(Cosmopolis, D. Cronenberg, 2012, Canada)

cosmopolisPlutôt qu’adopter une posture didactique, Cronenberg a fait le choix, dans son dernier film, de la suggestion, pour parler du monde de la finance et du fossé qui sépare – et continue de se creuser ? – une infime minorité de rentiers multimilliardaires du reste de la population mondiale. Plus, la mise en images de cette idée suit une logique spatiale, l’essentiel du travail de mise en scène consistantdans Cosmopolisà donner corps à cette séparation, à rendre visible la discontinuité entre happy few et commun des mortels.

Pour nous dire de quoi le capitalisme financier est le nom(et l’espace), Cronenberg suit vingt-quatre heures de la vie d’un jeune milliardaire,EricPacker, consacrées à traverser en limousine une New-York exceptionnellement congestionnée.Cetimprobable et interminable périple doit le mener chez son coiffeur à l’autre bout de la ville, en dépit du double avertissement de son garde du corps : la visite du président des États-Unis, l’enterrement d’un rappeur soufi et des manifestations anarchistes s’additionnent pour causer des embouteillages monstres. Plus grave, une menace non identifiée pèserait sur la vie du golden boy.

Il ne s’agit pas pour Cronenberg de scruter le capitalisme en tant que système économique, en tant que logique de marché séparable et séparée des autres composantes de la société. Le réalisateur canadien montre plutôt, à la suite de Weber, comment la logique de l’accumulationpour l’accumulation s’inscrit dans un habitus : rationalisation à l’extrême des corps et des relations humaines, négation primaire de toute morale au profit de l’efficacité et du pouvoir de l’argent, cynisme, désenchantement. Packer semble d’ailleurs avoir largement délaissé l’obsession de l’accumulation, lui préférant une investigation rapideet approximative de questions sans queue ni tête, se demandant par exemple avec l’un de ses employés si le rat ne pourrait pas devenir la monnaie de référence, et observant avec ce qui ressemble bien à de l’indifférence sa fortune menacer de s’évaporer. Loin de la figure schumpétérienne de l’entrepreneur porteur d’innovation, Packer n’est plus qu’un spectre, occupé à déblatérer desphrases absconses et à chercher dans le sexe et la violence de quoi réveiller ses sens.

Et si la logique de l’accumulation vaine, qui se mue ici en calculs d’intérêts blasés, correspond à une manière d’être, elle va également avec des spatialités propres.A l’unité de temps se joint l’unité de lieu – la limousine, qu’on ne quitte presque jamais –, faisant écho à l’intégration du marché monétaire mondial, qui fonctionne en continu et s’appuie sur l’interconnexion des grandes places financières. Dans son trône de cuir noir, des écrans incrustés dans les accoudoirs permettent à Packer de suivre le cours du Yuan qui, à quelques milliers de kilomètres de là, s’obstine à monter et à mettre sa fortune en péril.

En même temps, si la limousine blindée est bien connectée aux réseaux financiers mondiaux, ses parois permettent de nier toute forme de contact avec son environnement immédiat. Même lorsque Packer sort de sa voiture, ses gardes du corps maintiennent une séparation avec ce qui l’entoure – tout en étant eux-mêmes, via leurs oreillettes, connectés à un intriguant « complex ». Et lorsqu’il devise avec ses conseillers, Packer ignore royalement les émeutes que traverse péniblement la limousine, même lorsque les manifestants la repeignent ou tentent de la renverser.

Le paradoxe apparent est alors que ce faux road-movie à travers New York ne parle en aucun cas de la ville, si ce n’est en creux, puisque la limousine la traverse sans la voir vraiment. Plus, si la ville est le « lieu où les gens se marchent sur les pieds » (Lefebvre), alors la limousine de Packer en est la négation absolue : au cœur des émeutes, le bunker mobile progresse, lentement mais sûrement, ignorant tout de ce qui l’entoure, son passager ne percevant l’agitation extérieure qu’à travers une couche de liège insonorisant et le filtre déformant du pare-brise arrière, semblable à un écran de télévision qu’on aurait laissé allumé sans le son.

Refus du contact, effet tunnel indépendant de la vitesse, décrochage entre réseaux mondiaux et valeur économique, symbolique et politique des lieux (Dollfus), cette limousine figure la vision ô combien pessimiste que se fait Cronenberg d’un monde où quelques indifférents, convaincus de leur supériorité, se consacrent, par leur pratique spatiale, à une négation totale de l’espace public, de la diversité/densité définissant la ville (J. Lévy). Bref, de la société.

Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL)