Delphine Papin, Juliette Morel et Daniel Oster

Le désir de comprendre l’évolution du conflit en Ukraine a donné au grand public un regain d’intérêt pour les cartes. C’est pourquoi nous étions particulièrement heureux de recevoir au Flore deux spécialistes de la cartographie utilisant les ressources informatiques, Juliette Morel, universitaire (1), et Delphine Papin, directrice du service Cartographie et Infographie du journal Le Monde (2).

A la question préalable de Daniel Oster « Qu’est-ce qu’une carte ? », les deux intervenantes sont d’accord pour la définir comme « la représentation réduite d’un espace, terrestre ou imaginaire, sur un format plat, ce qui suppose de faire des choix ».

Juliette Morel explique les différentes étapes du travail cartographique à partir de l’exemple de la carte du commerce mondial en 2012.Dans un premier temps, il faut choisir les éléments graphiques pour le fond de carte et la représentation des données statistiques. La réalisation du fond de carte suppose de choisir un mode de projection (passage de la forme sphérique à la carte plate), une orientation, une sémiologie graphique, un maillage et une toponymie (ce sujet ne sera pas traité).


Le commerce mondial en 2012 (source : la cartothèque de Sciences Po, 2014) (3)

De nombreux paramètres interviennent qui peuvent changer, être modifiés par le ou la ou les cartographes et donner des images différentes. La carte en haut à droite a le défaut de faire apparaître l’Océanie comme hors des échanges internationaux. Les deux cartes de gauche sont des tentatives de rééquilibrage géographique pour visualiser la place effective de l’Océanie. Enfin, en bas à droite, le commerce mondial est représenté par un schéma dans lequel la position des cercles symbolisant les régions n’est plus déterminée par leur localisation géographique, mais par l’intensité de leurs échanges.

Il y a différents modes de projection obtenus par des modèles mathématiques qui déforment différemment les continents (formes, surfaces). Le choix est important, surtout à petite échelle (représentation de grands territoires). Longtemps le modèle de Mercator (1569) a prévalu jusqu’à ce que Peters (1973), très critique à l’égard d’une projection qui donnait trop d’importance à l’Europe, en propose un autre. Chaque modèle a ses partisans.


A gauche, projection de Mercator. A droite, projection de Peters. Source : (3)

L’orientation des cartes a aussi changé au cours de l’histoire. Au Moyen Âge, les Européens indiquaient la direction de l’Est en haut des cartes car c’était la direction de Jérusalem. Plus tard, à l’époque des grandes découvertes européennes, on choisit le Nord. En 1979 un Australien, Stuart Mc Arthur a proposé une Carte du monde universelle corrigée qui place le Sud en haut et l’Australie au centre. Ainsi, dit-il, « Le Sud ne se vautrera plus dans une fosse d’insignifiance… enfin le Sud émergera au sommet ».


A gauche, carte « TO » (Isidore de Séville). A droite, carte de Mc Arthur (années 1970). Source : (3)

La sémiologie graphique pose la question de la représentation visuelle des informations. Le choix des couleurs est alors arbitraire. Ainsi en France les champs sont laissés en blanc alors qu’aux Pays-Bas ils sont colorés en vert, ce qui crée une impression toute différente chez le lecteur qui a besoin de se référer à une légende. La représentation visuelle des quantités a été tardive. Sur une carte de 1782 il est encore nécessaire de consulter la légende pour en avoir connaissance tandis qu’au XIXe siècle on utilise différentes densités de couleur, puis des traits plus ou moins épais.


Mise en regard de 4 cartes de la fin du XVIIIe siècle ou du XIXe siècle témoignant de la difficulté de représenter graphiquement des quantités. En haut à gauche, une carte de l’Europe qui contient les produits les plus curieux, les lieux de commerce les plus commodes et la superficie des pays. En bas à gauche, la carte figurative de l’instruction populaire en France. En haut à droite, la carte du Vésuve. En bas à droite, la carte de la circulation des voyageurs par voitures publiques sur les routes entre Dijon et Mulhouse. Source : (3)

Le choix d’un maillage plus ou moins serré (commune, département, Etat, continent…) dans la représentation de données statistiques influe fortement sur la conclusion qu’en tirera le lecteur.

A titre d’exemple critique, J. Morel présente alors une carte produite le 30 avril 2020 par le gouvernement sur la circulation active du Covid, afin de préparer la population à des sorties différenciées du confinement. On a choisi de représenter par des couleurs les différents taux de passage aux Urgences, ce qui est contestable, et les territoires d’Outre-mer sont mal reproduits.


Carte proposée par le gouvernement français le 30/04/2020 pour rendre compte de la circulation du coronavirus. Source : (3)

En conclusion de cette première intervention, Juliette Morel et Delphine Papin sont d’accord pour insister sur la place importante des cartes dans les journaux du monde entier, cartes compréhensibles par des gens de cultures différentes.

Delphine Papin explique que, ces dernières années, l’actualité a donné de nombreuses occasions de s’épanouir à la cartographie qui dispose aujourd’hui de nombreux outils permettant un travail rapide et efficace. La carte est devenue le premier support dans les médias de la diffusion du COVID 19, des élections présidentielles françaises (avril 2022), de la guerre en Ukraine (début en février2022) et du séisme en Turquie et Syrie (février 2023).

Dans le cas des élections, il a fallu choisir un maillage très fin (commune) et travailler dans la nuit suivant le jour électoral, en collaboration avec les services du Ministère de l’Intérieur, afin de publier des cartes dès le lendemain matin. Un des choix difficiles à faire est celui des couleurs qui représentent partis et candidats. Ce n’est qu’après beaucoup d’hésitations que le jaune a été choisi pour Emmanuel Macron.

Les nombreuses cartes présentées à la télévision sur le conflit ukrainien ont donné aux spectateurs une bonne connaissance de la cartographie du pays. Pour leur réalisation, plusieurs questions se sont posées (par exemple, quelle place donner au relief et à l’eau : Dniepr, mer Noire ?)

Les cartes du séisme turc et syrien ont demandé deux jours et demi de travail afin de localiser les zones les plus touchées. Les cartographes devaient prendre en compte les données géographiques, politiques, économiques et comprendre la frontière turco-syrienne alors que le pouvoir syrien n’a pas la maîtrise du territoire. La frontière est désignée comme une « faille géopolitique ». Le nombre des éléments figurant sur les cartes a nécessité l’adjonction de légendes très détaillées.



Deux représentations du relief de la frontière turco-syrienne (source : Le Monde, février 2023)


Répartition de la population dans la zone du séisme en Turquie et Syrie. (Source : Le Monde, février 2023)

Questions du public :

• La première question porte sur la lecture des cartes.
D. Papin témoigne que son équipe et elle ont un grand souci de la réception de leurs cartes et se demandent, par exemple, quel temps les lecteurs passent devant leurs cartes. La rédaction a constaté que les grands formats cartographiques amenaient de nouveaux abonnements.
J. Morel concède qu’il faut un minimum de formation pour bien comprendre une carte. Google Maps a entraîné un développement de la consultation des cartes, mais une carte papier ne se lit pas comme une carte web.

• Comment cartographier le conflit ukrainien?
Les cartographes de presse disposent aujourd’hui de nombreuses ressources (Internet, différentes chaînes de TV etc…) et de plusieurs équipes de rédacteurs. Mais certains terrains sont plus difficiles que d’autres à cartographier.

Les « vraies » cartes ne mettent-elles pas en danger la vie des gens ?
D.Papin répond qu’on ne se pose jamais cette question et que, de toute façon, la précision des cartes n’est pas assez grande.

• Les cartes sont-elles un support par rapport à l’écrit ?
La Cartographie est un service indépendant du journal où travaillent des « journalistes cartographes ». Le texte ne doit pas lire la carte et la carte ne doit pas répéter le texte.

Notes :

(1) Maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Créteil où elle enseigne, outre la cartographie, la géomatique, les SIG… Elle a publié, entre autres, Les cartes en question. Petit guide pour apprendre à lire et interpréter les cartes, Autrement, 2021.

(2) Docteure en géopolitique de l’Institut de géopolitique. Elle a publié dernièrement Atlas géopolitique de la Russie, Les Arènes, 2022

(3) Toutes ces cartes sont extraites du livre de Juliette Morel, Les cartes en question. Petit guide pour apprendre à lire et interpréter les cartes, Autrement, 2021

Michèle Vignaux, Février 2023