Frances Ha, Noah Baumbach (Etats-Unis)
Frances a 27 ans, rêve de devenir chorégraphe mais se contente d’un travail de doublure dans une compagnie de danse, boit des bières, fume des cigarettes, fréquente des soirées branchées, regarde des films dans son lit avec sa coloc’… Tout pourrait aller pour le mieux mais la jeune New-yorkaise native de Sacramento se demande, avec une perplexité renouvelée lorsque son inséparable colocataire décide d’emménager avec une autre dans un quartier plus chic, de quoi demain sera fait : à l’approche de la trentaine, une certaine liberté lui échappe inexorablement, au rythme où l’espoir de rencontrer le prince charmant s’estompe, alors que plusieurs de ses ami(e)s se marient, trouvent un vrai travail, ont des enfants…
Aidé de la co-scénariste et actrice Greta Gerwig – désarmante de candeur, de gaucherie et de sincérité – Noah Baumbach filme une tranche de vie de la jeunesse bourgeoise new-yorkaise, qu’il découpe, avec un sens aigu de l’ellipse, en quatre chapitres. Belle idée s’il en est, il leur donne des adresses en guise de titres, faisant des logements successifs de l’héroïne entre Brooklyn et Manhattan le fil conducteur du film et de l’habiter son véritable sujet. Ce qui donne une jolie mise en récit des diverses stratégies que chacun met en place au quotidien pour s’approprier l’espace, montrant comment notre existence prend sens par d’innombrables arbitrages en termes de logement et de mobilité, arbitrages pouvant aussi bien, lorsque capitaux économique, social ou/et spatial viennent à manquer, relever du déchirement.
Le logement, nous disent géographes et philosophes, ne recouvre qu’une petite partie, fonctionnelle, de l’habitat, qui désigne une organisation spatiale complexe, construite, appropriée et pensée par les individus et les construisant individuellement et collectivement en retour, faite de lieux diversement investis, d’itinéraires, de repères cognitifs et affectifs. Soit un environnement avec ses « prises », multitude de ressources et de contraintes dont le statut dépend de ce que les acteurs en disent, en pensent et en font. Habiter New-York, nous disent Baumbach et Gerwig, c’est déambuler, rencontrer de vieux amis par hasard, naviguer de studio en colocation au gré des opportunités, prendre le taxi parce qu’on a loupé le dernier métro d’un souffle, se donner en spectacle dans Central Park. C’est trouver un « chez soi », une place dans la ville et dans le monde qui fasse sens et participe à nous définir.
Ce que met en scène Baumbach, autour de l’irrésistible Frances, c’est la manière dont cette très incertaine creative class – concept aussi flou que séduisant et, finalement, peut-être peu opératoire – cherche à s’approprier la ville. Artistes en devenir, animés par leurs projets et leur optimisme d’éternels adolescents mais sentant poindre la nostalgie d’une insouciance qu’ils sont en train de perdre, aisés mais tout le temps fauchés dans une des villes les plus chères du Monde et, last but not least, insérés dans un réseau d’interconnaissances fait d’innombrables connexions avec, notamment, des yuppies autrement plus fortunés qu’eux.
Ce sont d’ailleurs de tels liens faibles qui permettront à Frances une escapade à Paris, chez des amis d’amis s’étant offert un pied-à-terre rue de Vaugirard, à quelques hectomètres du jardin du Luxembourg, excusez du peu. L’habiter, toujours, au cœur de ce qui tient résolument de l’enquête ethnographique comme de l’autoportrait. Pour le meilleur, de beaux moments de poésie ponctuent cette enquête, telle cette course de Frances sur les trottoirs de Brooklyn, rythmée par quelques pas de danse et Modern Love de David Bowie, à laquelle fait écho une autre course, semi pathétique, semi-comique, à la recherche d’un distributeur de billets. « Habiter le monde en poète », c’est bien de cela qu’il s’agit, jusqu’au tout dernier plan donnant son titre au film.
Manouk Borzakian
(Laboratoire Chôros, EPFL)