Élisabeth Bonnet-Pineau reçoit ce mardi 28 janvier, au nom des Cafés géo, deux universitaires géographes, Monique Poulot-Moreau, professeure à l’université de Paris Nanterre, et Pierre Pistre, maître de conférences à l’université de Paris Diderot. Ils sont conviés pour traiter d’un sujet à première vue traditionnel, mais en fait en plein renouvellement : la ruralité française. La première s’est particulièrement intéressée, depuis une dizaine d’années, à la périurbanisation et à l’évolution des relations villes-campagnes sous l’angle de la transformation des pratiques agricoles ; le second a étudié la diversité des campagnes en France métropolitaine, de l’influence des manières de les définir à leurs transformations sociodémographiques.

 

1-La première question d’Élisabeth Bonnet-Pineau (EBP) porte sur la définition même de la ruralité. Quels en sont les éléments de spécificité ? Quelle en est la singularité ?

Selon Pierre Pistre (PP), la réponse ne peut être que complexe et change selon le critère adopté. D’abord, la définition du rural en France est étroitement liée à la manière de définir la ville : en effet, depuis le XVIIIe et surtout le XIX siècle, il est avant tout défini comme « tout ce qui n’est pas urbain » (cf. définition de la ville comme un espace de bâtis agglomérés de plus de 2000 habitants). Ensuite, la complexité tient aujourd’hui à la pluralité des définitions statistiques – notamment produites par l’INSEE – qui co-existent pour définir les espaces ruraux ; par exemple, en fonction des critères choisis, la population rurale varie entre 4,5% et 44% de la population totale. Pour clarifier la définition statistique du rural en France, l’INSEE prévoit de publier pour mi-2020 un nouveau zonage spécifique, en associant vraisemblablement des critères démographiques et fonctionnels.

Monique Poulot-Moreau (MPM) insiste sur la difficulté à définir la ruralité selon un critère statistique car les enjeux sont très forts dans les politiques publiques. La définition fait appel à des notions compliquées (par exemple, selon une définition européenne, Le plateau de Saclay fait partie du monde rural). Et où placer la notion de densité (de la population et des réseaux) ? On assiste à un glissement du rural vers de nouvelles ruralités.

 

2-EBP s’interroge sur l’hétérogénéité des enjeux, la multiplicité des recompositions sociales, les dynamiques rurales actuelles.

Pour PP, il faut notamment s’intéresser aux transformations rurales sous l’angle de l’évolution des populations, et une approche géographique à plusieurs échelles permet de rendre compte avec précision des principales tendances contemporaines. A l’échelle nationale, on constate une reprise démographique dans une majorité de communes rurales, portée principalement par un solde migratoire positif (cf. plus d’installations résidentielles que de départs) ; pour autant, cette reprise n’est pas générale, de nombreux territoires ruraux continuent de perdre de la population et des signes de fragilisation de la reprise sont apparus après la crise économique de 2007-2008. A l’échelle régionale, des oppositions assez nettes s’observent ensuite : les reprises démographiques sont largement majoritaires dans l’ouest et le sud du pays, plus inégales dans le Centre, et minoritaires dans les campagnes du Nord et du Grand-Est en raison principalement de déficits migratoires. Toutefois, des différences importantes peuvent exister à l’échelle locale entre des communes voisines, dans des contextes régionaux majoritairement en croissance comme en décroissance ; les explications tiennent aux aménités locales (paysages, vie associative, équipements publics…) ou encore aux politiques municipales (ex. rénovation de logements, viabilisation de terrains…).

MPM insiste sur les différences de dynamiques rurales tant sur le plan démographique que sur le plan économique. Il faut rappeler que les emplois y sont aujourd’hui majoritairement tertiaires et qu’ils évoluent très vite. La place occupée par le secteur public régresse au profit du secteur privé qui fournit de plus en plus d’emplois dans des domaines comme l’aide aux personnes âgées et le tourisme (le rural deviendrait-il « le terrain de jeu des urbains » ?).

Parmi les nouveaux venus, l’arrivée d’agriculteurs qui ne sont pas nés en milieu agricole, constitue un phénomène récent. Ils s’installent sur de petites superficies où ils pratiquent du maraîchage ou de l’élevage, parfois en groupe, reconstituant une agriculture de proximité. Ces micro-fermes de nouvelle génération sont nombreuses dans les Cévennes, la Creuse ou le Larzac.

 

Carte de la typologie des campagnes françaises réalisée en 2011, à la demande de la Datar, et publiée sur le site de l’Observatoire des territoires – ANCT

(https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/fr/typologie-g-n-rale-des-campagnes-fran-aises)

 

3-EBP demande aux intervenants comment définir le « périurbain » : « espace intermédiaire et hybride » ?  « Tiers espace » ? « Marge territoriale » ? Donne-t-il lieu à une recomposition sociale ?

MPM évoque la double légende du périurbain. Légende noire d’une « France moche », d’un lieu de fermeture sociale. Légende rose qui exalte les raisons qui poussent les populations à s’y installer. Les études récentes montrent la complexité du périurbain tant sur le plan social (lieu de villégiature pour les uns, résidences ouvrières pour les autres) que sur le plan socio-spatial (centres plus favorisés s’opposant à des couronnes désavantagées, écarts entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest). La création de logements sociaux imposée par la loi SRU a amené une densification du bâti alors que les habitants souhaitent le maintien d’une certaine agriculture.

PP ajoute que cette complexité est à comprendre et à replacer dans les spécificités du contexte français. Le zonage statistique en aires urbaines, produit par l’INSEE à partir de la fin des années 1990, a notamment contribué à diffuser une vision hégémonique des espaces périurbains comme des espaces avant tout sous l’influence des pôles urbains – à travers exclusivement les mobilités quotidiennes des actifs résidents.

De ce point de vue, la littérature scientifique sur la gentrification rurale – qui s’est développée principalement outre-Manche depuis les années 1990 – peut aider à prendre conscience de la relativité du vocable « périurbain » dans le contexte français. En effet, sous l’angle d’indicateurs d’analyse de la gentrification (ex. : poids des classes moyennes et supérieures, des hauts revenus, des plus diplômés… mais aussi, certaines caractéristiques paysagères), bon nombre des périphéries urbaines françaises notamment des grandes agglomérations s’apparente à des espaces ruraux gentrifiés qui sont désignés comme tels en Angleterre ou aux Etats-Unis.

 

4-EBP pose la question de l’hyper-ruralité.

PP répond qu’elle est caractérisée par de très faibles densités (cf. rapport Bertrand de 2014) et qu’elle fait référence aux espaces dont le caractère rural porte certainement le moins à controverse. Dans ces espaces ruraux souvent éloignés des principales agglomérations, des reprises démographiques majoritaires ont aussi été enregistrées dans les années 1990-2000 mais elles se sont tassées dans les années 2010.

Ces espaces sont également concernés par l’installation de personnes de nationalité étrangère : le phénomène n’est pas nouveau (cf. migrations historiques de Polonais, d’Espagnols, d’Italiens, de Portugais… et, plus récemment, de Britanniques, surtout depuis les années 1990) mais l’on observe aujourd’hui une diversification importante des origines représentées (voir le projet CAMIGRI : https://camigri.hypotheses.org/)  ; ce constat est pour partie lié aux installations par l’Etat de réfugiés et de demandeurs d’asile depuis 2015, pour lesquelles certains réseaux associatifs et de solidarité rurale ont joué un rôle essentiel d’accompagnement.

Ainsi, à travers ces dynamiques migratoires – mais aussi l’évolution de certaines activités économiques notamment agricoles –, les « espaces hyper-ruraux » doivent être considérés comme pleinement influencés par la mondialisation des échanges.

MPM précise que les espaces hyper-ruraux se trouvent surtout dans la « diagonale du vide ». Ils sont moins bien desservis, moins équipés en termes de services, en perte de diversité sociale. C’est pourquoi ils sont prioritaires dans l’attribution des mesures d’accompagnement décidées par les pouvoirs publics. La Creuse qui est à la fois le département le plus âgé d’Europe et le plus pauvre de France, en est un exemple. Une enquête de l’IGAS a permis de dresser un état complet de la pauvreté rurale (les maisons rurales mal chauffées constituant un indicateur de pauvreté).

 

5-EBP demande si « l’attachement à la terre » est une spécificité française en Europe occidentale.

MPM répond positivement, mais elle répond qu’il y a aussi un fort attachement en Europe de l’Est.

L’imaginaire du rural est très fort, même s’il a connu, y compris chez les géographes, un certain désenchantement entre 1920 et 2000. Actuellement il y a un renouveau des études rurales qui attirent de plus en plus d’étudiants.

Il faut repenser la relation ville/campagne, en prenant en compte le tournant environnemental (parcs de loisirs…) et la question alimentaire. On a besoin de la campagne pour la production agricole. Mais il faut redouter les restrictions localistes. Le marché mondial est encore nécessaire. On doit réfléchir à la notion d’« espace proche ». Ainsi Albi veut constituer un espace agricole lui permettant de nourrir sa population dans un rayon de 20 km.

La France est le pays le plus consommateur d’espace en matière de logement, ce qui interroge sur la place de l’agriculture dans le périurbain.

Pour PP, l’actualité des relations ville/campagne est variée. Elle a par exemple une dimension individuelle : la plupart des gens, par leurs origines géographies, leurs mobilités résidentielles successives, leurs mobilités quotidiennes ou saisonnières, construisent un espace de vie entre urbain et rural. Dans un tout autre registre, la recomposition et l’agrandissement des maillages politiques surtout des intercommunalités conduisent à des confrontations/associations croissantes dans la gestion publique locale entre territoires urbains et ruraux, et ce, pas toujours au détriment des derniers (voir La revanche des villages (1) d’Éric Charmes).

MPM donne l’exemple de la métropole de Nice-Côte d’Azur qui comprend des territoires s’étageant entre 0 et 3000 mètres ! Villes et campagnes y sont associées.

 

 

QUESTIONS DE LA SALLE

 

1-Question sur La revanche des villages d’Éric Charmes : doit-on la comprendre d’un point de vue démographique ? Quelles sont les tensions entre villes et campagnes ?

MPM rappelle deux notions développées par l’ouvrage. D’une part il montre que le village est le lieu d’une sociabilité différente, d’un autre rapport à l’espace qui met en valeur le paysage (par exemple la constitution d’une place herbue au centre du village). D’autre part, il insiste sur les tensions provoquées par des différences d’intérêt très fortes.

 

2-Question sur l’impression de « déserts » ressentie dans des villages en Ile-de-France, bien entretenus mais vides d’hommes.

PP et MPM soulignent d’abord le moindre usage qu’il est préférable de faire de la notion de « désert » pour penser l’évolution des espaces ruraux, une notion à la fois lourde de sens et avec un intérêt heuristique limité. Pour autant, la question soulève une interrogation importante sur le devenir des espaces ruraux de la grande périphérie parisienne, des espaces dans l’ensemble dynamiques sur le plan démographique, attractifs, mais avec assez peu de services, de commerces, et qui sont révélateurs d’un besoin de (re)penser les formes d’espace public dans ces communes.

 

3-Question sur le grand nombre de maires qui ne veulent pas se représenter aux élections

Les explications sont nombreuses (responsabilités, difficultés administratives…), mais pour PP et MP, une explication tient aussi aux évolutions récentes des maillages communaux (cf. communes nouvelles) et intercommunaux (cf. réduction importante avec la loi Notre de 2015), et aux difficultés d’identification induites.

 

4-Question sur la géographie des Gilets jaunes et le poids du rural

PP rappelle que plusieurs revendications à l’origine du mouvement concernent l’utilisation de la voiture pour les déplacements quotidiens (cf. hausse du prix des carburants, réduction de la vitesse de 90 à 80km/h…), ce qui paraît expliquer la surreprésentation d’habitants des espaces ruraux en raison de la dépendance à la voiture d’une grande partie de la population.

Sur les Gilets jaunes, MPM précise que les enquêtes de terrain ne sont pas terminées, alors que l’occupation des ronds-points subsiste, le Sud-Ouest étant plus concerné que l’Ouest.

 

5-Question sur les ZAD (« zones à défendre »). Quelle part y ont eu les résistances agricoles ? 

MPM note que les médias ont surtout insisté sur les préoccupations environnementales des zadistes, alors que ces territoires sont tenus par des agriculteurs organisés. A Notre-Dame-des-Landes ce sont des agriculteurs venus d’ailleurs qui ont procédé à un maillage agricole du terrain. Des agriculteurs itinérants circulent de ZAD en ZAD, notamment pour s’opposer aux Center Parks.

PP précise que les ZAD sont plus largement révélatrices d’espaces ruraux variés qui sont perçus et envisagés comme des laboratoires d’innovation pour construire des alternatives agricoles/alimentaires, sociales ou politiques.

 

6-Question sur les travaux d’économistes comme Laurent Davezies qui soulignent que l’essentiel des revenus viennent des régions urbaines. Est-ce un critère intéressant ?

Pour PP, les travaux principalement de L. Davezies (2) et de M. Talandier ont eu pour intérêt de porter un regard neuf sur les caractéristiques socioéconomiques et les moteurs de développement des espaces ruraux autour de l’économie résidentielle et touristique, en dépassant la sphère universitaire et en investissant le monde des acteurs des territoires.

Mais la dépendance du rural par rapport à l’urbain sur laquelle ils insistent, est jugée excessive par MPM. Les « économistes de la proximité », au contraire, ont travaillé sur les capacités endogènes du développement rural. En fait il faut utiliser les deux points de vue pour bien comprendre le développement rural.

 

7-Plusieurs questions portant sur les jeunes vivant en milieu rural, leur invisibilité dans les médias, leur difficulté d’accès à la culture, leur pratique citoyenne.

PP mentionne surtout les travaux de sociologues – à commencer par l’ouvrage récent de Benoit Coquart (3) – qui ont bien appréhendé les spécificités de modes de vie des jeunes ruraux. Quelques travaux en géographie mettent aussi en évidence la diversité de leurs espaces de vie.

MPM insiste sur le fait que les jeunes ruraux ne sont pas si différents des jeunes urbains. En-dehors de quelques études géographiques sur les scolaires, les recherches sur ce sujet sont insuffisantes. On sait peu de choses sur leurs loisirs, si ce n’est la volonté de créer des lieux de spectacle dans les petits bourgs.

 

7-D’autres questions sont posées sur les espaces ruraux dans les DROM, sur la fragilisation de la reprise démographique après la crise économique de 2007-2008, et sur la pertinence de la notion de « rural européen », mais nos intervenants n’ont pas le temps d’y répondre.

Nous les remercions pour la richesse de leurs propos.

 

Notes :

(1) Éric CHARMES, La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, 2019, Éditions du Seuil.

(2) Laurent DAVEZIES, La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, 2008, Paris, Seuil, collection La République des idées.

(3) Benoît COQUART, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, 2019, La Découverte, collection Repères.

 

Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux, relu et complété par Pierre Pistre (février 2020)