Emanuele Giordano – Géographies de la nuit urbaine – 9 mai 2017
Compte rendu pour les Cafés Géo de Montpellier

La nocturnalisation de la société représente des enjeux politiques, économiques, sociaux et géographiques car elle transforme certains espaces, nécessitent des aménagements particulièrement dans les villes. Le phénomène est ancien. Il a entrainé notamment le développement de formes d’éclairages publics organisés. Aujourd’hui, la nocturnalisation de la société se traduit par des sorties nocturnes plus fréquentes qu’auparavant. En France, 4 personnes sur 10 sortent au moins un soir par semaine. 20% ne le font jamais contre 67% en 1973. Les italiens en 2008 dorment 30 minutes plus tard qu’en 1988. Parallèlement de nombreuses personnes travaillent la nuit. La proportion de travailleurs de nuit diffère selon les Etats de l’Union européenne en fonction de législations différentes (6,1 % en moyenne en 2015). En France, cette population atteint 3,6 % en 2015.

La nuit est un objet/sujet émergent en géographie. Les historiens s’en sont emparés en premier (Jean Verdon, Alain Cabantous, …). Puis les géographes ont étudié la nuit comme « frontière de la ville » (Murray Melbin, 1978 ; Luc Gwiazdzinski, 2011). Jusque dans les années 1980, la nuit est encore caractérisée essentiellement par sa dangerosité. A partir des années 1990, l’essor des activités culturelles et de loisirs nocturnes, en relation souvent avec la consommation d’alcool, entraine le développement d’une réflexion sur l’économie de la nuit (« night time-economy »).

L’essor de la « night time-economy »…

Ce concept naît dans les villes anglaises des années 1990 qui cherchaient à se développer économiquement et à transformer leur image, souvent négative, de villes industrielles. C’est le centre des villes, désert la nuit, qui a été en premier investi par les activités économiques et culturelles nocturnes. L’objectif était de rendre attractif cet espace après 17h, afin de doubler l’économie de la ville. D’après O’Connor (1997, p. 40), « la ville des ‘vingt-quatre heures’ est alors devenue un instrument de marketing séduisant pour des villes désireuses de se réinventer elles-mêmes, de demeurer ou de devenir compétitives au niveau national, européen ou global ».

La nuit est ainsi devenue un outil de compétition urbaine dont s’emparent de nombreuses villes qui cherchent à vendre l’image nocture de leur ville. Un des slogans de Montpellier est bien « la ville où le soleil ne se couche jamais » !

La night time économy cherche à attirer des catégories de population particulière. Les villes, petites et grandes, favorisent ainsi le développement de commerces ou d’activités destinées à la « creative class » qui regroupe les individus travaillant dans l’économie tertiaire ou créative. Les activités nocturnes permettent également d’attirer les touristes. Certaines villes, comme Barcelone, sont d’ailleurs renommées pour les nuits qu’elles « offrent ». D’autres développent des festivals, des animations, pour changer l’image de la nuit et en faire un élément déclencheur du séjour pour les touristes d’affaire et les jeunes « city-breakers ». Enfin, ces activités s’adressent aux étudiants et les villes rivalisent d’animations nocturnes pour attirer cette catégorie de population. Pour être une ville moderne et attractive, la ville ne doit « jamais dormir ».

Dès lors, de plus en plus de commerces se développent la nuit et peuvent être ouverts 24h/24 comme Carrefour à Milan. Ce mouvement tend à s’accélérer dans le contexte de néolibéralisation où les temps creux hors de la production et de la consommation apparaissent comme des contraintes, des obstacles temporels au bon fonctionnement économique de la société. Cette ville « H24 » ne concerne cependant pas tout le monde. En France, l’élargissement des heures d’accès aux commerces le soir est surtout souhaité par une minorité, un profil de clientèle spécifique : les cadres et les jeunes de moins de 35 ans.

… qui pose de nombreuses questions

La nocturnalisation de la société n’est pas sans créer des conflits. Ceux-là sont générés par des usages simultanés mais antagonistes d’un même espace. Les nuisances sonores liées à la proximité de bars, de commerces ouverts jusque tard dans la nuit, … peuvent être infernales pour les riverains de ce type d’activités. Par ailleurs, l’essor de la night time-economy pose des questions en termes d’aménagement et de justice spatiale. En effet, l’augmentation des populations vivant en horaires décalés entraine des besoins nouveaux en équipements et en transports collectifs. Or, l’égalité d’accès des citoyens face aux ressources urbaines est loin d’être assurée la nuit. A Rome par exemple, il existe 32 lignes de bus de nuit et 383 lignes de bus de jour. De nombreuses parties de la ville ne sont plus desservies la nuit, ce qui peut être très contraignant pour les personnes qui travaillent dans les bars, pour les travailleurs en milieu hospitalier, … En outre, la nocturnalisation de la société avantage certains commerces par rapport à d’autres (le secteur de la grande distribution est le seul capable de maintenir quelques établissements ouverts toute la nuit même s’ils ne sont pas rentables) et renforce ainsi les inégalités.

Si pour la majorité des actifs, travailler la nuit reste assimilé à une contrainte, il n’en demeure pas moins qu’une part de plus en plus grande d’entre eux a des loisirs la nuit…qui nécessitent des travailleurs. Les politiques d’aménagement en milieu urbain doivent désormais prendre en compte ces noctambules (choisis ou contraints), afin de planifier la nuit. A quand un urbanisme nocturne ?

Mélanie Vico – Association Le Globe