Il faut changer d’échelle pour modifier son regard ou, plutôt, multiplier les échelles d’observation pour épuiser la connaissance et la compréhension d’un lieu. Un beau texte de Michel de Certeau rappelle la nécessité de descendre du gratte-ciel pour se mêler à la foule, d’abandonner la vision zénithale, la position d’Icare, pour se mêler aux promeneurs et (re)découvrir la ville à hauteur d’homme, avec ses micro-événements, ses petites bousculades. C’est à ce genre d’exercice de va-et-vient entre points de vue et entre échelles que nous convie Bird People, par une suite d’artifices permettant d’épuiser un lieu aux ramifications spatiales infinies, ce connecteur mondial qu’est l’aéroport de Roissy.
Multiplier les points de vue, c’est confronter celui de Gary, entrepreneur en pleine crise de la quarantaine – à quoi bon la start-up, à quoi bon la famille et la grande maison en Californie –, et celui d’Audrey, qui paye des études, dont on devine qu’elle les a plus ou moins abandonnées, en nettoyant les chambres du Hilton. Le premier saute d’avion en avion, d’aéroport en aéroport, d’une chambre de Hilton à une autre, toutes identiques – le lit, le minibar, la fleur près de la fenêtre. La seconde passe dix heures par semaine dans les transports pour rallier l’aéroport depuis Paris. L’un et l’autre ne peuvent se rencontrer autrement que par un improbable concours de circonstances, puisque chacun parcourt des espaces radicalement disjoints en dépit de leur convergence vers le même point – la chambre du premier et les couloirs qui y mènent. Lui rejoint l’hôtel à bord de la navette affrétée pour les clients, mange au restaurant de l’hôtel ; elle vit dans les coulisses : l’entrée du personnel, les vestiaires, l’escalier de service, lieux que le client ne voit jamais, dont il peut tout à fait se permettre d’ignorer l’existence. Pascale Ferran montre ainsi comment une même configuration spatiale génère des spatialités diverses et largement indépendantes, selon le statut de ceux qui le pratiquent et participent à en faire un lieu, des lieux.
Il y a la mise en scène de la mondialisation triomphante dans le hall et les chambres du Hilton, avec vue sur les pistes, et il y a, à proprement parler, l’envers du décor, celui des pauses cigarettes près des poubelles, des femmes de chambre alignant mécaniquement les heures de ménage et plus ou moins contraintes d’accepter les heures supplémentaires quand une collègue manque à l’appel, des clients qui ne décrochent pas un bonjour… Cet envers du décor déborde le périmètre de l’hôtel et, là encore, il faut changer d’échelle pour le parcourir et en saisir les ramifications – prendre de la hauteur, littéralement, grâce à une envolée qu’on ne détaillera pas pour ne pas déflorer le film. D’abord, vivre le trajet en RER entre Roissy et la Gare du Nord – magistrale première scène – et ses pannes intempestives, voir Audrey rentrer tard et faire ses courses à la supérette encore ouverte. Ensuite, suivre le concierge, Simon, qui raconte à ses collègues qu’il vit chez un ami mais qui fait quelques kilomètres chaque nuit, parmi la toile des bretelles d’autoroute cernant l’aéroport, pour aller dormir quelques heures dans sa voiture. Bref, il faut s’élever pour quitter la vision enchantée de l’immédiateté des apparences, pour toucher du doigt les galères quotidiennes de ces armées de travailleurs qui font que tourne la boutique.
Il y a les merveilles de l’ubiquité, qui permettent à Gary de rompre avec sa femme par Skype – un autre moment mémorable du film – ou de se rêver à l’aéroport de Dubaï via Google Earth, et il y a les réalités quotidiennes des petites mains de la mondialisation, clairement du côté de la pendularité subie et pas de la mobilité choisie. Le dire, le montrer, nous le faire sentir, ce n’est pas céder à un discours primaire anti-mondialisation, c’est se donner les moyens de penser le phénomène autrement que dans la célébration béate ou dans la condamnation épidermique.
Compte rendu : Manouk Borzakian (EPFL, Lausanne)