Le FIG 2021 à Saint-Dié-des-Vosges (photo prise par l’auteur)

En simple géographe, à Saint Dié-des-Vosges je suis allée.
Pour la 32ème édition du FIG (Festival International de Géographie) le soleil fut éclatant et dans le ciel tout bleu, les sommets vosgiens se détachaient admirablement.
Les festivaliers étaient revenus, peut-être en moins grand nombre qu’avant la pandémie, mais toujours avides de conférences et de retrouvailles conviviales sur les terrasses des nombreux cafés de la ville. Deux sujets étaient retenus cette année :
Territoire invité : Europe(s). Thème : le Corps

Le thème du corps, soyons honnêtes, en a surpris plus d’un ! Il a été retenu en l’honneur du président du FIG 2021, Georges Vigarello, connu pour sa thèse d’histoire « Le Corps redressé » devenue en 1978 un succès en librairie. Le festival aborde la dimension spatiale des rapports de domination fondés sur des attributs corporels, à commencer par les dominations sexistes et racistes.
A quelques semaines de la présidence française de l’Union européenne et quelques mois après le Brexit, le FIG s’interroge, sans surprise cette fois, sur la notion d’Europe(s) : un continent, une construction territoriale, une puissance géopolitique ? Ce questionnement est d’autant plus sensible que Saint-Dié se trouve dans une région Grand Est qui jouxte les frontières avec nos voisins belges, luxembourgeois et allemands.
Le salon du livre, sous son chapiteau, a aussi attiré beaucoup de monde. On y trouvait des livres pour les enfants, pour les gastronomes, pour les géographes et historiens, pour les amateurs d’art et bien entendu, exposés en bonne place, les derniers ouvrages des intervenants invités au festival. De quoi faire de grandes emplettes !
Comme d’habitude on ne pouvait aller à toutes les conférences, mais celles que j’ai retenues m’ont apporté beaucoup de satisfaction. Je vais donc vous les présenter.

■ Plusieurs conférences ont porté sur le Territoire invité : Europe(s).

► Les échelles de l’Europe ont été présentées par :

Michel Foucher, géographe et ancien ambassadeur ; Sylvain Kahn, docteur en géographie et professeur à Sciences Po et Laurent Carroué, inspecteur général de l’Education nationale.

Pour Michel Foucher l’Europe ne s’est pas construite vis-à-vis du monde, mais elle existe grâce à une monnaie unique (l’euro) et à un Etat de droit. Elle a été en avance sur la thématique du climat, puis sur celle de la 5 G et de la protection des données personnelles.
Il regrette que l’on ne parle jamais (ou si peu) dans les médias français de cette Union européenne et que l’on oublie, entre autres que nos agriculteurs bénéficient des quelques 60 milliards d’euros de la PAC.
Il considère que nos partenaires européens nous soupçonnent de vouloir remplacer les Etats-Unis à l’échelle du continent. Il admet nos faiblesses sur l’absence de défense européenne, et la dévaluation de l’U.E. à la suite du Brexit.
Sylvain Kahn se définit comme « un historien défroqué mais un géographe de cabinet ».
Pour lui, la pandémie a relancé l’U.E.
L’U.E., c’est la création d’un Etat qui n’existe pas, puisque nos frontières et nos politiques publiques sont mutualisées (dont la PAC). C’est aussi un espace dans lequel depuis à présent 70 ans, la mobilité est organisée. C’est donc un espace qui tourne, même s’il tourne plus ou moins bien.
Les nombreuses crises connues par l’U.E. se sont terminées par des relances, affirme Sylvain Kahn. Ainsi malgré le mandat américain de Donald Trump, le Brexit, la Covid, l’Europe a réussi à maîtriser la pandémie par une politique de santé ancrée sur la vaccination (70 % de la population est vaccinée) et la mutualisation des dettes (les bons du trésor). Tour cela rend l’Europe crédible. Ainsi, l’Allemagne a renoncé au sacro-saint équilibre budgétaire ! Les plans de solidarité et de relance ont été remarquables ! Les élections européennes de 2019 ont connu un petit regain de participation des jeunes adultes (30-40 ans) intéressés par un Pacte Vert, dont la mise en place est certes laborieuse mais porteuse d’intérêt.

Le nom de Michel Foucher est aussi associé à une exposition présentée à l’Espace Géo-Numérique, en collaboration avec Laurent Carroué et intitulée : « Frontières d’Europe(s) vues de l’espace ». Elle nous amène de l’île de Lampedusa à Ceuta, du fossé rhénan à Kaliningrad, de Berlin au Grand Nord arctique. Michel Foucher était aussi présent sur d’autres lieux du FIG, comme à la Tour de la Liberté pour un grand entretien avec Thibaut Sardier, journaliste et président de l’ADFIG. Enfin, il a aussi présenté son dernier ouvrage, « Arpenter le monde », écrit pendant le confinement. Il y fait l’éloge de la géographie sur le terrain et d’une géographie fondée sur la cartographie, appuyée sur une solide légende.

► L’union européenne peut-elle construire son avenir sans la Russie ?

Cette table ronde était animée par Christian Pierret, fondateur du FIG, Sylvie Bermann, diplomate, qui fut en poste à Pékin et à Moscou, Jean-Sylvestre Mongrenier, spécialiste de la géopolitique de la Russie et Michel Foucher venu remplacer le journaliste défaillant Jean-Dominique Merchet

Christian Pierret prend la parole en premier et rappelle l’ancienneté des relations entre la France et la Russie.
Il y eut Anne de Kiev, qui fut reine de France lorsqu’elle a épousé Henri Ier, successeur d’Hugues Capet. Il y eut Pierre le Grand, venu à Versailles sous XIV.
Puis Christian Pierret rappelle l’alliance avec l’URSS pendant la Deuxième Guerre mondiale et les pertes en vies humaines très élevées pour les citoyens soviétiques, entre 20 et 30 millions de morts !
Cela explique en partie le fort sentiment national, accru par la disparition de l’URSS en 1989, à l’origine d’un complexe d’humiliation et de déclassement.
Si de Gaulle avait souhaité « une Europe de l’Atlantique à l’Oural », force est de constater que la Russie actuelle n’est plus qu’une puissance modeste dont le PIB est comparable à celui de l’Italie pour une population bien supérieure.
   Sylvie Bermann prend la parole pour faire le constat que les anciens Pays de l’Est se refusent actuellement à toute alliance avec la Russie, refus renforcé par la récente annexion de la Crimée et la forte implication de la Russie de Poutine dans le Donbass.
Les multiples sanctions américaines à l’encontre de la Russie sont, selon Sylvie Bermann, contre-productives et alimentent le nationalisme russe. En outre, elles pénalisent l’agro-alimentaire français en favorisant celui de la Russie, devenue exportatrice !
Si la situation entre la Russie et la France est bloquée, malgré la rencontre des deux chefs d’Etat cet été à Brégançon, il faut poursuivre dans cette voie et observer attentivement le partenariat croissant entre la Russie et la Chine.
Jean Sylvestre Mongrenier rebondit sur ce rapprochement et insiste sur le fait que la Russie est eurasiatique depuis que Pierre le Grand a été arrêté dans ses conquêtes vers l’ouest et qu’il les a reportées vers l’Asie Centrale.
Le « néo-eurasisme », élaboré après la Seconde Guerre mondiale, a repris des forces avec un Poutine qui veut régner de « Lisbonne à Vladivostok ou de Lisbonne à Tokyo et pourquoi pas Shanghai et Djakarta !
Si le ressentiment contre l’Occident demeure élevé, la relation Russie / Chine s’est détériorée depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Mais leur vision du monde reste la même ! L’avenir leur appartient et si leur alliance est informelle, elle est cependant réelle.
Pour Michel Foucher, la formule de De Gaulle sur une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », est sortie de son contexte. Il s’agissait surtout pour le Général, de sortir de la logique des blocs. Il précise avoir vu dans le bureau de Poutine, une statue de Pierre le Grand et confirme la nécessité de poursuivre une conversation permanente avec la Russie.

En conclusion, Sylvie Bermann reprend la parole. Elle affirme que « l’eurasiatisme » n’existe pas, même en Sibérie où la population se considère européenne. La formule n’intéresse pas non plus la Chine et pour Poutine, qui reste un soviétique (toujours selon les mots de la diplomate), le développement économique et les réformes qui vont avec, ne sont pas une priorité, tant que les hydrocarbures assurent un excédent budgétaire. L’essentiel est de rester au pouvoir. Si les intervenants ne sont manifestement pas d’accord sur tout, le débat est resté courtois, la présence de diplomates pouvant expliquer cela.
Les questionnements sur l’avenir de l’Europe restent nombreux : aujourd’hui l’Europe court-elle après l’histoire au lieu de l’influencer ; le Brexit sera-t-il suivi par d’autres sorties ? La Pologne y songe à voix haute… Ou bien, pour reprendre une expression de Nicole Gnesotto, « l’Europe est-elle devenue une puissance dispensable » ?

► Le Grand Est, Région européenne.

   Une autre table ronde a réuni Grégory Hamez, professeur de géographie à l’université de Lorraine et Directeur du LOTERR ; Birte Wassenberg, professeur d’histoire contemporaine à Sciences-Po Strasbourg et Nicolas Rossignol, chef Unité Données et Sensibilisation ESPON.

  • La réunion de l’Alsace-Lorraine et de Champagne-Ardenne, dans un ensemble Grand Est est-elle pertinente ? Avec Strasbourg comme capitale et des frontières qui la placent en contact avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse, cette région est certes tournée vers l’Europe. Sa partie orientale fait partie de la « mégapole européenne » (la fameuse banane) qui du nord de l’Italie à la Grande Bretagne, est le moteur du continent. Pour autant les territoires de cette région sont-ils associés aux projets d’échelle européenne ou bien se sentent-ils plus proches de Paris ?
  • L’analyse des intervenants va se focaliser sur deux points :

– L’étude statistique des langues parlées dans la région Grand-Est montre que si 70 % des Alsaciens transmettent leur langue (germanique) à leurs enfants, cela n’est pas le cas des Lorrains. Les Allemands proches des frontières préfèrent quant à eux, faire apprendre l’anglais à leurs descendants. Il n’y a guère que les Nord-Lorrains et les Luxembourgeois qui parlent les 4 langues, même s’ils sont peu qualifiés et parce qu’ils sont transfrontaliers, ce qui amène à l’analyse du second point.
– Le Grand-Est compte environ 200 000 transfrontaliers et il existe une économie internationalisée de part et d’autre des frontières. Mais justement, c’est là qu’est le problème. S’il y a de nombreuses personnes qui tous les jours passent les frontières c’est parce qu’il y a un différentiel entre les niveaux de vie et donc une non intégration européenne.
C’est la main d’œuvre française qui est jugée mal formée, mal éduquée au Luxembourg. Un comble…vu de Paris !
La pandémie a fermé les frontières, mis à mal les entreprises situées de part et d’autre. Le tram Strasbourg-Kehl qui relie la France à l’Allemagne par le pont de l’Amitié, a été arrêté pendant la crise.
Les intervenants parlent d’eurosepticisme en région Grand-Est, de « refrontiérisation ». Mais ils admettent qu’il est trop tôt pour analyser les conséquences de la pandémie. Cela prendra du temps.

► Rencontre : Une géo-histoire du continent européen.

Christian Grataloup, géographe, auteur de nombreux ouvrages et Sylvain Kahn, se sont posé de très nombreuses questions.
Comment savoir où commence et où s’arrête l’Europe ?
Quels sont les fondements culturels, artistiques, politiques ou philosophiques de l’identité ou des identités européenne(s) ? Pour comprendre cette « terre unie dans sa diversité » comme le dit la devise de l’Union, les deux géographes ont déplié des cartes et des chronologies.

  • L’Europe a-t-elle des limites et si oui, lesquelles ?

Sortez un billet de 20 euros ont intimé les deux intervenants avec malice et observez la carte de l’Union européenne. Que voyez vous ? On a obtempéré et j’ai sorti de ma poche un billet daté de 2015.
En bleu foncé se détache la partie la plus occidentale avec les grands Etats-Nations, et en plus, il y a des îles : Malte, Chypre, Madère, Gibraltar, les Açores.
Ces îles sont-elles sur le continent européen ou en Afrique ? Les Açores sont certes sur le versant oriental de la dorsale médio-atlantique…mais est-on encore en Europe ?
Et Chypre ? Sur des cartes plus anciennes, Chypre est placée en Asie !
Au XIIIe siècle l’Europe est celle des marchands, au XVIe, on fixe les limites orientales sur le Dniepr ou sur la Volga. Mais souvent la limite entre l’Asie et l’Europe est fixée au milieu de la mer Egée.
Au sud, parfois l’Europe se désengage de la Méditerranée lorsque prend naissance l’Emirat de Cordoue. Que penser de la Géorgie lorsqu’elle se proclame berceau de l’Europe ?
Enfin si l’on observe, toujours sur ce billet la partie orientale de l’Europe ? La couleur bleue s’estompe et bien malin sera celui qui dira où sont les limites orientales. Jusqu’à l’Oural… avait osé le général de Gaulle ? Christian Grataloup ose parler de « faux-cul diplomatique ».
La salle s’amuse mais le temps passe vite.

    • L’Europe westphalienne et les traités de 1648 sont évoqués comme marqueurs d’une Europe de « civilisation ». On passe au XVIIIe siècle et au Printemps des peuples, puis à la Révolution industrielle du XIXe et à la mondialisation avec aujourd’hui 195 Etats.

Au milieu du XIXe siècle, toute l’Europe de l’ouest est constituée d’Etats-Nations, alors qu’au-delà du Rhin se déploient des empires : Austro-hongrois, Prussien, Russe, Ottoman.
Après la Première Guerre mondiale l’Europe se fragmente, après la Seconde Guerre mondiale, elle se réconcilie dans une Union européenne qui mutualise la souveraineté, mais sans empêcher la création de l’AELE (Suisse, Lichtenstein, Norvège, Islande).

En guise de conclusion, cette phrase à méditer : « Si l’Europe a construit le monde avec les Grandes Découvertes, elle n’est aujourd’hui qu’une province du monde ».
Est-elle sans frontières ? Plusieurs de ses langues restent parlées sur tous les continents ? Est-elle chrétienne puisque cette religion s’est aussi diffusée sur tous les continents ? Obtiendra-t-elle l’abolition de la peine de mort sur tous les continents ?
Que de questions ? A nous Festivaliers d’y réfléchir !

■ Regards sur le Corps

C’est presque une évidence de dire que des personnes ayant des corps différents perçoivent le monde de façon différente.
Le festival aborde la dimension spatiale des rapports de domination fondés sur des attributs corporels, à commencer par les dominations sexistes et racistes.
En quoi notre corps est-il le miroir de notre société ? Comment est-il perçu dans l’espace social se demandent les géographes.
Si le racisme peut se lire comme une forme de discrimination personnelle (insultes, refus d’embauche), il a parfois une dimension spatiale forte.

► Mon terrain chez les nudistes. Parcours et enquêtes d’un géographe.

Emmanuel Jaurand est professeur de géographie à l’université d’Angers, UMR – CNRS – Espaces & Sociétés.

Son intérêt de géographe s’est d’abord porté sur la géomorphologie, avec une thèse soutenue en 1994. Ce n’est qu’en 2001, que son regard change, pour explorer le nu dans l’espace public. Il cite Paul Valéry : « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau ».
Alors il arpente les plages de la Baltique, du Québec, du Mexique, de la Turquie, de nombreuses îles dont celle du Levant. Il n’hésite pas à élaborer un questionnaire qu’il demande de remplir aux nudistes installés sur ces plages. A partir de 250 fiches retenues il montre la segmentation des espaces littoraux, à l’aide de cartes.
Il existe des plages pour « les textiles », ceux qui portent un maillot de bain et des plages pour nudistes ou naturistes, elles mêmes parfois segmentées entre plages pour hommes, plages pour femmes, plages familiales. Sur les plages réservées aux hommes, beaucoup sont fréquentées par des homosexuels ; sur les plages réservées aux femmes, elles ne sont que plus rarement lesbiennes, et les femmes sont souvent accompagnées d’enfants.
Si la segmentation de ces espaces littoraux est forte, alors elle conduit à des commerces séparés pour « textiles » et naturistes, à des restaurants séparés, à la mise en place de barrières végétales ou plus rugueuses.
Les littoraux devenant de plus en plus convoités, les prix de l’immobilier flambent, mettant en péril les autres activités locales, dont les vignobles par exemple.

► La question du racisme en géographie

Trois intervenants nous ont fait partager leur expérience sur l’Afrique du Sud, le Costa Rica et même la France des « gens du voyage ». Ce fut passionnant.
Myriam Houssay Holzschuch est professeure de géographie à l’université Grenoble Alpes.
Tout le monde connaît ses travaux sur l’Afrique du Sud, son terrain de thèse.
Sans tergiverser, elle énonce froidement les grands principes du régime de l’apartheid qui fut celui de l’Afrique du Sud jusqu’en 1994.
C’est un système où la race assignée aux gens détermine leur vie. Toute personne doit avoir une race qui dépend de la couleur de la peau, de la tessiture des cheveux, de critères sociaux (familiaux, liens avec les voisins, accès à la propriété, etc.).
Tout cela détermine votre lieu de résidence, un homeland de préférence si vous avez la peau noire (soit 11 territoires isolés dont on ne peut sortir) et votre place dans les lieux publics : dans le bus, dans un stade, à l’école, au théâtre.
Pour Myriam, la question essentielle est : le cas de l’Afrique du Sud est-il exceptionnel ? NON ! En effet tout le système colonial a fonctionné comme cela, avec appropriation des terres par les Blancs.

Linda Boukhris, géographe et maîtresse de conférences confirme cette analyse en parlant de son terrain de thèse : le Costa Rica, petit pays de l’isthme américain, parfois appelé la petite Suisse en raison des services offerts à la population (un Etat-Providence), connu comme exportateur mondial de café. Dans ce pays où la United Fruit Corporation (entreprise américaine) fut un Etat dans l’Etat, où les terres sont restées aux mains des Blancs, les Noirs furent longtemps esclaves. Elle rappelle que les terres furent d’abord indiennes.
Elle évoque le travail forcé du corps noir (mélanoderme), où la race reste un « impensé ». Le temps des plantations n’est plus, place à l’écotourisme dans la région de Guanacaste où investit la compagnie américaine Discovery. Le pays se veut aussi un champion de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais se demande Linda, comment résister culturellement lorsque la race est un impensé.

William Acker est juriste et vient de publier aux Editions du Commun un ouvrage dont le titre est Où sont les gens du voyage ? William a la peau blanche et n’a pas ressenti en France de racisme à son encontre. Mais il a beaucoup écouté ses parents et grands-parents issus de la communauté des « gens du voyage ».

  • D’où viennent les Tsiganes me suis-je interrogée en tant que géographe ?

Sont-ils originaires des Indes, plus particulièrement du Pendjab. Leurs langues sont apparentées au sanscrit. Des groupes auraient quitté cette région entre le IVe siècle et le Xe siècle pour rejoindre la Perse, puis se fixer dans les Balkans au XIVe siècle. C’est à partir de là qu’ils vont se disperser en Europe centrale puis occidentale, certains franchissant même le détroit de Gibraltar pour arriver au Maghreb.

  • Qui sont les « gens du voyage » et où sont-ils implantés en France ? William Acker répond à ces deux questions.

Sa définition est simple : les « gens du voyage » qu’il préfère nommer « les Voyageurs » sont des populations qui vivent en habitat mobile traditionnel. Trois mots suffisent à les définir. Ces nomades, sont appelés Roms (qui signifie homme), Gitans, Manouches (homme vrai), Sinti ou Kalé (homme noir). Comme partout dans le monde un nomade est toujours un peu suspect, voire même soupçonné d’être délictueux (un voleur de poules ?).
En tant que juriste l’intervenant définit leur histoire en France à partir du droit et des pratiques publiques. En quelques dates :
– en 1795, la police administrative, pour encadrer leur itinéraire, crée un passeport intérieur qui leur permet de circuler d’un département à un autre,
– en 1810 est introduit dans le Code pénal, un délit de vagabondage et en 1815 apparaissent des carnets pour colporteurs. L’article 270 du Code pénal dit : « les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession ».
En ce début du XIXe siècle les Bohémiens sont relativement bien acceptés dans nos campagnes où ils assurent un lien commode avec la ville.
Mais des migrations plus conséquentes (Tsiganes, Gitans), changent la donne, surtout dans les départements transfrontaliers. En 1874 sont proclamées les premières interdictions départementales d’installations de caravanes. Ces « envahisseurs, ni totalement français ni totalement citoyens » sont perçus comme une menace pour l’ordre social. La relégation spatiale et sociale s’accentue, elle va durer jusqu’à nos jours.
Plusieurs recensements sont décidés, dont celui de Georges Clemenceau en 1907 qui fiche 7 790 nomades. Mais il n’est pas concluant et en 1912 sont définis 3 catégories : les marchands ambulants qui ont un domicile fixe ; les forains qui exercent de semblables activités, sans domicile fixe mais de nationalité française et les autres : les nomades qui sont présumés sans activité professionnelle et donc réputés délinquants. On leur impose une carte d’identité, bien avant le reste de la population française qui n’y sera soumise qu’en 1940.
Ces cartes comportent de très nombreux renseignements et de nombreuses obligations. En cas de non respect de ces obligations ils seront internés dans des camps. Cette loi va perdurer jusqu’en 1969. Ainsi commence une sédentarisation forcée, dans des zones dites de séjour.
Durant la 2e Guerre Mondiale, l’Allemagne nazie souhaite leur extermination dès 1942, plus tardivement donc que celle des Juifs. La France créera environ 30 camps. L’arrière-grand-mère de William sera internée successivement dans plusieurs de ces camps où les mauvais traitements et les humiliations s’enchaînent. Il faut attendre 2016 pour qu’un président de la République, François Hollande, reconnaisse le rôle de l’Etat dans la persécution des nomades durant la 2e Guerre Mondiale.
Encore aujourd’hui les mots : assignation spatiale, sédentarisation, mise au travail, assimilation, hygiénisation sont couramment utilisés. Bref ce sont des groupes à civiliser, dangereux et asociaux. La question nomade se pose partout dans le monde.

  • Où sont installés les « gens du voyage » en France ?

Dans les années 1960 sont créées des aires d’accueil spécialement aménagées pour recevoir les familles nomades. Près de 18 000 familles sont recensées (soit 80 000 personnes). Elles doivent être munies de livrets régulièrement présentés dans des commissariats. Cette loi de 1968 sera abolie en 2012. La vie de tous les jours reste une longue succession de rejets et de débrouilles pour ceux que William nomme les Voyageurs. Une grande question reste posée : d’où viennent leurs revenus ?
– Les aires d’accueil se ressemblent toutes. Celle de Saint-Dié-des-Vosges est située à 1 heure de marche du centre ville et devant le stockage des ordures ménagères.
Une aire d’accueil (si on peut appeler cela ainsi) est donc un parking, étendue de goudron et de béton, encerclé de grillages, avec des traits blancs au sol pour déterminer l’emplacement des caravanes. Au centre, dans un bloc, sont regroupés des espaces administratifs et de santé.
Lieux de relégation, elles sont situées à proximité des abattoirs, des stations d’épuration, de zones industrielles plus ou moins à l’abandon, entre voies ferrées et autoroutes ou zones aéroportuaires. Dans la zone portuaire de La Pallice, près de la Rochelle, l’aire d’accueil a vu grandir sa grand-mère. En 1916, une usine d’explosifs avait explosé, faisant 177 victimes.
– Parfois ces aires sont appropriées par des sociétés privées (exemple, Vago) : vous prépayez un montant d’eau et d’électricité, une fois la consommation atteinte, tout se bloque jusqu’au prochain paiement. Chaque aire d’accueil a son règlement intérieur.
Si deux aires parisiennes, situées à l’orée des bois de Boulogne et de Vincennes sont considérées comme exemplaires, l’aire de Castres a tout d’un camp retranché et celle de Strasbourg est appelée « la petite Auschwitz » !
Actuellement, les communes comptant moins de 5 000 habitants ne sont pas obligées d’avoir des aires d’accueil, ce qui est paradoxal puisque cela rend les « espaces naturels » inaccessibles aux Voyageurs. Pire encore, les mouvements écologistes qui demandent d’amples territoires préservés rendent possibles de très nombreuses expulsions. L’écologie devient une variable d’ajustement de l’exclusion. Effet paradoxal !

  • Nos trois intervenants se demandent ensuite comment lutter contre ces formes de racisme et d’exclusion.

Myriam évoque le mouvement Purple rain en Afrique australe, soutenu par l’Eglise anglicane qui offre des lieux de réunion. On se délecte à l’évocation, par Myriam, d’une manifestation où les jets de liquide rouge pourpre lancés par les policiers (afin de reconnaître plus tard les manifestants), se sont retournés contre eux. Dans la salle, on se détend un peu.
Linda évoque la création de jardins créoles comme mode de résistance au système des plantations. William explique que le mode de résistance des Voyageurs est celui de la langue parlée, une langue que les sédentaires ne comprennent pas.
Sont évoqués aussi, le déboulonnage des statues, l’ajout de cartels sur les lieux de mémoire en Afrique du Sud et la mise en tourisme des townships.
Racisme et géographie ont encore beaucoup de choses à se dire.

Géopolitique et effet papillon

En lien avec l’actualité à défaut de l’être avec les thématiques du FIG de 2021, cette rencontre a eu lieu dans la cathédrale de Saint-Dié. Animée par Paul Didier, étudiant en affaires internationales, cette rencontre, entre des intervenants de premier plan a été passionnante de bout en bout. Quand ce qui se passe dans un coin de la planète retentit dans le monde, c’est ce que l’on nomme l’effet papillon.
Michel Foucher, déjà nommé, Pascal Boniface, géopolitologue et Olivier Weber, écrivain, grand reporter, ont confronté leur positionnement sur un conflit revenu sur le devant de la scène internationale avec la prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021.
Michel Foucher évoque le chaos du premier jour, les 123 000 personnes évacuées par les Etats-Unis. Mais il estime qu’il y a eu sur-réaction face à cet événement puisque le retrait américain était programmé. Les talibans étaient déjà maîtres de tout le pays et dans les quelques 21 vallées descendant de l’Hindou Kouch ils prélevaient des taxes sur tout. Le retrait américain s’est seulement fait avec 15 jours d’avance, à cause de la fuite du président Karzaï craignant pour sa vie. Il faut sortir d’une guerre sans fin, conclut-il.
La vision de Pascal Boniface est toute autre.
Pour lui, il s’agit d’une défaite déguisée en retrait négocié. C’est une défaite de l’OTAN et des Etats-Unis qui pensaient pouvoir créer en Afghanistan une démocratie à l’occidentale. L’armée américaine, aidée par des armées privées, était initialement venue pour traquer Ben Laden à l’origine des attentats contre les Twin Towers de New York, le 11 septembre 2001. Mais rapidement, cette armée est apparue aux yeux des Afghans comme une armée d’occupation.
Olivier Weber parle aussi de croisade démocratique en échec mais il estime que la guerre était légitime à partir de la destruction des bouddhas de Bamiyan. Les puissances occidentales ont mal joué, car avec le réveil des tribus, l’Afghanistan est devenu un cimetière des empires.

  • Mais l’Afghanistan, c’est où, c’est quoi ? On peut le rappeler avant d’aller plus loin.

C’est un pays très pauvre qui compte environ 38 millions d’habitants dont plus de la moitié a moins de 25 ans. Plus de 70 % vit sous le seuil de pauvreté. Ils sont de confession sunnite ou chiite, parlent des langues iraniennes (Pachtouns, Tadjiks, Hazaras, Aïmags) ou des langues turcophones (Turkmènes, Baloutches).

  • On situe ce pays soit en Asie Centrale, soit en Asie du Sud.

Les montagnes de l’Hindou Kouch, au centre du pays culminent à plus de 3 000 mètres d’altitude et rejoignent celles du Pamir, au nord-est de la Chine. A l’est et sud-est, elles s’ouvrent par la passe de Khyber sur le Pakistan et la vallée de l’Indus. A l’ouest s’étirent des steppes et déserts partagés avec l’Iran.
Les Pachtouns (ou Afghans) y vivent depuis les alentours de l’an mille, divisés en tribus montagnardes volontiers guerrières. Leur capitale est Ghaznî, au sud de Kaboul.
Jusqu’au début du XVIIIe siècle, l’ouest de l’actuel Afghanistan appartient à l’Empire perse, Kaboul et Ghaznî sont aux mains des Grands Moghols, alors que le nord du pays est dominé par les Ouzbeks. Au sud du pays règnent les Pachtouns. Leur capitale est Kandahar et c’est là que fut longtemps caché le plus beau diamant du monde le Koh-i-Noor (montagne de lumière). Il fut saisi par la Compagnie anglaise des Indes. Il a aussi très récemment donné son nom à un immeuble de Montpellier.
Au XVIIIe siècle un bref empire afghan se forme et prend Kaboul pour capitale.
Au XIXe, un Grand Jeu est engagé entre les Russes et les Britanniques qui s’installent dans le pays et en font un Etat tampon avec l’Empire des Indes. La frontière du nord de l’Etat actuel est fixée par un accord anglo-russe dans les années 1880. Les frontières ouest et sud sont fixées unilatéralement par les Britanniques dans les années 1890 : c’est la ligne Durand qui consacre la partition des Pachtounes entre l’Afghanistan et le Pakistan.
En 1919, la Grande Bretagne reconnaît l’indépendance de l’Afghanistan et les Soviétiques s’engagent à lui fournir des aides annuelles.
Après la 2e Guerre Mondiale, les Afghans pensent que le temps de la réunification est venu. Mais les pays voisins s’y opposent. Un Parti Communiste afghan est fondé en 1965 et en 1978 tout le pouvoir est aux mains des communistes, les armées soviétiques s’installent dans le pays où elles resteront jusqu’en 1989. Le retrait des Soviétiques entraîne la reprise des combats jusqu’à l’arrivée du commandent Massoud en 1992.
Les partis islamistes de la résistance au régime communiste se sont réfugiés au Pakistan et les Etats-Unis vont financer « l’ennemi de leur ennemi » et entraîner les moudjahiddines, ces fameux combattants de la guerre sainte contre l’URSS.

  •  Les talibans à présent de retour, ont-ils changé ?

– Nos trois intervenants sont cette fois d’accord pour dire que les talibans n’ont pas changé, qu’ils ont mis en place un régime totalitaire et immensément corrompu (90 % des fonds envoyés dans le pays sont détournés). Le pays a beaucoup d’or, de cuivre, de métaux rares mais c’est surtout la drogue (cannabis, héroïne) qui alimente les caisses de l’Etat.
Cependant, la société civile a changé et dans les grandes villes une partie de la population n’est plus en adhésion avec eux.
Ailleurs, les islamistes les plus radicaux subsistent. Les attentats de ces derniers jours en témoignent : le 8 octobre une mosquée chiite de Kunduz dans le NE du pays a fait plus de 55 morts. Cet attentat visait la minorité Hazara qui représente entre 10 et 20 % de la population afghane. Il est revendiqué par l’EI (Etat Islamique) qui avait aussi revendiqué l’attentat sur l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier (182 morts). D’autres attentats se poursuivent en ce mois d’octobre, également revendiqués par l’EI.

– Alors, les Occidentaux sous le mandat de Donald Trump (Accords de Doha en février 2020) ont-ils eu raison de signer des accords avec les talibans réputés certes nationalistes mais promettant de ne plus commettre des attentats en dehors de leur territoire ?
Aucun gouvernement n’a à ce jour reconnu les nouveaux dirigeants du pays, mais aucune puissance régionale n’a intérêt à l’accroissement des troubles qui engendreraient de nouvelles vagues d’émigration (2,5 millions de personnes se sont réfugiés dans les pays limitrophes).
A la toute fin de la conférence, à l’heure des questions, un Afghan s’est levé et a donné son sentiment sur la situation, avec une grande retenue. La cathédrale s’est emplie de l’émotion   des Festivaliers qui n’ont pas pu retenir leurs applaudissements. Que faire pour aider son pays ? En parler, simplement.

  • Cette conférence a suscité de nombreuses remarques :

Retenons : l’impuissance de la force militaire dans le règlement des conflits de l’après-guerre froide et le fait que l’on n’exporte pas la démocratie par les armes.
Soulignons l’enterrement de deux doctrines occidentales : le renoncement à protéger pour des raisons humanitaires et le renoncement à aider des pays dont on juge qu’ils ne s’aident pas eux-mêmes. Sont-ils indignes de notre intérêt ?
Les Américains, de Trump à Biden, se retirent des alliances internationales, traitent les Européens comme des vassaux et ne jurent que par « America first ». Le titre du dernier ouvrage de Jean-Marie Guéhenno est à méditer : Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde.

Le Festival de géographie de Saint-Dié a amplement rempli son rôle en invitant des intervenants aux parcours très variés. Ancien professeur de géographie, en classes préparatoires aux grandes écoles, j’étais aussi émue d’avoir assisté à l’intervention de trois de mes anciens élèves. La relève est assurée. Merci à eux tous.

Maryse Verfaillie, octobre 2021