur le fromage, l’association donne beaucoup de plaisir. Mais, ajoute-t-il non sans malice, suis-je bête, comment des esprits chagrins peuvent-ils concevoir ce qu’est le plaisir ? »
Pour les chercheurs, cette proximité géographique est une énigme. Si les vins s’accordent avec les fromages produits dans une région, cet accord peut nous aider à comprendre la généalogie du goût de certains vins, au moins ceux qui sont dans le périmètre de fromages anciens et qui définissent bien une région. Pour Joseph Landmann, producteur à Stoultzmatt en Alsace, « aimer le gewurztraminer quand on est mangeur de munster, c’est dans l’ordre des choses. Notamment un vin de cinq à dix ans d’âge qui dégage de puissants arômes de maturité ». Mais faire un lien entre le goût d’un vin et celui d’un fromage ne tente pas Jacques Lardière, œnologue chez Louis Jadot à Beaune : « Je le pense d’autant moins que les anciens préféraient boire du marc de Bourgogne afin de maîtriser la puissance du fromage. » Pourtant, la régularité de ces accords géographiques sur une carte n’est pas un hasard. Denis Dubourdieu, du Sauternais, rejoint Jacques Lardière sur un point : « Le vin de Sauternes et le fromage de roquefort sont issus de deux moisissures qui révèlent pour les deux, dans la proximité, une rencontre gastronomique, une sorte de confirmation d’un vin ». Jacques Lardière confirme : « Le seul sens que l’on puisse retrouver dans les deux produits, c’est la dégradation des protéines sur une échelle de graduation et, bien sûr, l’acide lactique qui est le point commun ».

Nous sommes sur la piste d’une forte symbiose entre deux produits de terroirs qui sont complémentaires. Il n’y a pas de doute pour Philippe Noir, producteur de vin jaune à Poligny qui est aussi la capitale du fromage de Comté : « Je mange du comté tous les jours et je reconnais que tous les vins que nous élevons à partir du savagnin, du trousseau, du pinot et du poulsard s’accordent très bien avec le comté ». Et Philippe Noir insiste bien sur le fait qu’un comté fruité a un goût différent selon les parcelles où paissent les montbéliardes tout comme le goût des vins varie selon les parcelles de vigne d’une exploitation.

Les choix initiaux

Dans l’histoire de la vigne, le choix des premiers cépages qui ont fait la personnalité d’une région est rarement connu. Qui sait réellement comment le sémillon s’est installé dans le Bordelais ? Sur la base de quel choix ? Les historiens sont muets sur les raisons qui ont poussé au cours du temps les viticulteurs du Béarn et de la région de Pau à privilégier le gros et le petit manseng, le courbu blanc, le camaralet de Lasseube et le lauzet. Pas plus qu’ils expliquent la prospérité du gamay en Beaujolais, en Savoie ou en val de Loire uniquement pour des raisons pédologiques, et même historiques puisque le duc de Bourgogne Philippe le Hardi n’aimait pas le gamay qu’il exclut de la Côte d’or en 1395. L’histoire du fromage est tout aussi mystérieuse. Construire le goût d’un pont-lévêque, d’un crottin de Chavignol, d’un pélardon et d’un banon, n’a rien à voir avec l’art de faire le vin. Les sociétés paysannes n’avaient qu’une obsession : conserver le lait qui est un produit fragile et le valoriser. Mais imagine-t-on que la création des fromages, leur longévité dans l’histoire ait pu se faire contre des vins qui ne s’accordaient pas avec eux ? La polyculture qui caractérisait la France jusqu’au milieu du 20e siècle nouait sans doute des liens étroits entre ceux qui faisaient le choix des cépages, élevaient leur vin et ceux qui élevaient des bêtes ? Aujourd’hui, l’élevage et la vitiviniculture sont des activités complètement étanches : « Je ne pense jamais qu’un vin et un fromage ont été créés l’un pour l’autre  » confirme Michel Rolland tout comme Nadine Gublin qui « élabore un vin pour lui-même, en fonction du terroir d’où il est issu. »

La question est donc de savoir comment se sont faits les choix qui ont déterminé les grands goûts des vins et des fromages. Pour de nombreux vins, on connaît bien les clientèles. A Bordeaux, les Anglais ont été de grands initiateurs du goût, les vins de la Gironde appréciés avec des fromages persillés comme le stilton. « Bordeaux a fait découvrir les fromages hollandais arrivés sur les bateaux, rappelle Denis Dubourdieu, notamment les vins rouges issus du cabernet sauvignon de la rive gauche. » Ce que le goût de Michel Rolland a bien évalué : « S’il y avait un fromage pour le vin rouge, ce serait le vieux Gouda  ». Dans le val de Loire comme en Champagne, tous les vins trouvent facilement des accords avec les fromages locaux depuis longtemps dans l’histoire. Même si le goût des vins a changé et a passé d’une palette où l’acidité est plus prégnante à des textures plus soyeuses, les Français ont tous apprécié d’avoir pu associer au gras d’une tome l’acidité d’un gamay, au salé d’un ossau-iraty le moelleux d’un jurançon ou au caractère légèrement amer d’une croûte lavée de munster le fruité d’un gewurztraminer.

L’expression des régions

Nadine Gublin pense « tout simplement qu’on a trouvé au fil du temps de plus en plus de gourmandise et de plaisir à associer l’un et l’autre, et tout naturellement la proximité régionale fait que, par habitude et répétitivité, le goût des hommes se façonnant, on aime boire et manger les vins et les fromages d’une même région. » Imaginons comment ont pu se créer cette habitude et cette répétitivité en France qui a eu la passion gastronomique de marier vins et fromages. Sur la table, tel que nous connaissons le plateau de fromage, on a là une invention du 19e siècle. Certes, les fromages sont d’abord des produits paysans pour des modes de manger paysannes, notamment aux champs. Certes, il y eut des fromages consommés à la cour de France lorsque les rois tels Henri IV ou Louis XIV avaient un solide appétit. Mais la diffusion massive de fromages s’est faite par les restaurants à partir de la Révolution durant l’âge d’or de la gastronomie française. Le plateau de fromages s’installe – cas unique au monde – à la table des bourgeois de l’Empire et de la Restauration qui aiment ces désignations d’Ancien régime. Du Poitou ou de l’Anjou, du Dauphiné ou de la Comté, de la Bourgogne ou du pays basque, c’est toute une géographie qui fleure bon les provinces dont les noms ont été radiés du vocabulaire territorial par la départementalisation de 1793. Le plateau de fromages devient la métaphore d’une France perdue qu’on ressuscite à table, en la mariant avec les vins locaux dont la toponymie est une autre forme d’attachement à la terre. C’est à table que les Français prennent la fâcheuse habitude de consommer des vins rouges tanniques, puissants ou alors légèrement acides puisqu’ils sont majoritaires dans la production. Sur les bonnes tables et dans les grands mariages comme le sauternes et le roquefort, on pousse l’audace plus loin mais c’est rare. En même temps, on peut se demander si certains cépages tels le marcillac ou le savagnin n’ont pas perduré parce que leur mariage avec le laguiole ou le comté leur assurait une rente de situation. Comment les muscats de Lunel aiment-ils le pélardon, le viognier courtise-t-il la rigotte de Condrieu, le pineau d’Aunis du vin de Cheverny ou un chardonnay de Sancerre s’allie-t-il avec l’odeur caprine du pouligny-saint-pierre ? Observons comment l’arrufiac et le courbu parmi les cépages du Pacherenc du Vic-Bihl tombent en extase devant tout brebis pyrénéen.

Le 19e siècle est aussi un apogée pour les fromages français qui partent à l’assaut des tables. C’est l’époque où les méthodes de fabrication sont mieux connues avec Pasteur et où les marchés s’élargissent. De très nombreux fromages régionaux naissent à ce moment-là où la vigne s’étend. Les campagnes atteignent après le Second Empire leur maximum démographique. Partout, ce qui sera reconnu au 20e siècle comme le terroir émerge avec une revendication de qualité, d’authenticité et de diversité. « La Troisième République s’est enracinée dans les espaces locaux » explique l’historienne Julia Csergo. Mais pour beaucoup d’amateurs à l’époque, les vins sont menacés par l’acétification au bout d’un an. Le système productif vitivinicole est encore très fragmenté et il est difficile d’avoir accès à d’autres vins que les vins locaux dont la production s’ouvre lentement à la mécanisation et la chimie. De leur côté, bien des fromages acquièrent à ce moment-là leurs lettres de noblesse gustative : ils peuvent être puissants, longs en bouche, leurs arômes peuvent révéler des notes florales, iodées, de champignon, d’herbe ou de lait frais… ; leur goût peut être acide, sucré, amer. Un vocabulaire commun de dégustation se met en place à table. Les gastronomes et amateurs de bonne chère vont apprendre à le pratiquer aussi comme un jeu social.

Dans le cœur des terroirs

« Le vin est polymorphe, polychrome » aime à s’émerveiller Denis Dubourdieu devant tant de goûts et d’appellations qui embellissent la carte gastronomique française. Là est la bien la clé dela diversité française qui fut entretenue dans les campagnes par les distances avant d’être offerte aux villes qui construisirent la gastronomie régionale de la France. « A Bordeaux, poursuit Dubourdieu, le fromage n’est qu’un prétexte à mettre en valeur un vin et le vin rouge, car il y en a beaucoup de blancs qui s’allient spontanément, alors que c’est beaucoup plus difficile pour les rouges. » Une idée qui pousserait à penser que dans les régions viticoles, tout est recherché pour mettre en valeur les vins : plats relevés, gâteaux, épices, fromages sont bons pour servir la gloire des vins. A table mais aussi peut-être au chai ? Les œnologues s’en défendent : « Je ne mange jamais de fromage pendant le travail au chai et surtout pas en dégustation. Je ne veux pas que mes sensations olfactives et gustatives destinées à la description précise d’un ou plusieurs vins soient perturbées et faussées par des saveurs exogènes à forte personnalité » prévient Nadine Gublin. Pour cette œnologue connue aussi bien à Beaune et qu’à Chablis, « certains fromages de tradition AOC ou AOP sont délimités par des terroirs, avec des conditions strictes de production et d’élaboration, comme les vins. Je peux admettre une corrélation dans les règles de production, d’une AOC ou d’une AOP. » Cela donne du sens à une alliance de «  bourgognes jeunes et fruités avec des tanins fins et soyeux sur un cîteaux, un vin blanc de la côte de Beaune sur un époisses ou un chablis tonique, salin et énergique sur un soumaintrain.  »

Une alliance, c’est parfois et souvent la somme des contraires. Les vins ont cette faculté de s’accorder avec de nombreux mets qui n’ont pas été pensés pour eux, comme en témoignent les alliances entre vins français et plats japonais. [Voir, par exemple, le Marc Delacourcelle duPréVerre à Paris qui a ouvert un restaurant à Tokyo.] Les alliances géographiques sont aussi contrariées par les distances : le rocamadour est moins bien mis en valeur par le cahors qui se marie souvent mieux avec un bleu d’Auvergne. La géographie est donc aussi une affaire d’imagination, d’opportunité, de sensibilité. Denis Dubourdieu aime à dire qu’il voit « deux types de rencontres avec le vin : le vin qui se fond souvent bien dans l’alimentation régionale, mais le vin qui est aussi universel, car il appartient à l’humanité toute entière ».

Sans doute, cette leçon de géographie n’est-elle pas terminée. Car sur notre carte de France, le désert viticole de la Normandie et du Nord nous pose une question : pourquoi recommande-t-on l’alliance avec un cidre local pour réussir les noces avec le camembert et une bière brune locale pour un mariage avec le maroilles ? N’est-ce pas dans ces contre-exemples là une autre piste pour être attentifs à ces subtils accords régionaux que la France a bâti entre ses vins et ses fromages. Ce qui ne choquerait pas un Anglais amateur de stilton Clawson dont on connaît les affinités avec le porto, ni un Hongrois amateur de kashkaval si bien arrangé avec un tokay, et encore moins un Italien épris d’un gorgonzola rêvant de la touche soyeuse d’un marsala.

Comme dans les vieux couples, l’alliance garde une part de mystère. A la table des Français, la partition qui s’écrit chaque fois qu’un vin rencontre un fromage est l’une des plus déconcertantes qui soit. Oscar Wilde aimait à dire que « les Français sont si fiers de leurs vins qu’ils ont donné à certaines de leurs villes le nom d’un grand cru  ». Rions du bon mot qu’on pourrait appliquer aux fromages et leurs régions. Ces transferts toponymiques sont aussi le signe d’une forte intimité entre les lieux et les hommes. Le reconnaître, c’est entretenir ce lien dont personne n’épuise le sens et qu’il nous appartient de cultiver. Parce que la culture, c’est le pouvoir d’habiter le monde, de le rendre habitable.

Gilles Fumey Université Paris-Sorbonne (où sont organisées des travaux de dégustations de vins & fromages au printemps 2010).