L’espace actuellement constitué par la Moldavie, ancienne République socialiste soviétique, devenue indépendante en août 1991, prise en étau entre la Roumanie et l’Ukraine a toujours été depuis l’empire romain une zone stratégique à la limite de grands Etats. La Moldavie est actuellement tiraillée entre la Russie et l’U.E.
Florent Parmentier, notre invité ce 13 octobre au café de Flore, actuellement secrétaire général du CEVIPOF et chercheur associé au Centre de géopolitique d’HEC a commencé à s’intéresser à ce petit Etat de 2,4 M° d’habitants, à peine plus grand que la Belgique, alors qu’il était stagiaire à l’ambassade de France à Chisinau. Il répond aux questions d’Henry Jacolin et de Gilles Fumey.

Florent Parmentier (Photo Denis Wolf)
Pourquoi la Moldavie n’a-t-elle pas accès à la mer contrairement à la Bessarabie qui l’a précédée ?
L’histoire des frontières de la Moldavie est très complexe car le territoire a connu de très nombreuses modifications depuis la fondation de la Principauté de Moldavie au Moyen Age s’étendant alors des Carpates (Transylvanie) à l’ouest au Dniestr à l’est, de la Pologne au Nord jusqu’à la Dobroudja (embouchure du Danube dans la mer Noire) au sud. Au XVIè siècle le pays, sauf la Bukovine, devient vassal de l’Empire ottoman, jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, moment à partir duquel son territoire connait des « charcutages » successifs entre les empires russe, ottoman et austro-Hongrois. En 1812, en déclarant la guerre à la Russie, Napoléon met un terme aux incessantes guerres russo-ottomanes, ce qui conduit à un redécoupage de la Moldavie historique (Traité de Bucarest). L’Empire ottoman cède à la Russie la partie orientale de la Moldavie entre le Prut et le Dniestr sous le nom de Bessarabie et ce jusqu’en 1918. La Rive droite du Prut jusqu’à la Transylvanie porte alors toujours le nom de Moldavie et sera rattachée à la Roumanie en 1858 (Convention de Paris). La Moldavie a alors un débouché sur la mer mais très restreint vers le delta du Danube (région du Boudjak) mais sans avoir accès aux grands ports notamment Odessa. En 1918 la Bessarabie est rattachée à la Roumanie moderne (reconnaissance par le traité de Paris en 1920), mais en 1940 dans le cadre du pacte Germano-soviétique, l’URSS l’annexe pour en faire la RSS de Moldavie en 1945 alors que la Roumanie (traité de Paris 1947) reconnait la frontière sur le Prut. Actuellement (depuis 1991), le territoire de l’ancienne Bessarabie est donc partagé entre deux Etats : la République de Moldavie occupe la majeure partie du centre et du Nord, l’Ukraine contrôle le sud avec le seul accès historique à la mer.
Résultat : la République de Moldavie, héritière principale de la Bessarabie, est un pays enclavé, sans littoral maritime (sauf quelques centaines de mètres), car la bande côtière appartient à l’Ukraine.
Comment expliquer le paradoxe d’être un angle mort pour une région irriguée par de grands fleuves ?
D’abord parce que cet espace a toujours été aux marges de grands empires, lesquels n’ont eu aucun intérêt à développer les axes de communications sur des régions assez périphériques constamment menacées par leurs voisins.
L’exemple des chemins de fer qui y arrivent tardivement, justement pour des raisons stratégiques et militaires, est intéressant. Le premier tronçon Tiraspol-Odessa construit en 1865 sous l’autorité russe n’avait pas vocation à aménager le territoire mais à désenclaver la Bessarabie agricole (riches terres noires) en la reliant à la mer Noire. Cette ligne atteint Chisinau (qui n’était pas encore capitale) et Ungheni en 1871 sur le Prut faisant ainsi la jonction avec le réseau roumain, ce qui avait l’avantage de permettre aux Russes de rejoindre les mers chaudes par les Balkans, alors même qu’ils s’étaient faits éliminer des détroits. Les extensions suivantes (1880-1890) ont une vocation militaire : relier les garnisons russes et assurer leur ravitaillement. Ainsi, la Bessarabie est-elle à la fois proche de la frontière et néanmoins marginalisée, c’est tout le paradoxe.
Quelles influences retrouve-t-on en Moldavie ? Pourquoi Poutine s’y intéresse-t-il ? Qu’en pensent les Moldaves ?
La Moldavie est un pays dont la culture est influencée par les « trois Rome », d’abord de culture latine, (la langue roumaine, latine, y est majoritaire), puis de confession chrétienne orthodoxe sous le patriarcat de Constantinople (2e Rome) puis sous celui de Moscou (3è Rome).
Après l’effondrement de l’URSS et la proclamation de l’indépendance de la Moldavie, la Russie demeure attachée à ses intérêts dans cette ancienne RSS. Dans les années 2000, la stratégie russe devient plus systématique envers l’espace post-soviétique. En 2002, Poutine fête ses cinquante ans en Moldavie ; une accélération nette de l’intérêt russe s’observe après l’annexion de la Crimée (2014). L’attaque de l’Ukraine (2022) intensifie l’intérêt de la Russie pour la Moldavie, considérée comme faisant partie de son identité et de son histoire. Il s’agit d’intérêts stratégiques car elle est située dans son « étranger proche » qui pourrait stabiliser sur son flanc sud-ouest l’expansion de l’occident (OTAN et U.E). Les intérêts sont aussi politiques et économiques en liaison avec les approvisionnements énergétiques. Le conflit gelé en Transnistrie permet à Moscou de maintenir son influence dans la région.
Les différents gouvernements moldaves depuis 1991 ont oscillé entre rapprochement avec la Russie et ancrage à l’Ouest ver l’U.E. La Moldavie est un pays profondément divisé politiquement et culturellement avec de nombreuses minorités linguistiques ce qui explique la variabilité de ses gouvernements face à Moscou. D’après les sondages, la population est majoritairement pro-européenne mais la proportion souhaitant se rapprocher de l’OTAN ne dépasse jamais 25% même depuis 2022, sans doute parce que depuis 1994 la Moldavie a proclamé sa neutralité. Les premiers présidents et gouvernements (1991-2001) ont recherché un équilibre en coopérant avec Moscou pour éviter un conflit tout en construisant une identité nationale ni pro-russe ni pro-roumaine. De 2001 à 2009, suite à l’effondrement économique du pays, le P.C moldave obtient la majorité et revient au pouvoir. Dans un premier temps jusqu’à 2003 le gouvernement renforce les liens avec Moscou mais en 2003 révise sa position pro-russe. En 2009 les communistes sont écartés du pouvoir ; arrive alors une succession de gouvernements de coalition avec des libéraux-démocrates globalement pro-européens (sauf de 2016 à2020) surtout depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Maia Sandu, actuelle présidente depuis 2020 (réélue pour un 2è mandat en décembre 2024) dont le parti (PAS) a remporté les dernières élections législatives (septembre 2025) malgré les ingérences russes dénoncées par l’U.E, mène une politique clairement souverainiste, pro-européenne, d’opposition à la Russie en solidarité avec l’Ukraine. Elle vient de nommer (le 24/10/25) Alexandru Munteanu, Premier ministre du futur gouvernement pro-UE.
Le Partenariat Oriental (P.O) de l’U.E, initiative conjointe de la Pologne et de la Suède en 2009 pour enforcer les liens avec six Etats d’Europe orientale et du Caucase a été un tournant stratégique dans cette région, et est un élément du dynamisme de la politique de l’U.E envers la Moldavie. Il a été un moteur de rapprochement avec l’U.E et a permis à la Moldavie de devenir candidate à l’adhésion à l’U.E en 2022, tournant important qui amène l’U.E à s’intéresser de plus en plus à la Moldavie. Ainsi en 2023 le 2è sommet de la Communauté politique européenne y est organisé, Ursula van der Leyen s’y rend en 2024 et en août dernier (2025) Le chancelier Merz, le président Macron et le Premier ministre polonais D. Tusk sont allés ensemble à la fête de l’indépendance participer à une « grand-messe » pro-européenne.
Que se passe-t-il en Transnistrie ? Pourquoi y a-t-il des troupes russes qui ont combattu la Moldavie en 1992 ?
La Transnistrie (pays « au-delà du Dniestr ») est une étroite bande sur la rive gauche du fleuve à l’est de la Moldavie (capitale Tiraspol) à la frontière ukrainienne avec une population très métissée et une forte minorité russophone (34%) qui abrite en effet une présence militaire russe, ce qui donne à la Russie un levier d’influence direct même si la Transnistrie n’a aucune continuité territoriale avec la Russie, ce qui pose problème pour tenir un éventuel front.
Dans le contexte soviétique des années 1980 et post-soviétique, la Moldavie se « roumanise » : le roumain devient langue officielle et l’alphabet latin remplace le cyrillique ce qui amène l’organisation d’une opposition dans la zone russophone et la sécession de la Transnistrie qui proclame en 1990 la République moldave du Dniestr jamais reconnue internationalement ; c’est un territoire Moldave de jure. Après la proclamation de l’indépendance de la Moldavie, une guerre entre la Moldavie et les séparatistes transnistriens, soutenus par les forces russes, conduit à un cessez le feu en juillet 1992 et à un front gelé depuis. La Russie n’a jamais retiré ses troupes directement dépendantes de Moscou qui maintient le statu quo au nom de la protection des russophones. En 2022, suite à l’attaque du territoire ukrainien, plus d’un million de réfugiés ukrainiens sont passés en Moldavie (en partie par la Transnistrie) où ils ont représenté près de 40% de la population ; 110 000 réfugiés ukrainiens sont restés depuis en Moldavie.
La Transnistrie sert de tremplin à Moscou qui cherche à déstabiliser l’opinion moldave par divers moyens de propagande, des fausses rumeurs et aussi en instrumentalisant la religion orthodoxe. Celle-ci est en effet un des leviers les plus subtils et puissants de l’influence russe utilisée par Poutine pour façonner les opinions publiques, entretenir les divisions et renforcer l’identité russe. En Moldavie, deux Eglises se concurrencent : la plus importante dépend directement du Patriarcat de Moscou et répand des messages pro-russes, tandis que l’Eglise métropolitaine de Bessarabie, reconnue par l’Etat moldave en 2002, plus minoritaire, est rattachée au Patriarcat de Roumanie et symbolise le courant pro-européen. Depuis la guerre en Ukraine, plusieurs paroisses moldaves ont quitté le Patriarcat de Moscou, entretenant ainsi une tension religieuse croissante avec Moscou qui dénonce la persécution des chrétiens russophones.
Pourquoi la Moldavie, petit pays enclavé au même titre que le Luxembourg ou la Suisse, n’a-t-il pas pu connaitre un destin comparable ?
En effet il s’agit dans les deux cas de petits pays multilingues, enclavés, voisins de grandes puissances. A noter que le tsar Alexandre 1er a eu pour précepteur le philosophe des Lumières vaudois Fréderic César de la Harpe.
Les vulnérabilités de la Moldavie sont multiples. Les explications sont à rechercher tant dans sa géographie constituée essentiellement de terres fertiles, facilement accessibles, la rendant perméable aux influences extérieures et aux convoitises de ses voisins que dans la complexité de son histoire au cours de laquelle le pays est passé sous différentes dominations. Dans les années 1980, sous la Perestroïka de Gorbatchev, le réveil national des élites moldaves ont poussé à la « roumanisation » du pays, renforcée après l’indépendance et la sécession de la Transnistrie. La fracture identitaire reste forte. Cette incertitude nationale ralentit la construction d’un projet commun. La question linguistique en Moldavie est un point sensible et symbolique de l’identité nationale et de la rivalité d’influence entre la Roumanie et la Russie. Depuis 2023, le nom officiel de la langue d’Etat, après un long débat est le roumain (parlé par 84% de la population), qui a été appelée pendant des décennies, sous l’influence russe, le « moldave » (appellation encore utilisée par les milieux pro-russes) pour le distinguer du roumain mais il s’agit de la même langue (grammaire, vocabulaire, syntaxe…) écrite en caractères latins (officiellement depuis 1989) sous l’impulsion de l’intelligentsia moldave. En Transnistrie, le moldave est encore parfois écrit en caractères cyrilliques. Les caractères cyrilliques avaient été imposés en 1940 par les soviétiques
La Moldavie, par rapport a la Suisse a un grand handicap : celui de l’émigration. La population est passée de 4,3 M° d’habitants en 1991 à 2,4 M° actuellement malgré l’accueil des réfugiés ukrainiens (100 000 sont restés).
Les élites locales sont parfaitement conscientes que le développement ne peut être viable qu’à condition d’avoir un ou des partenaires solides, c’est-à-dire actuellement l’U.E vers laquelle se font 70% des exportations. Lors des dernières élections, le développement économique n’a pas été au cœur des débats et des préoccupations. L’UE a promis en octobre 2024 une aide financière importante estimée (en cumulatif) à 2 Milliards d’€ pour accélérer les réformes structurelles à une intégration européenne et renforcer son économie par divers investissements. L’avenir montrera si la Moldavie peut réussir le test européen.
Quelle est la répartition des minorités linguistiques dans l’espace moldave ?

Les Langues en Moldavie, Source LECLERC, Jacques. « Moldavie » dans L’aménagement linguistique dans le monde, Québec, CEFAN, Université Laval, 2021 https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/moldavie-4Pol-minorites.htm, (octobre 2025), 19,5 ko.
La population moldave est très mélangée sans liens avec des bases ethniques particulières. Ainsi en Transnistrie, il n’y a pas d’ethnie transnistrienne, 1/3 de la population est roumanophone et 29% des Transnistriens ont voté en 2025 pour Mia Sandu, pro-européenne. Les minorités sont dispersées et plusieurs autres langues que le moldave sont parlées essentiellement le russe qui a eu un statut de langue de communication (abrogé depuis 2021), l’ukrainien et le bulgare. La majorité des Moldaves sont bilingues (roumain/russe) et dans la vie quotidienne, beaucoup mélangent les deux langues. Le roumain prédomine largement dans les campagnes même si le russe est assez répandu dans les campagnes du nord. Le russe est très parlé dans les villes et les milieux d’affaires surtout dans la capitale.
La Gagaouzie (en turc signifie « étrange ») reconnue comme « unité territoriale autonome » depuis 1994, regroupe sur un territoire minuscule au sud, autour de la capitale Comrat, 130 000 habitants de religion orthodoxe (christianisés sous l’empire Ottoman) dépendant du Patriarcat de Moscou. Les Gagaouzes turcophones parlent aussi le russe (à 80%), dans une moindre mesure le bulgare. En fait moins de 1% ne parle qu’exclusivement le gagaouze ; ils sont plutôt pro-russes et ont voté aux dernières élections entre 3% et 5% pour le PAS pro-européen.
Qu’en est-il de la minorité juive en Moldavie ?
Dans le contexte de montée de l’antisémitisme aux XIXè et XXè siècles, les pogroms étaient fréquents. Le pogrom de Kichinev en avril 1903 est un des plus célèbres et tragiques. Il est bien connu par les travaux de l’historien américain, Steven J. Zipperstein*, titulaire de la chaire d’histoire et culture juive à l’Université de Stanford. Ce pogrom a été déclenché dans un climat politique et médiatique antisémite par un journal antisémitite Bessarets (dirigé par Pavel Krushevan) qui diffusa de fausses rumeurs de « meurtre rituel juif ». Zipperstein analyse la fabrication d’un mythe : comment ce pogrom qui ne fit « que » 50 morts (alors que celui d’Odessa en 1905 en fit plusieurs centaines) fut surinterprété à l’Ouest en devenant un symbole mondial de la barbarie antisémite et un tournant moral et politique pour le judaïsme moderne en influençant le sionisme ? Jusqu’en 1941 l’imaginaire juif dans la persécution est centré sur Kichinev, la ville du massacre. Zipperstein montre que ce pogrom ne fut pas une explosion « populaire » mais un produit culturel issu d’un réseau antisémite également directement lié aux Protocoles des Sages de Sion publiés à St Pétersbourg au même moment par le même propagandiste Krushevan. Les milieux antisémites russes prétendent à travers ces protocoles, traduits en anglais, allemand, français, révéler un complot juif mondial. Ils furent un outil idéologique pour présenter les Juifs comme manipulateurs du désordre mondial. Zipperstein voit dans ce lien entre Kichinev et St-Pétersbourg le passage de la violence locale à la conspiration antisémite mondiale.
Que peut-on dire de la période soviétique en Moldavie (1940-91) ?
Ce fut une période de bouleversements profonds qui commença bien mal avec l’occupation du territoire, l’extermination des Juifs, la Seconde Guerre mondiale, la terreur stalinienne, la famine, et la soviétisation.
Dans le cadre du Pacte germano-soviétique en juin 1940, l’URSS force la Roumanie à céder la Bessarabie et la Bucovine du Nord à l’URSS qui crée la RSSM (République soviétique de Moldavie) et y impose le modèle soviétique avec pour conséquences immédiates des déportations massives au Goulag des élites, propriétaires, prêtres, intellectuels roumanophones…la russification de l’administration, de la langue (alphabet cyrillique).
En 1941, la Roumanie (alliée de l’Allemagne nazie) reprend la Bessarabie. Le régime d’Antonescu mène une politique radicale d’extermination des Juifs.
Le retour soviétique en 1944 entraine l’application de la terreur stalinienne et la famine (200 000 morts) en 1946-47. Après la mort de Staline (1953), la soviétisation se fait un peu moins brutale avec le développement (très modéré) d’une identité moldave sous contrôle du parti communiste moldave.
L’héritage mémoriel de cette période est très varié, très fracturé et encore visible par certains aspects aujourd’hui. Des récits concurrents très liés aux destins personnels individuels, s’affrontent encore. D’un côté certains, russophiles, regrettent la modernisation, l’encadrement de la société, le progrès social et économique quand d’autres plus roumanophiles voit dans la période soviétique une occupation illégale, brutale du pays. Le passé récent soviétique est au cœur des enjeux politiques actuels.
Octobre 2025, Micheline Huvet-Martinet
*Steven J. Zipperstein, Kishinev and the Tilt of History, New-York, 2018, ed Liveright / W.WNorton
