La salle du premier étage du Café de Flore est bien remplie en ce mardi 27 février 2024 pour accueillir l’historien Amaury Lorin. Celui-ci s’est spécialement déplacé depuis Dunkerque pour ce café géo consacré à la situation géopolitique de la Birmanie, sujet trop peu abordé en France alors qu’il représente un enjeu important du monde d’aujourd’hui. Amaury Lorin a récemment écrit un livre, Variations birmanes (Samsa éditions, Bruxelles, 2022, sélection Prix Pierre Loti 2023), où il donne quelques clés de compréhension de cette situation qu’il va évoquer.

Amaury Lorin (à droite) et Michèle Vignaux (à gauche)

Il se félicite de faire mieux connaître la Birmanie, petit pays asiatique mal connu en France, alors même qu’elle est déchirée par une guerre civile depuis le coup d’état de février 2021 de la junte militaire qui a renversé le gouvernement élu d’Aung San Suu Kyi. La résistance de la population birmane de mieux en mieux organisée entraîne de nombreuses pertes humaines et d’importants déplacements de population (sans doute un million de personnes). Amaury Lorin propose de réfléchir à une question essentielle : où va la Birmanie ? Pour cela, en évitant tout déterminisme, il se demande dans un premier temps d’où vient la Birmanie. Il souhaite donc commencer par une rapide présentation géographique puis historique de la Birmanie, dont le nom officiel est devenu le Myanmar depuis 1989.

Sur la première carte projetée, apparaît nettement l’opposition entre la plaine centrale irriguée par l’Irrawaddy et ses affluents, et les marges, essentiellement montagneuses et peuplées de différentes minorités ethniques.

Carte reproduite avec l’aimable autorisation d’Amaury Lorin :
« Birmanie (Myanmar) : une ouverture incertaine », Questions internationales
(La Documentation française), n° 77, janvier-février 2016 p. 102-110

La plaine centrale représente le centre historique et culturel du pays où vit l’ethnie majoritaire bamar (69% de la population birmane au dernier recensement de 2014). Le fleuve Irrawaddy est non seulement l’artère principale du pays mais aussi le centre du territoire incarnant l’identité birmane avec l’ancienne capitale Mandalay et l’actuelle capitale Naypyidaw. Pour évoquer la « birmanité » on utilise parfois la formule des « 3 b » (birman, bamar, bouddhiste) associant la nation, la majorité et la religion.

Aux marges du pays se trouvent les 135 minorités ethniques officiellement recensées qui vivent dans sept États périphériques. Ces minorités ethniques forment 25% de la population nationale. Cette disposition marginale des montagnes et des forêts a protégé la Birmanie des invasions au cours de l’histoire, mais en même temps elle a favorisé un repli du pays sur lui-même et a donc longtemps entretenu le fantasme d’une Birmanie hermétique. D’autre part, des conflits interethniques persistants continuent de se déployer dans cette ceinture montagneuse.

Plus de 50 millions d’habitants peuplent la Birmanie dont la superficie est plus vaste que celle de la France et du Benelux réunis. Une mosaïque ethnique caractérise cette population alors que 90% des habitants se revendiquent du bouddhisme (theravāda). Rappelons que 124 ans de colonisation britannique ont pris fin en 1948 avec l’indépendance birmane. Mais celle-ci n’a pas entravé la domination de l’ethnie majoritaire aux dépens des minorités ethniques, ainsi la langue bamar a été érigée comme la norme birmane. La règle de la supériorité bamar s’est comme enkystée dans la vie quotidienne des Birmans. Cette oppression commune à l’encontre des ethnies minoritaires a eu pour effet de liguer celles-ci face à la majorité bamar.

Un fait majeur à souligner : la géographie physique de la Birmanie a sans doute joué un rôle essentiel dans la protection et l’isolement du pays par rapport à l’extérieur. À une autre échelle (celle de l’Asie du Sud-Est), ajoutons l’importance de la position de carrefour de la Birmanie, entre le monde indien et le monde chinois, entre deux géants démographiques « prédateurs ». Une situation géopolitique très particulière pour le moins inconfortable. Au même titre que le Tibet et le Pakistan, la Birmanie est un enjeu de la rivalité sino-indienne. Pour la Chine, la Birmanie appartient à sa périphérie méridionale, en rapport avec sa stratégie des deux océans (océan Pacifique et océan Indien). Soit un nouveau « grand jeu » autour de l’océan Indien entre les deux grandes puissances asiatiques. La Birmanie ne peut pas trop compter sur l’ONU, ni sur l’ASEAN (pays membre depuis 1997), la sous-région des pays du Mékong ou le Japon pour sortir de l’étau sino-indien.

Après la présentation géographique de la Birmanie, Amaury Lorin aborde l’histoire du pays en insistant sur la succession ininterrompue des rois despotes pendant les huit siècles qui ont précédé la colonisation britannique du XIXe siècle. Celle-ci a été réalisée à la suite de trois guerres anglo-birmanes entre 1824 et 1885. Le dernier roi birman a été déposé en 1885 et la Birmanie a été dès lors rattachée au Raj britannique pour rejoindre l’Inde. 124 ans de colonisation britannique (1824-1948) ont été ressentis comme une expérience traumatisante par les Birmans. Les institutions coloniales ont remplacé brutalement la monarchie et les institutions traditionnelles, la modernité occidentale a été plaquée en faisant fi des héritages ancestraux birmans. Le rattachement au Raj a aussi engendré des tensions avec les Indiens, ce qui a laissé des traces.

À la suite d’un coup d’État en 1962 (soit quatorze ans après l’indépendance), une junte militaire installe une dictature féroce jusqu’en 2011. Pendant toutes ces décennies, la Birmanie est coupée du monde extérieur, l’armée birmane se présentant comme l’unique pilier unificateur, la seule garante de la cohésion nationale. En 2011, de façon inattendue, le pouvoir est transféré à un gouvernement « quasi-civil » ; commence alors une ouverture incertaine qui est interprétée comme une « transition démocratique ». Les premières élections générales libres de 2015 profitent à la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix en 1991.

Les élections de 2020 amplifient le succès du parti du prix Nobel de la Paix 1991, mais un coup d’État militaire met fin à cette transition le 1er février 2021. Depuis cette date, le mouvement de désobéissance civile a vite laissé place à une guerre civile qui prend de l’ampleur aujourd’hui.

Sur le plan historique, l’intervenant souhaite insister sur deux points : la collusion entre l’armée et l’État depuis l’indépendance ; l’importance du clergé bouddhiste ; soit deux piliers qui ont noyauté toutes les institutions sociales.

Une troisième partie de l’exposé préliminaire exploite le livre d’A. Lorin, Variations birmanes, recueil de quatorze chapitres-tableaux résultant d’enquêtes sur le terrain et de recherches historiques de son auteur. Ces petits reportages réalisés dans différentes régions de Birmanie présentent une exploration personnelle de la réalité birmane que la projection de photos permet d’approcher. Les relations avec l’Occident et avec l’Inde sont notamment évoquées, les problématiques religieuses ne sont pas négligées, ni les ressources minières et forestières, ni les aspects ethnologiques, etc. L’intérêt des questions abordées mérite incontestablement une lecture de l’ouvrage.

Le déroulé des thèmes étudiés dans ces Variations birmanes se termine par la crise des Rohingya qui éclate dramatiquement en 2017 aux yeux du monde entier. Et A. Lorin de réfuter le simplisme de nombreuses analyses insistant sur l’antagonisme religieux entre musulmans et bouddhistes. L’origine foncière de la crise est en réalité déterminante avec l’arrivée de paysans venus d’Inde pour travailler dans les terres rizicoles de l’Arakan au temps de la colonisation britannique. L’antagonisme religieux entre bouddhistes et musulmans (4% seulement de la population birmane) n’est pas au cœur de la crise des Rohingya.

L’intervenant achève sa présentation par l’évocation rapide de certains aspects fondamentaux, notamment géopolitiques. La Birmanie est un espace-clé pour la Chine qui s’y approvisionne en ressources minières et énergétiques et qui y projette ses intérêts stratégiques pour le contrôle de la grande route commerciale de l’océan Indien. La construction d’un oléoduc et d’un gazoduc reliant la Birmanie et la Chine illustre clairement ces intérêts tout comme la construction d’un port en eaux profondes par les Chinois dans le contexte des « nouvelles routes de la soie » et la stratégie chinoise du « collier de perles ». Un des avantages de la Birmanie pour la Chine est de « court-circuiter » le détroit de Malacca. De son côté, l’Inde voit la Birmanie comme un voisin fragile, particulièrement vulnérable face à la poussée stratégique de la Chine vers l’océan Indien.

Carte reproduite avec l’aimable autorisation d’Amaury Lorin :
« Birmanie : désastre humanitaire, déstabilisation régionale », Questions internationales
(La Documentation française), n° 93, septembre-octobre 2018, p. 113-119

Quant à la crise birmane actuelle à la suite du coup d’État militaire de février 2021, A. Lorin pose la question, sans réponse pour l’instant, des liens entre la crise des Rohingya et le coup d’Etat. Et de revenir une nouvelle fois sur le rôle de la colonisation britannique sur l’exacerbation des tensions ethniques. Et d’évoquer aussi la conférence de Panglong (1947) que le général Aung San, alors président du gouvernement intérimaire birman, avait organisé pour tenter de trouver un accord entre les différents groupes ethniques dans la nouvelle Birmanie indépendante. Un peu avant le putsch de 2021, Aung San Suu Kyi, fille du général Aung San, assassiné en 1947, avait tenté de ranimer « l’esprit de Panglong » pour la « paix ethnique ».

La présentation se conclut par l’évocation rapide de certains aspects fondamentaux, notamment géopolitiques. La Birmanie est un espace-clé pour la Chine qui s’y approvisionne en ressources minières et énergétiques et qui y projette ses intérêts stratégiques pour le contrôle de la grande route commerciale de l’océan Indien. La construction d’un oléoduc et d’un gazoduc reliant la Birmanie et la Chine illustre clairement ces intérêts, tout comme la construction d’un port en eaux profondes par les Chinois dans le contexte des « nouvelles routes de la soie » et la stratégie chinoise du « colliers de perles ». Un des avantages de la Birmanie pour la Chine est de « court-circuiter » le détroit de Malacca. De son côté, l’Inde voit la Birmanie comme un voisin fragile, particulièrement vulnérable face à la poussée stratégique de la Chine vers l’océan Indien.

Questions de la salle :

Trois questions sont posées en ouverture des échanges entre l’intervenant et le public :

  1. Peut-on comparer l’action de l’armée birmane, issue de l’armée qui a combattu pour l’indépendance, et l’armée de libération nationale en Algérie ?
  2. L’action de la monarchie birmane pendant les huit siècles ayant précédé la colonisation britannique du XIXe siècle est-elle comparable à l’action de la monarchie française pendant de nombreux siècles en matière d’intégration progressive des différents peuples et régions du territoire devenu français aujourd’hui ?
  3. Peut-on mesurer le poids respectif de l’armée et de la religion (bouddhiste) dans la Birmanie actuelle ?

Dans ses réponses A. Lorin a préféré développer certains points comme la comparaison entre les colonisations européennes en Asie orientale, les relations de l’armée birmane avec ses voisins (Chine et Inde), les dessous de la crise actuelle…

Intervention de Tin Tin Htar Myint, présidente de l’association La communauté birmane de France :

Cette intervention répond à une triple question posée sur la situation personnelle de cette personne en France, sur la diaspora birmane en France, sur l’analyse et les perspectives de la crise actuelle de la Birmanie. Elle a constitué un temps fort de ce café géo consacré à la Birmanie.

Venue en France pour achever ses études grâce à une bourse de l’Alliance française, cette Birmane vit dans notre pays depuis ce moment. Elle estime la communauté birmane de France à un millier de personnes dont 200 environ vivent à Paris. C’est le coup d’État militaire de 2021 qui l’incite à devenir une activiste désireuse de participer à l’action politique pour la défaite de la junte militaire. Elle décrit l’évolution de la résistance du peuple birman qui a commencé par des manifestations pacifiques pour se transformer en résistance militaire, notamment dans certaines régions peuplées de minorités ethniques. C’est aujourd’hui une guerre civile entre l’armée dirigée par la junte militaire et les groupes armés de la résistance. Un gouvernement d’unité nationale en exil tente de coordonner l’action politique et militaire de cette résistance qui profite des livraisons d’armes de la Chine (double jeu de ce pays qui aide aussi la junte) et des défections de l’armée birmane. Le parallèle est fait avec la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. L’intervenante birmane croit dans la défaite des militaires et dans l’instauration future d’un régime fédéral où la notion de citoyenneté sera prédominante au-delà de la diversité ethnique et religieuse.

Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Amaury Lorin, mars 2024

Pour aller plus loin :

Amaury Lorin, Variations birmanes, Bruxelles, Samsa, 2022, sélection Prix Pierre Loti 2023. – https://www.samsa.be/livre/variations-birmanes

― « La crise des Rohingyas en Birmanie (depuis 2017) : un risque de déséquilibre pour l’océan Indien ? », Carnets de recherches de l’océan Indien, n° 7, 2021, p. 139-148. – https://hal.univ-reunion.fr/hal-03603617v1/document

― « La Birmanie et le drame des Rohingyas », www.vie-publique.fr, 2020.  – https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271377-la-birmanie-et-le-drame-des-rohingyas

― « Birmanie : désastre humanitaire, déstabilisation régionale », Questions internationales (La Documentation française), n° 93, septembre-octobre 2018, p. 113-119. – https://www.vie-publique.fr/catalogue/22681-la-chine-au-coeur-de-la-nouvelle-asie

― « Birmanie (Myanmar) : une ouverture incertaine », Questions internationales (La Documentation française), n° 77, janvier-février 2016, p. 102-110. – https://www.vie-publique.fr/catalogue/22658-iran-le-retour