Russes et ukrainiens, les frères inégaux, du Moyen Age à nos jours

Depuis le 24 février 2022 la guerre en Ukraine a bouleversé l’échiquier géopolitique mondial. L’émotion suscitée par cet événement a été considérable, notamment dans les pays de l’Union européenne, entraînant dans le même temps un besoin de mieux comprendre les relations entre les deux protagonistes principaux (Russes et Ukrainiens).

Après deux cafés géo consacrés à ce sujet au printemps de 2022 (voir Les Cafés Géo « Une guerre russe en Ukraine. Quelques clés pour comprendre » (cafe-geo.net) et Les Cafés Géo «  L’Ukraine : de la Nation à l’Etat » (cafe-geo.net), le besoin s’est fait ressentir d’organiser une nouvelle rencontre ce mardi 15 novembre à l’occasion de la parution en français du livre de l’historien Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, Les frères inégaux du Moyen Age à nos jours (CNRS Editions, 2022). L’auteur a été contraint de décliner notre invitation mais le traducteur de l’ouvrage, le géographe Denis Eckert, directeur de recherche au CNRS, a accepté d’échanger avec le public présent pour montrer le formidable intérêt de ce livre, sans aucun doute l’un des meilleurs sur la question.

Le contexte de publication du livre de Kappeler

Le livre a paru en allemand en 2017, soit peu de temps après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre au Donbass en 2014. L’auteur, éminent historien de la Russie et de l’Ukraine, veut démontrer l’instrumentalisation politique des rapports russo-ukrainiens en proposant non seulement un récit clair de ces rapports mais aussi une réflexion relevant de la critique historique. A propos de celle-ci, D. Eckert insiste sur deux aspects : d’une part, les principaux moments d’élaboration des récits historiques « nationaux » ou « impériaux » ; d’autre part, les usages politiques de cette histoire croisée.

Une question de vocabulaire

A. Kappeler a choisi de filer la métaphore de la fratrie pour qualifier les relations entre Russes et Ukrainiens, selon lui des « frères inégaux ». Pour lui, la métaphore de la famille est une bonne clé de compréhension de ces relations. Russes et Ukrainiens ont été et sont encore, sur bien des points, des proches parents (langues voisines, religion orthodoxe, histoire commune pendant des siècles), longtemps avec des ennemis communs (Polonais catholiques, cavaliers nomades des steppes). Les notions de « grand » et de « petit » frère ne correspondent que superficiellement aux termes de « Grands-Russes » (pour les Russes) et « Petits-Russes » (pour les Ukrainiens) car ces termes eurent longtemps une signification neutre.

Bien comprendre la question nationale en Russie implique de prendre en compte la différence entre les termes « Russie » et « russe ». Le terme « russe » est employé pour désigner la langue et l’individu, il remonte en ligne directe à la Rous’ médiévale. En revanche, le mot « Russie », apparu au XVIe siècle seulement, fut adopté pour désigner officiellement l’Empire de Russie à partir du XVIIIe siècle. Ainsi, le terme « Russie » et surtout son dérivé « russien » (rare en français) servaient à désigner les habitants vivant sur le territoire de la Russie (Russes « ethniques » et non-Russes). Cette distinction est toujours valable dans la Fédération de Russie actuelle. A. Kappeler écrit que « dans les faits, les deux notions se mélangèrent, tout comme se superposèrent les projets de nation impériale et de nation ethnique » (p. 34). En revanche, pour les Ukrainiens, qui n’eurent pas d’Etat à eux pendant très longtemps, c’est « l’existence du peuple, du groupe ethnique », qui fut « le principal point d’ancrage de l’identité nationale » (p. 34).

Un même mythe fondateur pour les deux nations

La Rous’ de Kiev est un Etat regroupant des principautés, créé au IXe siècle, qui connut son apogée au XIe siècle. Elle a été et reste le mythe fondateur des deux nations russe et ukrainienne, mais aussi des deux Etats (russe et ukrainien) et des deux orthodoxies (russe et ukrainienne). La querelle autour de la définition nationale de cette confédération oppose autant les historiens qu’elle agite les médias et le monde politique.

C’est à partir du XIXe siècle que l’historiographie russe attribua définitivement à la « Russie » la qualité de premier Etat russe, en évoquant notamment la séparation de la fratrie avec la chute de la Rous’ de Kiev. Cette prétention russe fut, et continue à être, contestée en Ukraine, les Ukrainiens établissant de leur côté une continuité entre le royaume de Kyiv (Kiev en ukrainien) et le Hetmanat des Cosaques ukrainiens, formation étatique des XVIIe et XVIIIe siècles.

La séparation de la fratrie aux XIVe-XVIIIe siècles

Avant même la conquête mongole au XIIIe siècle des principautés de la Rous’, ces dernières s’étaient développées de manière de plus en plus autonome dès le XIIe siècle. Si les Mongols conquièrent au XIIIe siècle toutes les principautés de la Rous’, ils n’exercèrent une suzeraineté durable que sur les principautés du nord et de l’est de la Rous’, pendant deux siècles, alors qu’à l’ouest et au sud-ouest, les principautés (territoire de l’actuelle Ukraine) passèrent dès le milieu du XIVe siècle sous l’autorité du royaume de Pologne-Lituanie.

Cette séparation « renforça la différenciation ethnique et créa les bases sur lesquelles allaient se former les nations russe et ukrainienne » (A. Kappeler, p. 49). Avec son incorporation au Royaume de Pologne-Lituanie, l’Ukraine s’ouvrit à l’Occident (mélange ethnique des populations urbaines, enseignement influencé par la Réforme et l’humanisme, création de l’Eglise uniate ou gréco-catholique…). De leur côté, au nord-est, les princes de Moscou s’occupèrent à consolider leur position dominante : Ivan IV dit le Terrible devient tsar en 1547.

Ainsi les Russes et les Ukrainiens ont emprunté des voies différentes entre le XIVe et le XVIIe siècle. Les mémoires russe et ukrainienne relatives à cette période ont en commun le soutien à l’orthodoxie mais elles divergent à propos de l’autorité politique (autorité tsariste du côté russe, idéaux libertaires des Cosaques ou de la république nobiliaire polonaise du côté ukrainien).

Le rapprochement de l’Ukraine avec la Russie

Après la séparation, le rapprochement entre Russes et Ukrainiens, un rapprochement progressif à partir de la fin du XVIe siècle. A l’origine, une initiative ukrainienne en direction du seul Etat orthodoxe indépendant (la Russie tsariste) afin d’échapper à la pression du catholicisme et de l’Etat polonais. L’apparition d’une entité politique autonome en Ukraine au XVIIe siècle (l’Hetmanat cosaque) facilite la demande d’aide à la Russie.

Depuis l’accord de Péréïaslav (1654), l’histoire de l’Ukraine est étroitement associée à celle de la Russie mais cet acte reste encore aujourd’hui l’objet de disputes historiographiques et d’interprétations politiques contradictoires.

Rappel : en 1954, on fêta en grande pompe le troisième centenaire de la « réunification de l’Ukraine avec la Russie » (la Crimée est intégrée à l’Ukraine).

Deux nations tardives

Si cela semble une évidence pour la nation ukrainienne, cela ne l’est pas pour la nation russe alors que la Russie s’appuie sur une tradition étatique continue depuis le Moyen Age.  Mais en Russie le caractère multiethnique de l’Etat et l’extrême polarisation sociale furent autant d’obstacles à la formation d’une nation « ethnique ».

Le fait que Russie et Ukraine soient des nations jeunes à la recherche de leur identité a des conséquences sur leur évolution interne comme sur leurs relations réciproques.

Une relation asymétrique des Russes et Ukrainiens au XIXe siècle et au début du XXe siècle

Le mouvement national ukrainien s’insère dans le contexte du mouvement des nationalités européen. Les intellectuels mettent au point une langue ukrainienne mais en fait naviguent entre russe et ukrainien. En réalité, la culture ukrainienne fut au XIXe siècle marginalisée et provincialisée. Quant à l’Eglise orthodoxe ukrainienne elle devint de plus en plus dépendante de l’Eglise orthodoxe russe.

La Galicie, sous le contrôle de l’empire austro-hongrois, a une autonomie culturelle (presse, écoles…) beaucoup plus grande que celle des terres appartenant à l’Etat russe. Celui-ci réprime fortement tout mouvement ukrainien autonome.

Russes et Ukrainiens à l’époque soviétique

Pendant la révolution russe amorcée en 1917, plusieurs Etats ukrainiens se succèdent dans un contexte de chaos politique. La Russie soviétique reconnaît en mars 1918 l’indépendance de l’Ukraine. La terrible guerre civile qui dure deux ans affecte largement l’Ukraine. Pour A. Kappeler, les années 1917-1921 sont caractérisées par « la persistance de l’attitude d’un « grand frère » incapable d’accepter l’émancipation de son cadet » (p. 176).

La politique des nationalités des années 1920 se distingue nettement de celle des tsars avec l’objectif de faire converger les niveaux de développement économique et socio-culturel entre Russes et non-Russes pour éliminer les antagonismes nationaux. Mais la politique d’ukraïnisation reste en partie superficielle.

Les nouveaux choix économiques d’industrialisation et de collectivisation forcée concernent tout le territoire soviétique mais la résistance des paysans ukrainiens fut plus vive que dans le reste de l’URSS. La famine ukrainienne de 1932-1933 est associée au terme ukrainien Holodomor (catastrophe de la famine), elle est définie officiellement depuis un vote du Parlement ukrainien en 2006 comme un génocide.

La lutte victorieuse contre l’Allemagne nazie (1941-1945) est appelée en URSS la « Grande Guerre Patriotique ».  L’immense majorité des soldats ukrainiens a combattu dans l’Armée rouge. Pourtant malgré l’engagement partagé des Russes et des Ukrainiens dans la guerre, la Seconde Guerre mondiale est encore aujourd’hui un objet de controverses mémorielles entre Russie et Ukraine (débats enflammés sur la collaboration des Ukrainiens avec l’Allemagne nazie). Même à l’intérieur de l’Ukraine, l’appréciation portée sur la guerre est très variable (la population d’Ukraine occidentale avait été incorporée de force dans l’URSS).

Avec les annexions de 1939-1940 puis celles de 1945, pour la première fois dans l’histoire, pratiquement toutes les populations ukrainiennes étaient intégrées à un Etat et à un seul, l’Ukraine soviétique.

Le démembrement de l’URSS et l’Ukraine indépendante

Après la disparition de l’URSS, « la majorité de Russes se refusa à reconnaître l’Ukraine comme une nation indépendante » (A. Kappeler, p.237). « A l’étranger, les Occidentaux firent assez largement leur cette vision des choses » (p. 237). Les Ukrainiens eux-mêmes, dans leur majorité, furent surpris par leur accession à leur indépendance. Ainsi le discours sur « les peuples frères » bénéficiait d’un fort soutien en Russie comme en Ukraine. Si les deux peuples slaves étaient dans ces dispositions de proximité, les deux Etats russe et ukrainien avaient des questions sensibles à gérer au mieux : l’appartenance de la Crimée, le partage de la flotte militaire de la mer Noire, l’arsenal nucléaire soviétique, les migrations entre Ukraine et Russie, l’exercice de la construction d’un Etat et d’une nation pour les deux pays, les relations entre les différentes Eglises.

L’année 2004 marqua un tournant dans les relations entre la Russie et l’Ukraine : la réélection de Poutine, l’élargissement de l’OTAN puis de l’UE, la Révolution orange, le choix proeuropéen de l’Ukraine préparèrent l’épreuve de force entre Russie et Ukraine dont l’évolution politique se faisait en sens inverse depuis 1991 : vers la démocratie pour l’Ukraine, vers l’autoritarisme pour la Russie.

Questions de la salle :

1- Peut-on parler de colonisation entreprise par la Russie à l’égard de l’Ukraine ?

Pour D. Eckert le terme de « colonisation » est impropre pour désigner la tutelle russe sur le peuple ukrainien dans l’histoire.

2-Peut-on rapprocher l’éclatement de deux Etats multinationaux comme la Yougoslavie et l’URSS avec dans chaque cas la tentation pour la nation numériquement la plus importante de conserver son influence sur des nations moins nombreuses ?

Il existe en effet de nombreux points communs entre les deux situations historiques.

3-Une question linguistique est posée sur la parenté des trois langues slaves : l’ukrainien, le russe, le biélorusse.

Une phonétique différente mais des structures grammaticales communes. En Ukraine, dans de nombreuses familles, l’on passe du russe à l’ukrainien et vice versa, très souvent et cela dès le plus jeune âge.

Carte des frontières de l’Ukraine conçue et réalisée par Denis Eckert, publiée dans la revue l’espace politique 33 | 2017-3

(https://journals.openedition.org/espacepolitique/docannexe/image/4411/img-2.png)

Compte rendu rédigé par Daniel Oster, décembre 2022