cour_de_babel01La cour de Babel, Julie Bertuccelli

France, 1h29, documentaire, sortie 12 mars 2014

 

Géographies citées

« Nous distinguerons donc la mondialisation réduite à l’unification économique par le marché (globalisation), d’un phénomène de beaucoup plus longue durée : l’humanisation et la civilisation de la Terre des hommes qui se poursuivent au point que Babel s’en trouve rachetée »

Denis Retaillé, Les Lieux de la Mondialisation, page 13

La classe : « lieu de la mondialisation »
Un espace délimité par les quatre murs d’un collège du 10ème arrondissement de Paris, des chaises et des tables, quatre murs habillés de cartes, tel est le sitedu troisième long métrage de Julie Bertuccelli. Une classe d’accueil de 24 élèves qui viennent d’arriver en France- aboutissement ou étape dans leurs itinéraires mobiles- suivie pendant un an au fil des saisons, voilà pour la localité. Cette cour de Babel, fait entrer le monde dans la classe, non pas comme un objet distancié mais comme un concentré d’expériences, souvent douloureuses mais aussi comme un horizon. Dans cette salle de cours, le monde est un lieu, une « circonstance de croisement » (D. Retaillé).

Pourtant le « profil » de ce lieu  -pour reprendre, là encore les « outils » proposés par le géographe- interroge :

Comment faire d’un lieu de l’Etat, de l’intégration, du découpage territorial, un espace politique, de la négociation issue de la convergence des trajectoires ?

Au-delà, et même si cela peut paraître là aussi contradictoire, un cinéma, choisissant l’unité d’un lieu clôt et sédentaire peut-il participer au chantier encore ouvert de la représentation de la société monde ?

L’espace classe, histoires de distances

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(AFCAE, tous droits réservés)

Les corps et les cartes : les cartes et planisphères muraux sont omniprésents dans le cadre. Mais, le planisphère du monde politique (le plus grand), la carte des Etats de l’Union européenne, de l’Europe touristique, ou encore celle des départements et des régions française sont rejetées systématiquement au fond. Les élèves leurs tournent le dos dans la plupart des séquences. Ce choix visuel rend compte poétiquement de la situation de ces élèves : entre iconographie et mouvement, ils sont amenés à se situer tout en réinventant les continents. Pour ces élèves dont « l’itinéraire précède l’ancrage » (1), les cartes plaquées au mur sont peut-être moins des horizons d’attentes, que des objets à dépasser pour se constituer une carte mentale. Le dispositif créé par la cinéaste met ainsi à distance le récit national, et plus globalement le récit cartographique européanocentré pour laisser l’espace aux récits des élèves : qu’ils soient écrits au tableau, produits de discussions orales, ou filmés à travers leur projet de film scolaire.

L’ici et l’ailleurs : espaces dits. De manière plus ou moins hésitante ou fluide, les élèves invités par leur professeur, disent d’où ils viennent, racontent leurs itinéraires. Si la séquence qui suit le générique évoque la rupture, le film précise avec les mots des enfants, des parents les lignes, les discontinuités, les bifurcations. L’idée est, là encore, très belle : tandis que les élèves, au fur et à mesure, prennent place, que s’ouvre le dialogue, s’épaississent alors les cheminements, les stratégies de mobilité, subies ou voulues sur lesquelles les adolescents ont de toute façon peu de prises. La cour de Babel dresse ainsi une mappemonde verbale, en partie collective car partagée non sans heurt, qui traduit horizontalement des liens affectifs au sein de familles distendues mais aussi verticalement les liens avec Dieu dans de grands moments de laïcité spontanée.

Intérieur et extérieur : cadres. Bien sûr cette parole est située. Dans la classe et devant la caméra. Julie Bertuccelli fabrique à partir d’un an de présence dans la classe deux jours par semaine son tour de parole et construit un espace scolaire qui prend la forme d’une bulle, figurant de cette manière dont la classe comme réalité socio-spatiale peut s’avérer structurante pour ses élèves. D’un simple cadre, elle devient au fil du film un lien jusqu’au voyage à Chartres et sa « belle région » pour le festival du film scolaire et jusqu’au départ des différents élèves vers les classes « normales » ou vers d’autres destinations. Cette bulle est matérielle, mouvante dans son organisation, mais elle est surtout constituée par la voix délicate et engagée de la professeure de français Brigitte Servoni qui apparaît finalement très peu à l’écran mais qui l’habite totalement. La réalisatrice dit qu’ « elle n’est pas le centre mais l’armature » (2) du film. La cour de Babel fonde en tous cas un joli paradoxe : faire de ce lieu du monde, un lieu hors du monde, condition d’une véritable et complète hétérotopie !

« La Terre, on pourrait très bien l’appeler Question »

La cour de Babel ne prétend pas faire de la France une classe d’accueil, pas plus qu’elle ne prétend rendre compte de la réalité de toutes les classes d’accueil et encore moins de toutes les classes, mais elle témoigne de la réalité spécifique d’un idéal réalisé. Ce microcosme,espace de liberté,n’en donne pas moins à penser l’articulation entre les échelles dans lesquelles s’insère l’école de la République à l’ère de la mondialisation. Elle nous invite, aussi, à réfléchir aux géographicités produites dans nos salles de classes en reposant le lien entre dispositif spatial et sens politique. A l’image de l’adolescente qui propose de rebaptiser, à la manière d’Umberto Eco, la Terre « Question », le film envisage magnifiquement  la classe et ses spatialités comme une « énigme bienveillante ».

                                                                                                                             Bertrand Pleven

  1.  Cette formule (comme l’essentiel de l’appareillage conceptuel de la première partie) est tirée de Denis Retaillé, Les lieux de la mondialisation, Editions Le Cavalier Bleu, coll. « Lieux de… », 2012, 200 p.
  2. « La cour de Babel », Dossier de presse, AFCAE Promotion, 2014.