L’Arctique se trouve au cœur des défis du XXIe siècle. Le changement climatique et la mondialisation changent la donne relative à ces régions qui sont devenues l’objet de toutes les convoitises, notamment celles liées aux ressources et aux accès. Défis environnementaux, politiques et culturels sont ici particulièrement mêlés, ils concernent autant les Etats riverains que le reste du monde.
Pour traiter de ce vaste sujet ce mardi 28 octobre nous avons invité deux spécialistes des régions polaires : Camille Escudé, géographe, docteure en relations internationales, membre du CERI de Sciences Po, et Rémy Marion, photographe, réalisateur et conférencier, grand connaisseur des régions polaires. L’animation de ce café géo est assurée par Michèle Vignaux.

Camille Escudé (à gauche) et Rémy Marion (à droite) lors du café géo sur l’Arctique qui s’est tenu au Café de Flore (Paris 6ème) mardi 28 octobre 2025 (Photo de Micheline Huvet-Martinet)
En préambule de ce café géo Michèle Vignaux évoque les idées reçues sur le monde arctique pour mieux cerner les enjeux actuels de ces régions, liés en particulier au changement climatique et aux rivalités géopolitiques. Elle présente ensuite les deux intervenants qui forment un tandem parfaitement complémentaire sur l’Arctique (nous utiliserons les initiales C.E. et R.M. pour différencier les interventions de nos deux invités).
Les enjeux de pouvoir en Arctique (C.E.)
Les représentations de pouvoir dans les régions arctiques façonnent nos façons de voir ces régions. Ainsi dans Docteur Folamour, film de Stanley Kubrick de 1964, l’action se situe en pleine guerre froide : des missiles en provenance de l’URSS, donc venant de l’Arctique, incarnent le danger nucléaire pour le territoire des Etats-Unis. N’oublions pas la proximité géographique des Etats-Unis et de l’URSS puisqu’à peine 80 km séparent les deux pays dans le détroit de Béring. C’est là une représentation de pouvoir classique avec deux Etats voisins (dans la zone arctique) dont la rivalité peut conduire à une guerre mondiale. Cet imaginaire a été redoublé, un peu différemment, dans la série télévisée norvégienne Occupied diffusée en 2015-2020. Cette série de politique-fiction met en scène l’occupation russe de la Norvège, dirigée par un gouvernement écologiste qui veut arrêter la production d’hydrocarbures.
A plus grande échelle, celle des populations arctiques, Nanouk l’Esquimau, le premier documentaire de l’histoire du cinéma réalisé en 1922 par Robert Flaherty, décrit la vie quotidienne du chasseur Nanouk et de sa famille dans le Grand Nord canadien des années 1920. A la même échelle locale, la quatrième saison de la série danoise Borgen sortie en 2022 montre de façon très réaliste les enjeux liés à l’avenir des populations autochtones (les Inuits) du Groenland en explicitant les représentations de pouvoir entre les Groenlandais et l’ancienne tutelle coloniale danoise.
Toutes ces représentations viennent de la culture populaire, mais elles ont aussi des conséquences dans la « vraie vie » comme on peut le voir avec quelques représentations de pouvoir politique. Ainsi en 2007, des explorateurs sont parvenus à déposer un drapeau en titane aux couleurs de la Russie au fond de l’océan Arctique, sous la banquise du pôle Nord. Une autre représentation, liée à une projection cartographique adaptée, montre l’intérêt croissant d’un nouvel acteur de la zone arctique, la Chine, soucieuse d’exploiter les nouvelles routes maritimes commerciales. Une autre carte met en évidence les liens écossais avec l’Arctique pour alimenter une politique étrangère de l’Ecosse qui se veut distincte de la stratégie du Royaume-Uni.
Ces rapports de pouvoirs ont des effets sur les territoires et les habitants de ces territoires. Parmi les effets sur les territoires, notons les frontières qui s’ouvrent, celles qui se ferment (en mer de Barents), les bases militaires qui émergent, les ports en eau profonde qui sont créés… Evoquons aussi le rôle du contexte : les inflexions des présidences Trump (comme les revendications américaines sur le Groenland), les conséquences de la guerre Russie-Ukraine (blocage de la coopération politique au sein du Conseil de l’Arctique), l’intérêt de nouvelles puissances (comme la Chine).
Rappelons la différence entre les régions polaires du Nord et du Sud. L’Arctique est un océan entouré de continents, l’Antarctique est un continent entouré d’océans. D’autre part, l’Arctique est composé de territoires habités, peuplés depuis des dizaines de milliers d’années, sous la souveraineté d’Etats (5 Etats riverains, 8 Etats au nord du Cercle polaire arctique) tandis que l’Antarctique est un territoire qui n’a jamais été peuplé de manière permanente.
L’Arctique au cœur du changement climatique (C.E.)
Les experts du GIEC estiment que le réchauffement climatique s’accroît 3 à 4 fois plus vite en Arctique que dans le reste du monde. Plusieurs conséquences : en premier lieu, la fonte de la banquise. Depuis les premières mesures scientifiques, la surface de la banquise a diminué de 60%. Aujourd’hui, à la fin de l’été arctique, la banquise est à la fois rétrécie et affinée. Elle aura disparu en été à l’horizon 2040/2050. La diminution de la banquise est beaucoup plus importante du côté européen et russe (rôle du Gulf Stream) que du côté américain et canadien. Ces réalités climatiques ont évidemment d’importantes conséquences sur les territoires (navigation, vie des hommes).

Sisimuit (Groenland) : pas de rue, mais des maisons sur pilotis posées sur la toundra (photo Michèle Vignaux)
Autre conséquence : la fonte du sol gelé en permanence (pergélisol ou permafrost en anglais). Les conséquences affectent les infrastructures, les routes, les maisons ; elles portent aussi sur la libération de gaz (souvent du méthane) qui participent à un cercle vicieux climatique (gaz à effet de serre). Les conséquences du réchauffement climatique en Arctique se font sentir aux niveaux local ou régional, mais aussi au niveau mondial avec l’augmentation du niveau de la mer, la modification des courants marins et des impacts sur les systèmes climatiques globaux.
Il y a bien d’autres conséquences mais nous insistons ici sur les effets sociaux et géopolitiques du changement climatique.
La spécificité d’une géopolitique aux marges de l’écoumène
Les rivalités de pouvoir sont un très vieux thème en Arctique comme le traduit la compétition pour la « conquête du pôle Nord ». Au XXe siècle, l’Arctique est un territoire de confrontation de pouvoirs. Ainsi les Etats-Unis ont exprimé constamment leur intérêt pour cette partie du monde comme le prouve leur base militaire de Thulé créée en 1943 qui devient en 2023 la base spatiale Pittufik (Groenland).
Avec la fin de la guerre froide, dans les années 1980/1990, la région arctique est marquée par une régulation et une dévolution de pouvoir. En une dizaine d’années, elle est passée du statut de « point chaud » de la guerre froide où les deux blocs étaient les plus proches géographiquement à un espace qui concentre une multitude d’initiatives de coopération tout en donnant une voix accrue aux populations locales. Le Conseil de l’Arctique créé en 1996 apparaît comme l’organisation la plus importante de cette volonté de coopération qui met au premier rang les questions scientifiques et techniques. En résultent un renforcement du droit international en Arctique et les contours d’une intégration régionale arctique.
Les années 2000 marquent l’irruption de nouvelles puissances dans la région, en particulier la Chine (publication en 2019 du premier livre blanc chinois sur l’Arctique) sur les plans économique, scientifique, écologique et politique. Les Etats-Unis de Trump semblent réagir avec un temps de retard aux manifestations volontaristes de la Chine même si Trump exprime en 2019 et 2025 sa volonté d’instaurer la tutelle américaine sur le Groenland.
Parmi les Etats riverains, la Russie possède un long littoral arctique et une importante flotte de navires brise-glace qui lui assurent un atout décisif en matière de navigation et la capacité de manifester son pouvoir de grande puissance régionale. Mais la guerre en Ukraine depuis 2022 a mis fin aux formats de coopération traditionnels de l’Arctique et a entraîné une rupture inédite et profonde pour la géopolitique arctique.
En changeant d’échelle, au niveau national, l’Arctique peut être le théâtre de rivalités de pouvoir, notamment dans les conflits en matière de protection de l’environnement comme en Alaska où se trouve le plus grand espace naturel protégé des Etats-Unis. Après Trump qui autorise les forages pétroliers en Alaska en 2017, Biden fraîchement élu en 2019 instaure un moratoire interdisant cette exploitation. Trump, réélu Président en 2024 s’empresse de rétablir l’exploitation pétrolière. On voit comment l’Arctique est utilisé comme symbole de politiques nationales différentes en matière environnementale.
La question de l’emboîtement des échelles de pouvoir est particulièrement intéressante dans l’analyse de la gestion des territoires de l’Arctique qui voit se mêler des acteurs internes et des acteurs externes dans un jeu particulièrement complexe. Les tensions multiples invitent à poser quelques questions essentielles : qui a vraiment le pouvoir en Arctique ? Quel rôle doivent jouer les populations locales ? Faut-il sanctuariser l’Arctique ou permettre aux populations arctiques de vivre dignement ? Faut-il interdire certaines chasses ou autoriser les activités locales permettant aux locaux de subsister dans leurs espaces de vie traditionnels ? L’action d’ONG environnementales comme Greenpeace participe-t-elle à ce que certains appellent « l’éco-colonialisme » ou le « colonialisme vert », selon la formule de Guillaume Blanc ?
La navigation arctique (R.M.)
Les explorateurs des pôles sont parfois issus de régions polaires, parfois originaires d’autres régions comme le Néerlandais Barents, surtout connu pour ses expéditions dans l’Arctique à la fin du XVIe siècle à la recherche d’une voie maritime nordique vers l’Asie (le « passage du Nord-Est »). Cette course à l’Arctique se poursuit pendant plusieurs siècles. En 1845, l’expédition Franklin, expédition maritime et polaire britannique, cherche à traverser le passage du Nord-Ouest pour ensuite explorer l’Arctique mais elle disparaît.
Aujourd’hui, le passage du Nord-Ouest reste très peu emprunté (465 navires seulement depuis 1905 !) contrairement au passage au Nord-est le long du littoral sibérien, ceci essentiellement pour des raisons environnementales. La compétence de ses équipages et la qualité de ses brise-glace jouent en faveur de la Russie pour l’utilisation des routes maritimes estivales en Arctique. La Chine a massivement investi dans l’extraction des ressources naturelles de la région et a manifesté un intérêt croissant pour l’Arctique en raison des voies maritimes plus courtes et des perspectives de navigation plus importantes dues à la fonte des glaces.
Les populations de l’Arctique (R.M.)
Sur les 4 millions d’habitants des régions arctiques 15 à 20 % sont des populations « autochtones » qui habitent un territoire traditionnel réparti sur 3 continents et occupant 30 millions de km2 appartenant à 7 pays. Ces peuples autochtones rassemblent des groupes ethniques et culturels très divers mais ils doivent tous faire face aux mêmes défis.
Et Rémy Marion de lister de nombreux aspects qui décrivent les réalités vécues par ces populations : l’alimentation, les vêtements, la vie quotidienne, les activités traditionnelles (chasse, pêche), les modes de transport (traîneau à chiens, kayak, motoneige, avion), le sort de la jeunesse (taux de suicide, alcoolisme, maladies chroniques comme le diabète, etc.), la remise en cause de la culture ancestrale (acculturation, « colonisation » des modes de vie), l’art autochtone riche et diversifié, les liens transfrontaliers…
Questions de la salle
1-Précisions sur les populations autochtones.
Environ 500 000 autochtones parmi les 4 millions d’habitants des régions arctiques. 110 000 Inuits au Groenland et au Canada. 350 000 autochtones en Russie (Sames, Iakoutes, Nenets…).

Terre de Baffin, Qikiqtarjuak : lieu où ont été « déportés » des Inuits dans les années 1960 pour les sédentariser (photo Michèle Vignaux)
2-La pêche en Arctique
Les activités halieutiques, au cœur des économies arctiques, se sont intensifiées ces 20 dernières années. Les ressources en poisson se sont partiellement déplacées au gré du réchauffement climatique (migration des harengs vers le nord). Des chalutiers de grande taille sont souvent utilisés, par exemple par les Russes en mer de Barents. Les fermes d’élevage se développent, notamment pour l’aquaculture de saumon dans les eaux norvégiennes.
3-Un trafic maritime encore limité
Le trafic maritime est davantage du cabotage que du trafic lié au commerce international mondialisé. Certes, les ports libres de glace toute l’année se multiplient mais le trafic se concentre autour de la mer de Barents et de l’Islande, sur la côte ouest du Groenland, le long de la côte orientale sibérienne et en Alaska.
4-Un tourisme polaire en essor
Le tourisme polaire, longtemps marginal, se développe depuis 2 ou 3 décennies dans certaines régions en lien avec la notion de « dernière frontière » d’un monde en rapide mutation climatique. Il s’agit souvent d’un tourisme haut de gamme à bord de navires de croisière, mais aussi d’un tourisme sportif d’aventure ou même d’un tourisme familial (« village du Père Noël »). La fréquentation touristique augmente notamment au Groenland, au Svalbard, dans l’Arctique canadien, avec des conséquences problématiques pour des milieux fragiles et des conflits d’usage d’ordre culturel (incidents entre touristes et populations inuites à propos de la chasse au phoque). Les populations sont favorables au développement du tourisme (source de revenus) tout en craignant certains effets négatifs de celui-ci.

Terre de Baffin. Un ours escalade la pente d’un fjord au milieu de la toundra d’automne (photo Michèle Vignaux)
5-Quid des terres rares en Arctique ? Le potentiel minier et l’exploitation des hydrocarbures dans les régions polaires
Avec l’ouverture graduelle des espaces maritimes arctiques, de nombreuses spéculations ont accompagné l’estimation des ressources probables de la région. L’importance du potentiel minier est confirmée, celui des hydrocarbures également, au Canada, en Alaska, en Sibérie, etc. Les projets d’exploitation débouchent parfois sur des conflits locaux d’aménagement, notamment quand les pratiques extractives contribuent à éroder les moyens de subsistance traditionnels des habitants.
En ce qui concerne les terres rares, le Groenland renferme d’importantes ressources mais il n’y a aucune exploitation industrielle à ce jour.
Bibliographie :
Camille Escudé, Géopolitique de l’Arctique, PUF, 2024
Camille Escudé, Lydie Lescamontier, Les pôles en 100 questions, Tallandier, 2025
Rémy Marion, Farid Benhammou, Géopolitique de l’ours polaire, Editions Hesse, 2015
Rémy Marion, L’ours polaire, vagabond des glaces, Actes Sud, 2024
Nastassja Martin, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016.
Michèle Vignaux, Il n’y a pas que des ours dans l’Arctique…, site des Cafés géo, 2024 (https://cafe-geo.net/il-ny-a-pas-que-des-ours-dans-larctique/ )
Daniel Oster, novembre 2025
