Café géo (Paris, Café de Flore) du 9 décembre 2017

Le 19 décembre Claudie Chantre recevait au Flore Jean-Paul Amat, professeur émérite de géographie à l’Université Paris-Sorbonne, pour son ouvrage Les Forêts de la Grande Guerre, paru en 2015 et détenteur des prix Georges Hachette 2016 de la Société de Géographie et Edouard Bonnefous 2017 de l’académies des Sciences morales et politiques

Spécialiste de biogéographie historique, J-P Amat est aussi président de la société des Amis du Musée de l’Armée, membre de la mission du centenaire de la Grande Guerre. C’est donc un homme de terrain mais aussi un homme d’archives, soucieux d’analyser des paysages disparus comme de comprendre les regards que portent sur eux nos contemporains.

On peut aborder l’ouvrage par plusieurs entrées, en faire une lecture suivie ou choisir un chapitre ou un des nombreux encadrés qui l’illustrent, selon sa curiosité. C’est son ouverture sur plusieurs champs disciplinaires et sa forte documentation qui en font la richesse.

L’intérêt de J-P Amat pour la forêt commence durant son année de maîtrise avec la forêt de Fontainebleau, pour partie dévastée par des incendies en 1944, puis reconquise par la végétation. Les mêmes dynamiques végétales sont à l’œuvre dans les forêts du nord-est de la France qui ont été des lieux de bataille entre 1914 et 1918.

Le lien forêt/Grande Guerre bénéficie de l’intérêt récent de nos contemporains pour le patrimoine non seulement historique et culturel mais aussi biologique.

En mentionnant la Grande Guerre dans le titre, l’auteur donne des repères territoriaux – les forêts du Nord et de l’Est de la France -, mais son travail porte sur trois périodes : le XIXème siècle où les forêts sont acteur de l’aménagement du territoire, les années 14-18 où les forêts sont acteur de la guerre, et l’après-guerre où la forêt est vectrice de cicatrisation.

LES FORETS, ACTEURS DU TERRITOIRE :

Pourquoi peut-on dire qu’après la défaite de 1871, la forêt a été pensée en système en France ?

Au XIXème siècle, jusqu’à la guerre contre la Prusse, la frontière est stable à l’Est, mais après la défaite de 1871 qui sépare Metz de son arrière-pays, l’association reliefs/forêt dans l’espace frontalier offre de nouvelles possibilités de défense au territoire français. La forêt devient un élément essentiel de la nouvelle stratégie de la zone-frontière. Les militaires y installent des fortifications et y construisent des routes. Elle est considérée comme un « matériau qu’on peut sculpter » pour servir d’alliée aux militaires.

Pouvez-vous nous parler de la militarisation des agents des Eaux et Forêts avant-guerre ?

La militarisation des agents forestiers avant 1914 complète le dispositif qui a émergé après la guerre de 1870. Les agents forestiers deviennent les « chasseurs forestiers » et sont intégrés au corps de l’armée de réserve. Leur connaissance du territoire est précieuse. Ce sont ainsi eux qui sauvent la 3ème armée près de Bar le Duc, le 10 septembre 1914.

LES FORETS, ACTEUR DE LA GUERRE ;

Pourquoi peut-on dire que l’explosion énergétique qui caractérise cette guerre a fait naître de nouveaux paysages ?

Sur les champs de bataille de la guerre de position, l’énergie des bombardements (la densité d’obus déversés atteint 2 à 3 /m²) provoque la rupture du fonctionnement des écosystèmes et sociosystèmes. Apparaissent de nouveaux paysages constitués de surfaces en « peau d’orange » – les polémopaysages. On peut en établir la typologie en fonction du niveau de destruction.

La forêt comme milieu, environnement et cadre de vie ? Pourriez-vous revenir sur la citation du peintre Charles Moreau-Vauthier « Une bataille, c’est un paysage qui tire sur vous. » 

La forêt a pu aussi être désignée comme la « compagne du soldat ».

« Une bataille c’est un paysage qui tire sur vous » : cette image s’applique bien aux forêts camouflant des canons, donnant ainsi l’impression que « le canon semble sortir du paysage » (Jean Giono). La forêt est le lieu où les hommes ont une relation directe avec une ambiance et une végétation particulières. Pour le soldat, elle présente une ambivalence. Ce milieu difficile pour se battre mais apporte aussi abri et protection. La relation intime qui se crée entre l’arbre et le soldat a été décrite par plusieurs écrivains combattants comme Maurice Genevoix, ainsi que par des soldats anonymes dont les lettres évoquent un temps scandé par leurs sensations au cœur de ce milieu particulier.

LES FORETS COMME OUTIL DE CICATRISATION

Le ministère des Régions libérées définit 3 degrés de destruction après la guerre. Pouvez-vous nous préciser les choix d’organisation de l’espace qui ont émergé alors et la mise en phase des différents acteurs ?

Dans les régions libérées, une Commission d’évaluation a distingué trois zones de dégradations progressives à partir de l’axe central du front, le long des 800 km de frontière entre la Mer du Nord et les Vosges.

Dans la zone rouge, celle des espaces les plus détruits, l’Etat de droit doit faire face à une question redoutable, celle de l’identification de la propriété foncière d’avant-guerre. Sans bornes de propriété en place, sans assiette cadastrale, comment les Commissions des dommages de guerre peuvent-elle instruire les dossiers d’indemnisation ? Il ne reste que les documents communaux, mais beaucoup ont disparu, et les archives départementales. En attendant que le découpage cadastral soit reconstitué (entre 1920 et 1926), le territoire de la zone est gelé. La terre n’y appartient provisoirement à personne. Mais, au fil des ans, la dynamique végétale spontanée et la remise en état change la valeur des terres, très différente selon les endroits. Aussi lorsque l’Etat lève le gel des terres, les vend-il aux propriétaires aux enchères, ce qui constitue un nouveau tissu économique et humain. Seule certaines parties centrales de la zone rouge, surtout dans l’Est, sont définitivement expropriées par l’Etat, qui la dévolue au ministère de l’Agriculture aux fins de boisement par l’administration des forêts.

En quoi la renaissance de la végétation sur la zone rouge était-elle inconcevable ?

Dès 1919, les terres forestières et agricoles des champs de bataille dévastés se couvrent d’une végétation renaissante. La. Certains botanistes, anglais en particulier qui préparent la construction de cimetières pour leurs compatriotes morts, décrivent et tentent d’expliquer ce phénomène. Il s’avère que le potentiel floristique est resté intact (les graines ne sont pas détruites par les obus) et ne demande qu’à repartir. De même on constate un retour de la faune. Face à cette nature qui « reprend ses droits » deux comportements humains s’opposent. Les uns veulent perpétuer la mémoire du conflit en sacralisant, par l’édification de monuments et d’ossuaires, un champ de bataille qu’ils voudraient immuable. Les autres envisagent de constituer très vite un territoire forestier.

La (re)forestation donne la priorité aux conifères. Pourquoi ?

Plusieurs raisons expliquent ce choix. La première s’appuie sur un paradigme, plus culturel que scientifique, selon lequel les essences nobles (chênes et hêtres) ne peuvent s’implanter et se développer sur des sols médiocres ou détruits. Ensuite les résineux ont montré leur efficacité au XIXème siècle dans la lutte contre l’érosion en montagne (avec des pins noirs d’Autriche) et dans l’assainissement des zones humides, Landes ou Sologne (avec des pins maritimes). Enfin il faut remplacer le courant d’approvisionnement en pins du nord (de Riga) que la révolution russe a coupé, essentiels pour la reconstruction des mines.

L’introduction des résineux s’accompagne néanmoins de celle de feuillus (des arbres d’accompagnement tel le tremble et le bouleau). Pour la première fois aussi on reconnaît la diversité des milieux d’accueil (pente, exposition, réserve en eau des sols).

La forêt domaniale de Verdun, forêt d’exception ?

La forêt de Verdun a reçu le label « Forêt d’Exception » décerné par le ministère de l’Agriculture à des forêts domaniales emblématiques de relations entre nature, culture et gestion. Ses 10 000 ha attirent des touristes, successeurs des pèlerins de l’après-guerre. Un comité de pilotage définit des projets et des actions d’intervention. Tous les citoyens souhaitant y favoriser les travaux d’entretien et d’embellissement peuvent participer, par le biais associatif, ou, plus directement, par une souscription au financement participatif lancé par la Fondation du patrimoine (voir le site de la Fondation).

De nombreuses questions posées au conférencier témoignent de l’intérêt suscité par son sujet.

  • Quelle a été l’évolution des espèces et qu’en est-il du nivellement de la forêt ?

Le choix des forestiers a évolué. En 1974, ils firent le choix des feuillus en remplacement des résineux, introduits parcelle par parcelle. Aujourd’hui dans une forêt constituée majoritairement de hêtres, il ne reste qu’un tiers des résineux d’origine.

Après la phase de nettoiement du champ de bataille, il a été décidé de ne pas niveler le terrain pour ne pas faire ressortir les corps et les obus. Le boisement a fait fi des microreliefs de la guerre, ce qui en a rendu la gestion difficile. Actuellement il est nécessaire d’arbitrer entre les aspirations des différentes parties prenantes (DRAC, historiens, militaires, écologues, gestionnaires…). Le prochain plan d’aménagement cartographiera les secteurs à niveler.

La forêt de Verdun sert aussi de laboratoire à l’ONF. Par exemple, le programme Giono cherche à évaluer les possibles effets du réchauffement climatique sur les arbres en introduisant sur quelques parcelles des espèces provenant du sud de la France (hêtres, chênes sessiles).

  • Comment introduire la « culture de guerre » dans l’étude des forêts ? Comment y introduire la « culture de la forêt » de certains combattants pendant la guerre ?

Différentes sources privées (lettres, carnets…) nous montrent des soldats faisant partager à leurs camarades leur « culture de l’arbre ». Pour certains combattants originaires du Midi, les grands arbres des forêts du nord-est sont une découverte totale.

  • Le label « Forêt d’Exception » est-il récent ? Y a-t-il d’autres candidatures ?

L’ONF a créé ce label en 2008. Il distingue des forêts uniques par leur patrimoine historique, leur paysage et leur biodiversité. Dix-sept forêts sont engagées dans une démarche de labellisation et dix ont obtenu le label à la fin 2017. La loi impose à l’ONF une gestion trifonctionnelle de la forêt : la forêt produit du bois, procure une qualité environnementale et est lieu d’aménité sociale. Selon les cas la hiérarchie varie entre ces trois fonctions.

  • La présence d’obus, de corps… dans la forêt de Verdun ne constitue-t-elle pas un risque pour les touristes ?

Les risques sont réels. Aussi aménage-t-on des chemins de découverte plantés de panneaux signalant des « risques de guerre » (obus, barbelés, sapes…). Et c’est le préfet qui décide si les risques sont trop élevés.

Les objets récupérés par des équipes de « brigands » alimentent un commerce fructueux sous l’étiquette « militaria ».

  • M Sivignon rapporte, à titre comparatif, la réaction des soldats de l’Armée d’Orient qui découvrent les paysages des monts dénudés au nord de Salonique. Ces monts chauves sont qualifiés de « pays nuls », « où les gens ont tout coupé ».

La perception de la forêt varie selon les lieux et les époques. Au sentiment de détestation qui prévalait souvent autrefois a succédé chez nos contemporains le sentiment de la « bonté » de la forêt. Encore faudrait-il distinguer forêt-lisière et forêt profonde.

    Michèle Vignaux

Bibliographie

– J.-P. AMAT, Les forêts de la Grande Guerre. Histoire, mémoire, patrimoine, PUPS, 2015

www.lemonde.fr/dernière-chance-pour-la-biodiversité-les-arbres-de-verdun. Article d’Angela Bolis, 29 juillet 201