La Volga, chère aux romanciers russes, a été transformée par les Bolcheviks au XXe siècle. Rêve ou cauchemar ? Au XXIe siècle, un nouveau destin s’ouvre devant elle, celui de devenir un fleuve d’Asie.

Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023

A tous les romantiques attachés à la « Petite Mère Volga » et à ses bateliers (en fait des haleurs) chantés par Ivan Rebrov, l’ouvrage du géographe Pascal Marchand provoquera un difficile retour à la réalité. Le majestueux fleuve de 3700 km est aujourd’hui une succession de barrages en béton et de lacs de retenue ; ses rives sont creusées par l’érosion ; son delta avance dans une mer Caspienne dont le niveau baisse ; et la pollution est un souci majeur. Qui est responsable de ce bilan ? C’est en grande partie l’homo sovieticus dont l’hubris a cru dompter les éléments naturels pour apporter en même temps et de façon massive électricité, irrigation, ressources halieutiques et voie de circulation.

Carte de localisation du fleuve Volga https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/76/Volgarivermap.png

Son axe Nord-Sud et sa faible pente (sa source est à 228 m) rendent difficile la gestion du fleuve. Les eaux d’amont sont retenues pendant les mois d’hiver dans une épaisse couche de glace sur laquelle la neige s’accumule. A partir de mars, les eaux peu à peu libérées s’écoulent lentement, inondant de vastes surfaces (les crues peuvent atteindre de 10 à 15 m) tandis qu’à la fin de l’été, la basse Volga, au sud de Volgograd, affectée d’un climat aride, peut connaître de sévères étiages.  Quelques rares travaux ont été envisagés au XIXe siècle, mais ce sont les bolcheviks qui ont voulu faire de la Volga un instrument majeur du développement du pays.

 Le plan Grande Volga, après plusieurs années d’études, est mis en œuvre à partir de 1937. Son objectif : utiliser l’eau de la crue majeure de printemps pour alimenter de gigantesques lacs de retenue barrés de centrales électriques et pour remplir des canaux d’irrigation dans les régions steppiques du sud. Il devait aussi développer la pêche (de nombreuses espèces anadromes remontaient le fleuve), particulièrement celle des légendaires esturgeons, fournisseurs du précieux caviar, et bien sûr réaliser une voie de transport fluvial entre la Baltique, la mer Blanche et la mer Caspienne grâce à des canaux de jonction. Lorsque le régime soviétique s’effondre en 1989, les travaux sont inachevés mais le paysage est transformé.

Tous les objectifs du plan étaient-ils compatibles ? La gestion bureaucratique a rendu leur coordination impossible. Chaque activité dépendait d’un ministère sectoriel (Energie, Transports, Pêche…) soucieux de dépasser les chiffres du plan pour obtenir primes et promotions. Le ministère de l’Energie exerce le poids le plus lourd grâce aux 11 barrages hydroélectriques qui fournissent le courant pendant les pointes de consommation hivernale (1). 17 948 km2 de terres sont submergées et 500 000 personnes déplacées.

Le développement de la pêche dans les retenues artificielles a impliqué une refonte de la faune aquatique (le remplacement des espèces adaptées aux eaux courantes par des espèces adaptées aux biotopes lacustres). Cette expérience s’est soldée par une succession d’échecs, en grande partie dus à la pollution des eaux engendrée par les grands combinats industriels installés sur les rives. Equipements médiocres, braconnage…la situation s’est dégradée jusqu’à ce que la chute de l’URSS mette fin à la pêche industrielle sur la Volga.

Mais le Plan a-t-il au moins sauvé les prestigieux esturgeons qui quittent les eaux de la Caspienne pour frayer dans le fleuve ? Comment leur faire franchir les barrages ? Les ascenseurs à poissons ont été dédaignés par les esturgeons et les frayères artificielles en aval du barrage de Volgograd inutilisées. Aujourd’hui malgré l’interdiction de la pêche intentionnelle de l’esturgeon en Russie, les prises « accidentelles » sont nombreuses dans la Caspienne d’autant qu’elles sont orchestrées par des groupes mafieux. Peu d’esturgeons remontent donc le fleuve pour se reproduire. On peut ainsi évoquer leur quasi-extinction.

Les besoins de la pêche en basse Volga étaient incompatibles avec un autre objectif du Plan : l’irrigation des steppes transvolgiennes. Au sud de Kazan un apport d’eau est indispensable à l’agriculture. Le Plan de 1969 prévoyait l’utilisation de la crue pour irriguer 6,3 millions d’ha de terres cultivables et équiper en abreuvoirs 13,4 millions d’ha de pâturages. La priorité a été donnée à la céréaliculture autant pour des raisons idéologiques qu’économiques.  Mais les bureaux accumulèrent les erreurs d’appréciation. Main-d’œuvre insuffisante et incompétente, sols châtains (forme dégradée des sols noirs par la sécheresse), remontées salines favorisées par l’irrigation…tous ces éléments expliquent la médiocrité des rendements (10 q/ha dans les années 1970/1980). Après la chute du régime soviétique, 90% des surfaces irriguées des steppes transvolgiennes sont abandonnées. C’est donc un échec cuisant.

Les légendes et chansons célébrant les « bateliers de la Volga » relèvent-elles du pur imaginaire ? Avec son gel hivernal, ses crues de printemps et ses étiages d’été, le fleuve ne se prête guère naturellement à la navigation. Aussi pendant longtemps les voyageurs, à l’exception des Varègues, utilisèrent-ils les berges plutôt que le cours d’eau. Au XIXe siècle, les bateaux à voile qui s’aventurent sur le fleuve ont besoin de haleurs (bourlaki) lorsqu’ils remontent le courant, surtout à l’amont de Rybinsk. Les vapeurs ne fournirent pas de solution de remplacement car empêchés de naviguer par les glaces d’hiver et les basses eaux d’été. C’est le chemin de fer, à la fin du siècle, qui fit disparaitre le halage.

Ce sont les soviétiques, dans le schéma Grande Volga, qui décidèrent la réalisation d’un grand axe de navigation reliant les cinq mers (mer Blanche, Baltique, mer d’Azov et mer Noire, Caspienne) (2). Il a fallu creuser plusieurs canaux barrés d’écluses et maintenir une profondeur minimale de 4m sur tout le parcours. Au début des années 1980, le trafic, intense dans l’ensemble, a atteint 232 millions/tonnes par an. En 2019 il n’était plus que de 39,5 millions/tonnes. L’effondrement du trafic a suivi celui du régime communiste. Dégradation de l’état de la flotte, manque de main-d’œuvre spécialisée, absence d’investissements des armateurs privés…

La Volga va-t-elle reprendre son cours naturel ? Ce n’est pas sûr car aujourd’hui deux bouleversements risquent de l’affecter, le premier environnemental, le second géopolitique.

La raréfaction de la neige dans la partie amont du fleuve et de ses affluents risque d’entraîner la disparition de la crue de printemps et donc de modifier toutes les activités qui y sont liées.

Les sanctions occidentales provoquées par l’invasion de l’Ukraine en 2022 ont amené Moscou à se tourner vers l’Asie et le Sud. Le grand projet de corridor sud-nord de transport international (Inde-mer du Nord) retrouve alors toute son acuité. Il comporterait une double composante ferroviaire et navale : bateau de Bombay à Bandar Abbas dans le détroit d’Ormuz, chemin de fer de Bandar Abbas à la Caspienne et pour son contournement, bateau sur la Volga et sur les canaux Volga-Don et Volga-Baltique. Déjà un accord a été signé en 2017 avec l’Iran. L’intérêt de ce projet pour les Russes est d’attirer les flux internationaux   pour faire pendant à la Route de la soie et à celle du canal de Suez. Mais son coût est considérable et les polémiques environnementales nombreuses. Néanmoins il est suffisamment marquant pour que l’auteur se pose la question : si la Volga devient une voie majeure du commerce russe vers l’Asie, ne pourrait-elle être qualifiée de limite entre l’Europe et l’Asie à la place de l’Oural ?

Cet ouvrage est très riche en informations précises (sur toutes les espèces de poisson, par exemple), notamment en données chiffrées. Il est dommage que la cartographie ait la portion congrue : une seule carte, très générale, oblige le lecteur à de longues recherches pour localiser les lieux cités. Le livre s’achève sur cette question fondamentale : la Volga est-elle d’Europe ou d’Asie ?

Notes :

1) Cf la déclaration de Lénine : « Le communisme, c’est le gouvernement des soviets plus l’électrification de tout le pays » dans Notre situation intérieure et extérieure et les tâches du parti, 1920.
2) Les Russes appellent l’ensemble de ces voies d’eau EGS (Système Unifié à Grande profondeur).

 

Michèle Vignaux, février 2024