Représenter Paris

Cher(e)s ami(e)s des Cafés géo, après le panorama de Rouen (décembre 2015), je vous présente aujourd’hui celui de Paris !

Utagawa Yoshitora, Paris, 1862 (cliché Denis Wolff)

Certains d’entre vous pensent que je fais une erreur, que je me suis trompé en manipulant mon ordinateur… Eh bien, non ! J’ai vu et photographié cette estampe pendant l’été 2018 à Paris, au Musée Guimet (consacré aux arts asiatiques), lors de la superbe exposition intitulée Le monde vu d’Asie-Au fil des cartes.

(suite…)

Un viaduc inutile (aérotrain) ? Libres propos après la parution du livre de Philippe Vasset, « Une vie en l’air »

Le voyageur qui quitte Paris en train par la gare d’Austerlitz ou qui emprunte la Nationale 20 traverse la banlieue jusqu’à Etampes puis s’élève doucement sur le plateau de Beauce. Quelques dizaines de minutes plus tard, il ne peut manquer de remarquer un viaduc qui trouble la monotonie du paysage beauceron ; situé sur sa gauche, peu avant Orléans, il longe ces axes de communications. Précisons tout de suite que l’automobiliste pressé ne verra pas grand chose depuis l’autoroute A10 légèrement en remblai, sans parler des voyageurs prenant le TGV depuis Montparnasse qui, eux, passeront très loin de cet ouvrage. Quelle peut être l’utilité de ce viaduc, d’environ sept mètres de haut et de dix-huit kilomètres de long, qui démarre en pleine Beauce, flirte avec la forêt, pour finir en banlieue orléanaise ?

Viaduc de l’aérotrain dans la Beauce (Source : Wikipedia pour les deux clichés)

Gare de Cercottes. Vue prise en direction d’Orléans. Viaduc visible à gauche des voies

 

Il s’agit d’un viaduc pour l’aérotrain. L’aérotrain est une invention de l’ingénieur Jean Bertin (1917-1975) qui conçoit dans les années 1960 un wagon se déplaçant par sustentation sur un coussin d’air, guidé par une voie en forme de T inversé. Les frottements étant limités, l’aérotrain peut se mouvoir très rapidement (il bat ainsi le record du monde de vitesse sur rail à 430 km/h en 1974). Une voie d’essai de 6,7 kilomètres est construite en 1965 dans l’Essonne, entre Gometz-la-Ville et Limours, sur la plate-forme de l’ancienne ligne de Chartres (c’est aujourd’hui une coulée verte).

(suite…)

Les géographes sont désormais plus enclins à participer aux débats citoyens

Il existe des gilets de différentes couleurs ! Les « gilets verts » veulent conjuguer justice sociale et urgence écologique (https://www.herault-tribune.com/). Un exemple de débat citoyen où les géographes ont leur mot à dire.

Bien sûr, il y a eu des géographes qui, par le passé, n’ont pas hésité à sortir de leurs universités pour prendre parti sur les grands problèmes politiques ou sociaux de leur temps. Mais constatons que l’époque actuelle est bien plus propice à la participation des géographes aux grands débats citoyens qui portent sur les questions politiques, les mouvements sociaux, la mondialisation, le développement durable, les fractures territoriales…

Nous y voyons plusieurs raisons. Tout d’abord, la discipline a effectué sa mue en adoptant les habits complexes d’une science sociale vivante, en perpétuelle évolution, sans pour autant abandonner son regard particulier sur le monde qui nous entoure. Il est vrai qu’elle a été aiguillonnée par le dynamisme d’autres sciences sociales telles que la sociologie, l’histoire, l’économie, et bien d’autres encore, pour rendre compte des faits sociaux à partir de leur dimension spatiale, ce qui constitue son ADN ou plutôt sa « marque de fabrique ».

Une autre raison tient à la multiplication des lieux d’expression et de confrontation des idées où les géographes, à l’instar d’autres intellectuels, peuvent utiliser leurs compétences pour éclairer à leur manière tel sujet d’actualité ou telle grande question « sociétale ». Les émissions d’information/débat à la radio et à la télévision, les chaînes d’information en continu, la multiplication des tribunes dans la presse écrite, l’essor formidable des blogs et des diverses ressources électroniques, tout cela donne une idée de l’énorme potentiel de réflexion mis à la disposition des citoyens, pour le meilleur et… le pire !

(suite…)

Pérou : Le droit des femmes autochtones face au modèle extractiviste

Un débat à l’IRIS coorganisé par Terre des Hommes France et le Secours Catholique.

40 % des 32 millions de Péruviens sont d’origine autochtone. 40% de la superficie du pays est répartie en concessions minières, pétrolières, gazières et forestières implantées sur les territoires des communautés autochtones et paysannes. Dans un contexte de flexibilisation des normes environnementales, de criminalisation de la prestation sociale et d’atteinte aux droits des populations autochtones, quelle est la situation du droit des femmes ? Telle est la problématique proposée en débat, ce jeudi 29 novembre 2018.

Ce débat fut l’occasion d’étendre la réflexion à l’ensemble de l’Amérique Latine. Il fut animé par Raphaël Colliaux et Paul Codjia, doctorants en sociologie et anthropologie et eut lieu en présence de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, de Rocio Silva Santisteban, militante péruvienne, professeur d’université et consultante en droits humains et de Maria Luzmila Berinco Chuinda, dirigeante du peuple amazonien Awajun et présidente du Conseil des femmes Awajun et Wampis.

Un état des lieux est d’abord dressé par Christophe Ventura :

L’extractivisme, modèle de développement de l’Amérique latine.

Dans toute l’Amérique Latine on constate des conflits violents entre autochtones, autorités publiques et Firmes Multinationales.

L’extractivisme est le modèle de développement de l’Amérique Latine depuis l’arrivée des conquérants espagnols ou portugais, au XVIe siècle. Ce modèle lui permet une insertion dans le système économique mondial. Il est basé sur l’extraction et l’exportation de matières premières.

Ce terme « extractivisme » est d’origine brésilienne. Il a été d’abord utilisé au sujet de l’exploitation de la forêt amazonienne, la selva. Le mot est de plus en plus utilisé dans la littérature stratégique et internationale. On parle maintenant de « néo-extractivisme ». Ce terme est révélateur de l’évolution de ce sujet dans cette période de bouleversement politique qu’est le début du XXIe siècle.

(suite…)

« Gilets jaunes » (suite) : les sciences sociales pour y voir plus clair

17 novembre 2018, Dozulé (Calvados). Des « gilets jaunes » manifestant à un péage de l’autoroute A13. (© Charly Triballeau/AFP)

« Gilets jaunes », acte IV, 8 décembre 2018. Le mouvement dure déjà depuis plusieurs semaines et personne n’est aujourd’hui en mesure de prédire sa fin précise. Une nette majorité de Français estiment « comprendre » ce mouvement hors norme mais cherchent-ils pour autant à réfléchir aux diverses composantes qui s’agrègent pour constituer un phénomène complexe dont la prise en compte est loin d’être aussi évidente que beaucoup le proclament ?

Fracture territoriale, fracture numérique, mondialisation néolibérale et recomposition économique, creusement des inégalités sociales, essor de la précarité et craintes d’un déclassement, transition énergétique et fiscalité écologique, usure du « système » démocratique traditionnel, pouvoirs respectifs des Etats et des multinationales, boucs émissaires (Europe et migrants entre autres) désignés par la vague populiste… La liste des facettes du mouvement des « gilets jaunes » est en réalité celle des ingrédients de notre modernité qui attisent notre inquiétude et parfois notre désarroi. Si nous voulons rester des citoyens lucides et respectueux de nos semblables, il nous faut réellement « comprendre », du moins tenter de le faire, pour aider notre démocratie et notre société à faire les bons choix en toute connaissance de cause. Les sciences sociales (sociologie, géographie, histoire, sciences politiques, sciences économiques et même psychologie) sont là pour guider notre réflexion et nos comportements.

(suite…)

Choses vues boulevard Saint-Germain, à Paris, samedi 1er décembre 2018, 14 h

Paris, Boulevard Saint-Germain, samedi 1er décembre 2018 (Cliché Michel Giraud)

Ils arrivent ! Le temps de tourner la tête, ils sont là, peut-être une trentaine, à tout casser. Non pas qu’ils cassent tout d’ailleurs, ces gilets jaunes : ils déplacent et renversent une roulotte de chantier. Un restaurateur tente bien de s’interposer, mais il est vite repoussé : « vous êtes pour le gouvernement ! », lui lance une jeune femme bien remontée. En quelques instants, le boulevard Saint-Germain est barré, dans une atmosphère de relative tranquillité. Nous sommes loin, très loin de l’avenue des Champs-Élysées, où le ministère de l’Intérieur comptait bien parquer la « peste brune »i. Loin, très loin de la police, des CRS, des grenades lacrymogènes. Égarés rive gauche, entre la montagne Sainte-Geneviève et Jussieu, ces « Gaulois réfractaires au changement »ii progressent sans slogan ni banderole, mais avec tout l’équipement réglementaire du « séditieux »iii de base : masque de plongée, masque anti-pollution, lampe frontale, sac à dos bien lesté, drapeau français. Sans même un regard vers les immeubles haussmanniens, ils s’en vont du côté du jardin des Plantes. Le restaurateur aidé de quelques riverains s’emploie déjà à remettre la baraque sur ses roues et sur le bas-côté. Et le trafic automobile reprend, à peine interrompu. Mais lundi, quel chantier découvriront les ouvriers à l’intérieur de la roulotte ?

Michel Giraud, 4 décembre 2018

i – Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, le 25 novembre 2018, lors de l’émission le Grand Jury RTL, le Figaro, LCI : « Ce ne sont pas les ‘gilets jaunes’ qui ont manifesté, c’est la peste brune. Ce n’est pas parce que vous mettez un ‘gilet jaune’ que vous ne portez pas une chemise brune en dessous« .
ii – Emmanuel Macron, président de la République française, le 29 août 2018.
iii – Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, le 24 novembre 2018.

Guillaume Lejean, voyageur, géographe et dessinateur

Le dessin du géographe n°75

Guillaume Lejean (1824-1871) nous est présenté ici par Marie-Thérèse Lorain, qui a beaucoup contribué à sortir Lejean de l’oubli grâce à trois livres : « Guillaume Lejean, voyageur et géographe (1824-1871)» Les Perséides 2006, « Guillaume Lejean. Voyages dans les Balkans (1857-1870) » présenté par Marie-Thérèse Lorain et Bernard Lory. Ed. Non Lieu 2011 et « Guillaume Lejean. Voyage dans la Babylonie, le Pendjab et le Cachemire» présenté par M. Th Lorain. Perséides 2014.

Image 1 Le Daverout (Abyssinie)

La vision de Lejean par Marie-Thérèse Lorain.

Ma rencontre avec Guillaume Lejean date des années 1990, grâce à la publication de sa correspondance avec Michelet puis avec Charles Alexandre, éditée par Jean-Yves Guiomar. Bien qu’il soit largement méconnu, je me suis convaincue du rôle qu’il joue  pour l’histoire de la géographie du XIX° siècle. J’ai donc été amenée à écrire sa biographie, à travers ses publications, une centaine d’articles, et ses archives familiales heureusement conservées.

Le parcours d’un petit paysan des environs de Morlaix, certes muni du baccalauréat mais rien de plus, est remarquable. Son regard sur son temps, sur les régions et pays qu’il a vus est plein d’intérêt. Ce regard n’est pas tout-à-fait celui des académiciens et savants de son temps, tant français qu’allemands, mais ceux-ci, fort heureusement, l’ont encouragé, l’ont lu , écouté, et ont reconnu sa valeur. Replacés dans son époque, les travaux de Lejean sont pleins d’intérêt et ont une réelle valeur significative. Ils ont leur place dans l’histoire de la géographie.

Ses voyages à travers trois continents sont le résultat de 8 missions confiées par les ministères de l’Instruction publique et des Affaires étrangères, sous le Second Empire (Ministères de Hyppolite Fortoul, Gustave Rouland, Victor Duruy). Ces missions se déroulent, en continu, de 1857 à 1870, de l’âge de 33 ans à sa mort, à 47 ans :

  1. Provinces danubiennes. Avril-décembre 1857.
  2. Haute Bulgarie, Monténégro, Herzégovine. A son retour il dresse une carte démographique de la Turquie d’Europe, publiées en 1861. Démographie signifie pour nous ethnographie.
  3. Cinq années en Afrique (Source du Nil, un échec, vice-consulat à Massaouah sur la Mer Rouge, voyages en Abyssinie) 1860-1865.
  4. Mésopotamie, Boukharie, Cachemire. Juillet 1865-Nov 1866.
  5. Quatre Voyages (1867, 1868, 1869, 1870), pour établir une carte de la Turquie d’Europe, en insistant sur le Balkan.

On peut remarquer que 70% des chargés de mission ont reçu une seule mission et 3,3% en ont reçu 5. Avec 8 missions il est donc très bien considéré. Il publie beaucoup à l’issue de ses voyages, soit dans des revues scientifiques, soit dans des revues grand public.

(suite…)

Jeremy GHEZ, Etats-Unis : déclin improbable, rebond impossible

Jeremy GHEZ, Etats-Unis : déclin improbable, rebond impossible, V.A. Editions, 2018

L’élection inattendue de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis en 2016 a donné lieu à toute une littérature interrogeant la nature du « trumpisme » pour mieux comprendre les fractures de l’Amérique et tenter de répondre à la question du déclin ou du rebond de la première puissance de la planète. Dans cette avalanche d’analyses et de témoignages un petit livre réussit le tour de force de nous présenter en une centaine de pages les principales clés, politiques et économiques, nous permettant de saisir les enjeux essentiels d’un tournant majeur de l’histoire des Etats-Unis. Son auteur, Jeremy Ghez, enseigne l’économie et les affaires internationales à HEC et codirige le Centre de Géopolitique de cette école. Tout au long de l’ouvrage, mine de rien, il témoigne d’une connaissance intime des rouages du système politique américain, ce qui nous vaut des anecdotes éclairantes toujours suivies de courtes synthèses qui dévoilent le nouveau visage des Etats-Unis.

Les raisons d’une élection surprise

Les observateurs les plus avisés de la vie politique américaine ont été surpris par la victoire de Donald Trump en 2016 d’autant plus que les médias n’ont cessé de stigmatiser le caractère démagogue, populiste et vulgaire de la campagne du candidat républicain. C’était oublier un peu vite le désarroi d’une partie importante de la population ayant l’impression d’être abandonnée, surtout depuis la crise des subprimes de 2008. Rappelons que la victoire de Trump est largement liée au basculement de trois Etats, traditionnellement démocrates, en faveur du milliardaire new-yorkais : le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, tous situés dans la Rust Belt au Nord-Est des Etats-Unis. Le désarroi de cette population s’explique principalement par des raisons économiques, à savoir les effets de la mondialisation et de l’automatisation des procédés de production. Mais à cela s’ajoute « la peur du déclassement, notamment par rapport aux minorités historiques du pays ». Le cocktail chômage/vote identitaire/rejet de l’establishment a provoqué « la soif de changement, le souhait de bousculer la vie politique américaine » d’une « coalition Trump » séduite par un leader jugé charismatique et surtout pragmatique, prêt à tout pour « redonner » sa grandeur à l’Amérique.

(suite…)

De l’actualité des Sami

La poussée du parti populiste, les Démocrates de Suède, aux dernières élections législatives, la sortie du film Sameblod[1], prix Lux du cinéma du Parlement européen en 2017, le succès des romans policiers d’Olivier Truc[2] dont l’intrigue est fondée sur les relations entre Sami et Suédois de souche……Pourquoi rapprocher ces faits ? Ils ont en commun de nous montrer une image plus trouble de la société suédoise que celle communément véhiculée par le « modèle » scandinave.

Les Suédois ne sont-ils pas les champions des Droits de l’homme, ouverts au multiculturalisme, volontiers moralisateurs à l’encontre des vieilles puissances coloniales britannique et française ?  Certes les Sami ont, en Suède, un niveau de vie que peuvent leur envier les autres peuples de l’Arctique, mais dès le XVIIe siècle leur territoire, au nord de la Scandinavie, est colonisé par les Suédois attirés par des gisements d’argent, ce qui entraîne paiement de l’impôt, évangélisation forcée et peuplement.

Aujourd’hui les Sami sont intégrés dans la vie économique suédoise et seule une minorité pratique encore l’élevage de rennes. Alors que prime le mythe de l’homogénéité suédoise (même si les Sami sont reconnus comme minorité ethnique dans la constitution), il faut soit un regard étranger comme celui d’Olivier Truc, soit la recherche identitaire de jeunes artistes aux origines métissées comme Amanda Kernell et Liselotte Wajsted, pour dévoiler la brutalité qu’ont eue les institutions suédoises à leur égard.

L’épreuve la plus humiliante que subit Elle Marja, l’héroïne du film d’Amanda Kernell, qui incarne sa grand-mère sami, est celle où elle sert d’objet d’étude à des anthropologues suédois dépourvus de toute empathie à son égard. Adolescente dans les années 1930, elle est mesurée et observée comme un animal afin de « vérifier » qu’elle appartient bien, en tant que Sami, à une sous-catégorie de l’espèce humaine. Cette « infériorité génétique » lui est d’ailleurs constamment rappelée par son institutrice suédoise, pourtant séduite par son intelligence.

Les mesures recueillies par les anthropologues constituent les archives de l’Institut d’Etat pour la biologie raciale, créé en 1928 à Uppsala, remplacé, en 1958, par l’Institut d’Etat pour la génétique humaine. L’étude des crânes y occupe une place majeure. « Crânes courts » et « crânes longs » servent à établir un classement entre « Tziganes », « Juifs », « Sami », « criminels », … Cet intérêt pour les crânes n’a pas disparu aujourd’hui. Des crânes sami sont l’objet de l’enquête menée par les deux policiers qui essayent de défendre les intérêts des éleveurs de rennes dans La Montagne rouge d’Olivier Truc[3]. Cette recherche les conduit du musée d’Histoire de Stockholm au musée de l’Homme de Paris. Ils rencontrent aussi un inquiétant antiquaire-collectionneur de crânes dont le passé nazi n’a pas empêché une intégration facile dans la Suède d’après-guerre.

La Montagne rouge évoque une autre particularité de la politique suédoise, les stérilisations forcées, pratiquées dès les années 1930, par peur de la dégénérescence. Il n’y a pas de discours officiel explicitement racial, mais on y évoque des « gens de mauvaise qualité » et, en 1941, les « nomades », les « peuples basanés » sont les catégories les plus touchées. Ultérieurement les stérilisations frappèrent surtout les handicapés mentaux et les « cas sociaux ». Ce n’est qu’en 1997 qu’une commission comprenant médecins, juristes et historiens condamna cette politique eugéniste et proposa d’indemniser les victimes.

Le lien entre politique de stérilisation et Etat-providence, est un sujet de controverse entre historiens. Le modèle social suédois visant à réduire fortement inégalités et risques a été mis en place par le SPD (parti social-démocrate), constamment au pouvoir depuis 1932, sauf à trois reprises. La stérilisation a-t-elle servi d’instrument de discrimination entre ceux qui pouvaient bénéficier des avantages sociaux et les autres ? Est-elle inhérente à l’Etat-providence ?[4]

Mais au sein de la société, quels sont les rapports entre Suédois de souche et Sami ? Sameblod dénonce tout ce que doit affronter une jeune Sami qui refuse le déterminisme de sa naissance pour adopter la culture et le mode de vie suédois, durant l’entre-deux-guerres. En quittant une famille peu affectueuse, pratiquant l’élevage traditionnel des rennes, Elle Marja ne rencontre que des gens pour lesquels elle représente l’altérité même. Ces rencontres peuvent être physiquement violentes, lorsque des jeunes hommes la « marquent à l’oreille » comme on le fait aux jeunes rennes, ou marquées d’une bienveillante condescendance lorsque de jeunes anthropologues la réduisent à l’exotisme de sa culture primitive.

Que faire pour ressembler à une Suédoise ?

D’abord changer son nom sami pour un « Cristina » passe-partout.

Abandonner son lourd vêtement de feutre et ses bottes colorées pour une robe légère et des escarpins noirs.

Se débarrasser de son odeur sami, sujet de moqueries et de dégoût.

Reprendre les stéréotypes véhiculés par les « vrais » Suédois sur ce peuple « voleur, menteur et bruyant ».

Malgré tous ses efforts, Elle Marja est tout de suite ramenée à sa condition indigène dans la ville d’Uppsala où la population est très homogène physiquement et culturellement, ce qui n’est plus le cas dans la Suède contemporaine.

Le film ne montre pas l’itinéraire de la femme adulte qui a réussi totalement son intégration à la société suédoise, au prix d’une rupture voulue avec ses origines mais qui s’avère douloureuse lorsqu’elle doit retrouver sa famille à l’occasion d’un deuil.

Aujourd’hui seule une minorité de Sami pratique l’élevage de rennes, dans des conditions bien différentes de celles de leurs ancêtres. L’hélicoptère sert au regroupement des troupeaux et le déplacement des rennes, équipés d’un collier GPS, est suivi sur les écrans d’ordinateurs. Si les autorités suédoises ne sont pas avares de belles déclarations sur les Sami, elles ne sont guère disposées à s’opposer aux lobbies économiques qui ont des intérêts en Laponie-Säpmi, espace de transhumance pour les éleveurs, et aux mouvements environnementaux qui veulent y installer des éoliennes. En 2013 une manifestation de Sami s’est durement heurtée à la répression policière. Ils voulaient protester contre la compagnie britannique Beowulf et sa filiale suédoise, prêtes à exploiter un gisement de fer au nord du cercle polaire dans une zone de pâturages de rennes.

C’est à ces luttes que s’intéresse Olivier Truc. Dans La Montagne rouge, la justice doit rendre un jugement sur le litige qui oppose forestiers et éleveurs de rennes dans une région au sud de la Laponie, constituée d’une zone boisée riche en lichens. Qui sont les premiers occupants ? Les forestiers prétendent à l’antériorité de leur présence, ce que les policiers de la police des rennes cherchent à dénoncer comme une supercherie.

Les Sami suédois ont obtenu – comme leurs homologues norvégiens et finlandais – la constitution d’un parlement de 31 membres, le Sameting, qui siège à Kiruna et s’est réuni pour la première fois en 1993. En 2002 il reçoit le droit de superviser tout ce qui a trait au patrimoine culturel, mais sa représentativité est faible et il doit appliquer la politique suédoise.

La Suède n’a pas encore – à la différence de la Norvège- ratifié la Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux adoptée en 1989 par l’OIT. Ce traité international prévoit le droit à la terre et aux ressources naturelles ainsi qu’à l’autodétermination pour les populations autochtones[5]. Des appels à la ratification sont lancés régulièrement par les Sami, mais aussi diverses associations suédoises.

Pour mieux comprendre la situation de ceux qui sont le seul peuple aborigène d’Europe, les Cafés géo auront le plaisir d’accueillir Olivier Truc au printemps prochain.

 Michèle Vignaux, novembre 2018

[1] Sameblod d’Amanda Kernell est sorti en France, en novembre 2018, sous le titre Sami, une jeunesse en Laponie.

[2] Olivier Truc, journaliste et écrivain français, habite Stockholm depuis 1994. Il est notamment l’auteur d’une trilogie de romans policiers « ethnologiques » consacrés aux Sami de Laponie. Un quatrième roman de cette série doit paraître au printemps 2019 aux éditions Métailié.

[3] Olivier Truc, La Montagne rouge, Editions Métailié, 2016.

[4] Voir Patrick Zylberman, Eugénique à la scandinave : le débat des historiens, M/S n°10, vol.20, octobre 2004.

[5] Pour approfondir la connaissance sur ce traité, on peut consulter sur Internet Comprendre la Convention n°169 relative aux peuples indigènes et tribaux, publié par le BIT à Genève.

 

Bannir simplismes et caricatures pour comprendre le mouvement des « gilets jaunes »

 

 

Ce petit texte est né de l’exaspération suscitée par les doctes assertions de plusieurs figures médiatiques sur l’état de la société française alors même que bien souvent elles ne font qu’asséner des schémas simplistes, voire caricaturaux. L’autre raison de son écriture, intimement liée à cette exaspération, est de contribuer à la diffusion d’un remarquable article[1] du géographe Aurélien Delpirou démontrant avec grande rigueur qu’en réalité le mouvement des « gilets jaunes » « ne reflète pas une France coupée en deux, mais une multiplicité d’interdépendances territoriales ».

Aurélien Delpirou n’a pas la prétention d’expliquer à chaud tous les enjeux qui se mêlent dans ce mouvement plus complexe qu’il n’y paraît. Il se contente de chausser les lunettes du géographe pour exploiter au mieux les différentes sources d’information à sa disposition (voir les notes de bas de page et la bibliographie des références utilisées). Pour cela il a choisi de répondre à quatre questions qui apparaissent comme autant de pistes explicatives, toutes bâties sur des oppositions binaires, « entre villes et campagnes, entre centres-villes et couronnes périurbaines, entre bobos et classes populaires, entre métropoles privilégiées et territoires oubliés par l’action publique ».

(suite…)

« Page précédentePage suivante »