Le samedi 16 mars 2019 de 10h à 12h, un public nombreux est rassemblé dans la salle du nouvel amphi de l’Institut de Géographie pour accueillir Olivier Truc, journaliste et écrivain français qui habite Stockholm depuis 1994. Il est l’auteur d’une trilogie de romans policiers « ethnologiques » consacrés aux Sami de Laponie. Olivier Truc est de passage à Paris pour la sortie de son dernier livre « Le cartographe des Indes boréales » aux éditions Métailié qu’il présente au Salon du Livre ce week-end.

Cette rencontre a lieu sous forme d’un échange avec Daniel Oster et Michèle Vignaux. Elle donne une suite substantielle à l’article « De l’actualité des Sami » signé Michèle Vignaux et publié sur ce site en novembre 2018.

Est-ce un polar ethnographique ? (D.O.),

Olivier Truc précise qu’il n’a pas une formation d’ethnographe et avance la question des sources documentaires. Les Sami sont un peuple aborigène sans tradition écrite. On commence à avoir une écriture Sami, il y a quatre siècles, dans le contexte de leur évangélisation. Les premiers journaux en langue Sami datent d’il y a un siècle. En 1910, le Sami Johan Turi publie Muittalus samiid birra, un récit dans lequel il fait la description de son peuple. Il y a différentes langues officielles Sami et des dialectes. Ils ne se comprennent pas forcément entre eux et ils passent alors par le Suédois, le Norvégien, le Finlandais pour dialoguer… Aujourd’hui on enseigne les langues Sami dans certaines écoles. Ces langues avaient été interdites dans les années 1950 et 1960. C’est ce qu’a subi Klemet, policier de la police des rennes et personnage principal dans la trilogie.

Les Sami, des éleveurs de rennes ? (M.V.)

O.T. : C’est un peuple d’origine obscure et les spécialistes s’affrontent à ce sujet. C’est un peuple aborigène, un peuple premier de Scandinavie qui est installé sur ce territoire de Laponie avant le tracé des frontières. La première frontière nord/sud en Laponie date de 1751. C’est au cours de la deuxième guerre mondiale que la frontière a bougé pour la dernière fois.

A l’origine, c’est un peuple de chasseurs de rennes. Il faut rappeler que la calotte arctique a commencé à fondre il y a 10 000 ans. Les rennes suivaient le froid et les Sami suivaient les rennes. Difficile de dire combien ils sont. Les chiffres oscillent entre 80 000 et 120 000.Répartis sur quatre pays, on peut avancer le chiffre de 40 000 en Norvège, de 20 000 en Suède, de 6 000 en Finlande et de 2 000 en Russie. On les assimile à l’élevage de rennes alors qu’aujourd’hui 10% seulement vivent de cet élevage. Les autres sont complètement intégrés au genre de vie des pays où ils se trouvent. Ceux qui vivent en Russie présentent des caractéristiques différentes car ils ont connu la main mise soviétique et la vie en kolkhozes.

Un peuple, un territoire traditionnel ? (D.O.)

OT : A l’origine on peut parler de deux courants migratoires pour les Sami. L’un est allé vers l’ouest et c’est l’origine du peuplement de Laponie. L’autre, en allant vers l’Est a rejoint la Sibérie puis l’Alaska, les Amériques et le Groënland. On peut estimer la superficie de la Laponie à 400 000 km2. C’est en Norvège qu’ils sont le plus rassemblés alors qu’en Suède ils sont éparpillés. En Russie, ils vivent dans la région de Lovorenzo. La plupart sont citadins. Ils vivent pour la plupart dans les capitales des 3 pays (Suède, Norvège, Finlande) et sont invisibles. On dit que les plus gros villages Sami sont Stockholm, Oslo et Helsinki ! Physiquement, ils n’ont pas de spécificité. Longtemps les Sami n’ont pas été isolés. Rassemblés de la côte norvégienne de la Laponie jusqu’à Mourmansk, ils vivaient le long de la mer du Nord et de la mer de Barents. Ces littoraux balayés par le Gulf Stream, ont été visités pendant des siècles par des pêcheurs. Puis il y a eu les arrivées liées à la colonisation.

La part d’ombre de la social-démocratie suédoise ? (M.V.)

O.T. Les Sami ont un statut mais seulement sur le papier. Il y a des parlements dans les trois pays. Ils ont des droits supposés mais ce sont des coquilles vides et très souvent on se moque de leur avis. Ceci explique un activisme de plus en plus violent de la part des jeunes Sami. Ces derniers considèrent qu’ils se sont fait acheter par les gouvernements centraux. Ils sont conscients du fait que la Laponie regorge de ressources. L’histoire des Sami est le négatif de l’histoire nordique. C’est son Histoire cachée.

En 1928 avait été créé à Uppsala, l’Institut d’État pour la biologie raciale où les Allemands venaient se former. (voir l’article de Michèle Vignaux de novembre 2018.)

Peut-on parler de mouvements indépendantistes ? (M.V.)

O.T. Non et que feraient-ils de leur indépendance ? Ils disent vouloir le respect mais l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour. Ceux qui sont engagés (ils sont peu nombreux) savent que l’indépendance signifierait un risque : celui de tomber sous la coupe des Chinois ou d’autres ! Il serait plus juste de parler de désir d’autonomie. La plupart des Sami sont très intégrés aux sociétés nordiques. Ils fréquentent les mêmes écoles, les mêmes universités, parlent les mêmes langues que les autres Suédois, Norvégiens ou Finlandais. Ils savent ce qu’ils doivent à leurs pays respectifs.

Ils ont une conscience très aigüe de leur territoire en termes d’Histoire, de sentiment et de rapport à la nature. C’est là que le choc est frontal. C’est une approche que les autorités devraient écouter. Les Sami veulent le droit à la différence. Les cartes du territoire Sami sont un sujet qui prête à discussion. Ils ont un drapeau, un hymne, une littérature.

La question de l’autonomie se pose peut-être en termes différents dans les trois pays ? (D.O.)

O.T. Depuis 30 ans émerge une classe Sami éduquée (certains ont fait des études de droit). De plus il y a une reconnaissance à l’échelle internationale. On peut donc parler d’une mise en réseaux des peuples premiers. Ils se soutiennent, se conseillent face à l’indifférence des gouvernements centraux.

En Norvège, ils sont plus concentrés, plus nombreux. La prise de conscience politique des Sami dans ce pays commence avec le projet du barrage d’Alta en 1979 et face au risque d’inondation des pâturages. Pour la première fois il y a eu mobilisation des écologistes à Oslo et c’est un tournant. Une importante manifestation eut lieu devant le Parlement à Oslo mais ce fut un échec. Le gouvernement norvégien en eut une telle mauvaise conscience qu’il a offert un parlement aux Sami (1989). La Suède et la Finlande ont eu à leur tour des parlements Sami en 1993 et 1996.

La Norvège est la seule à avoir ratifié la convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux adoptée en 1989 par l’OIT. Ce traité international prévoit le droit à la terre et aux ressources naturelles ainsi qu’à l’autodétermination pour les populations autochtones. Ces droits spécifiques ne sont pour autant pas forcément appliqués dans le droit norvégien. Les régions du Finnmark et de Troms fonctionnent en cogestion. Il s’agit d’une forme d’autonomie. Y siègent à égalité les élus régionaux et les élus du parlement Sami.

Les Sami et les écologistes, des rapports ambigus ? (M.V.)

O.T. En effet ! C’est business contre business, même si parfois, il y a des accords.

On a un « nouvel Alta » dans le Kvalsund, à l’extrême nord de la Norvège. Ce pays a donné le feu vert à l’exploitation controversée d’une mine de cuivre qui entraînera le rejet de boues résiduelles dans un fjord, ce qui menace les activités des pêcheurs Sami. (article à venir dans le journal Le Monde).

Les projets de type industriel ne supposent pas seulement la mise en place de l’infrastructure à laquelle on pense immédiatement (mine, éolienne.). Ils s’accompagnent forcément du tracé de routes nouvelles, ce qui entraîne un morcellement du territoire et le fractionnement des aires de pâturages. Les compagnies qui défendent ces projets présentent le beau territoire Sami supposé libre de toute contrainte…

Environnement et gouvernements centraux ? (D.O.)

D.O. fait référence au dernier livre de Maylis de Kerangal. « Kiruna » est sorti en janvier 2019.

O.T. La ville de Kiruna, enjeu de la deuxième guerre mondiale, est née de l’exploitation du minerai de fer. On a ici la plus grosse mine de fer souterraine du monde. Les autorités suédoises ont fait venir ici les meilleurs architectes et la ville est une sorte d’emblème du modèle social suédois. Elle raconte la Suède moderne et celle d’un pouvoir qui a la volonté de faire fonctionner au mieux la société suédoise. Il faut reconnaître aux autorités une vraie volonté de bien faire. La ville de Narvik, elle, a été créée pour exporter le minerai de fer.

L’Histoire classique d’un territoire abusé par les Européens ? (D.O.)

O.T. Les Suédois se présentent comme les « good guys ». Ce sont des colonialistes ratés. Ils ont eu des colonies en Afrique, au Delaware sans avoir les moyens de les entretenir. Leur Compagnie des Indes orientales a capoté. Pour la Suède engagée dans des guerres coûteuses et désargentée, la Laponie va apparaître comme un eldorado. La première expédition a lieu en 1635. C’est la première rencontre entre Sami et Suédois. La première mine d’argent de Nasafjäll, située sur le cercle polaire arctique, sera exploitée pendant 20 ans C’est le point de départ de la colonisation de la Laponie par les Suédois. Puis le gouvernement suédois engagera l’exploitation d’autres mines et on y enverra des pasteurs protestants. Les Sami sont alors des chasseurs mais les frontières n’étant pas tracées, ils se trouvent parfois obligés de les payer les taxes aux trois États. C’est à cette époque qu’ils deviennent éleveurs pour pouvoir payer les impôts sous forme de peaux.

C’est l’histoire de cette colonisation que présente Olivier Truc dans son dernier livre, un roman historique : « Le cartographe des Indes boréales. »

Que dire de l’élevage traditionnel ? (M.V.)

O.T. On a gardé une image d’Épinal, celle d’un peuple nomade qui suit les troupeaux et avec des traineaux tirés par des rennes. Ceci a pris fin dans les années 60. Le scooter des neiges a fait son apparition et a mis fin au nomadisme car cela leur permet de rentrer le soir. Ils pratiquent toujours la transhumance au printemps et en automne. En Norvège, la transhumance se fait de l’intérieur du pays vers les côtes où se situent les pâturages de l’été. En Suède, les plaines proches du littoral sont les pâturages de l’hiver et c’est vers les montagnes proches de la frontière que se fait le déplacement au printemps. Il y a eu mécanisation à outrance. On utilise le quad en été et en automne. Les scooters, les hélicoptères, les motos se sont multipliés. Les éleveurs utilisent les bracelets GPS et la surveillance par drones.

Votre expérience en tant qu’accompagnateur de la police des rennes ? (M.V.)

O.T. En 1999, pour un article dans Libération sur le projet d’un tribunal Sami en Norvège, j’ai rencontré un historien et politicien Sami. La police des rennes existait déjà. J’ai fait ensuite une série de reportages sur cette même police pour Libération. Puis, pour un documentaire sur France 5, je suis parti deux mois avec la police des rennes qui n’existe qu’en Norvège. J’ai suivi deux binômes de policiers (dont un d’origine Sami). J’ai connu un épisode de tempête par moins 30, moins 40 degrés, où, en motoneige, la visibilité était tellement limitée qu’il n’était pas question de perdre de vue les phares du scooter de mon guide qui me précédait (Il nous a fallu 3 heures pour faire les 80 km qui nous séparaient de Kautokeino.) La police des rennes norvégienne est composée de sept patrouilles de deux policiers chacune et d’un chef qui est une femme. Leur centre est Kautokeino en Laponie norvégienne. C’est une police de médiation et de prévention. Ils travaillent une semaine complète et font halte dans des cabanons répartis sur le vidda (plateau compris entre les vallées et les fjords).

Quelle est la nature des conflits ? (D.O.)

O.T. Cela change selon les saisons. En été, en Norvège on en a sur la côte dans les villes où les rennes s’égaient dans les tunnels, les supermarchés… Le réchauffement climatique aiguise les conflits. Si l’automne alterne pluie et neige, on peut avoir jusqu’à 3 couches de glace que les rennes ne parviennent pas à percer pour accéder au lichen. Dans ce cas, trois possibilités : ou bien ils meurent de faim, ou bien ils partent vers les pâturages voisins ce qui crée des conflits, ou bien l’éleveur achète des granulés qui coûtent cher. Il y a aussi le problème des vols de rennes en automne car c’est à ce moment- là où la viande est la meilleure.

Peut-on parler d’une pression touristique ? (D.O.)

O.T. Il y a de plus en plus de touristes. On développe un tourisme culturel. A noter que beaucoup de Sami travaillent dans le tourisme car pour vivre de l’élevage il faut avoir un très gros troupeau et beaucoup sont obligés d’avoir une double activité. Une agence spécialisée travaille au concept « Un voyage. Un livre » mais n’a pas encore finalisé son projet.

Enfant, rêviez-vous de la police des rennes et pourquoi cette trilogie ? (D. O.)

O.T. J’ai connu les éleveurs qui, adolescents, partaient à ski garder les rennes. Les Sami racontent tous les enjeux de l’Humanité. Ils sont les sentinelles du réchauffement climatique.

Au début je ne voulais pas faire un polar et je ne pensais pas à une trilogie. Jusque-là j’étais un journaliste et j’avais « la religion des faits. » Je voulais faire des chroniques de la police des rennes en pensant aux « Racontars arctiques » de Jorn Riel.

Un roman repose sur une histoire et un personnage. Je me documente beaucoup et je voyage beaucoup. J’écris et je réécris. Ce que je gomme c’est la partie documentaire.

Puis c’est à la salle de poser des questions : les rennes sauvages, la nuit polaire et le jour continu, le rôle des travailleurs asiatiques, les mariages mixtes, les prédateurs des rennes… Olivier Truc développe la réponse à la question de la culture Sami :

Les Sami défendent leur culture le couteau entre les dents. L’élevage de rennes tel qu’il est pratiqué aujourd’hui pourrait disparaître dans 30 ou 40 ans. Le développement des fermes signifierait la fin de cette culture. La culture des Sami est assimilée à l’élevage des rennes et c’est un piège pour eux. Il faut que leur culture vive autrement (théâtre, chansons, écriture). La redynamisation de cette culture passe par l’action des jeunes artistes engagés. Le festival de culture Sami de Jokkmokk a lieu tous les ans en février. Au sein des activistes, il y a des scissions. Se pose alors la question de savoir qui est Sami et comment se comporter quand on est Sami. Sur les listes électorales et pour voter il faut remplir certains critères, par exemple la maîtrise de la langue. Beaucoup de Sami ne veulent pas se déclarer Sami et ainsi, il est difficile d’évaluer leur nombre. Les anciennes lois d’apartheid ont leurs conséquences (sentiment de honte, peur d’être perçu comme un être inférieur.) Le joik, chant traditionnel longtemps interdit, n’est revenu que dans les années soixante.

Olivier Truc nous promet deux prochains romans de la police des rennes. Une adaptation cinématographique de son roman « Le dernier lapon » est à l’étude.

 

Claudie Chantre, mars 2019.