Café Géographique de Saint-Brieuc, 9 novembre 2018
Emmanuel Véron, est géographe. Il vient de rejoindre l’Ecole Navale en tant qu’enseignant-chercheur de géopolitique et de relations internationales après quatre années à l’INALCO (Département des Etudes chinoises). Spécialiste de la Chine et sinologue, il a soutenu sa thèse en 2016. Ses recherches portent sur les mutations de la Chine et sur les aspects géopolitiques et géoéconomiques liés à l’expansion de la puissance chinoise.
Emmanuel Véron se propose d’analyser dans le cadre de ce café géographique la géopolitique des « nouvelles routes de la soie », pour mieux comprendre le grand dessein chinois. Pour la première fois, avec ce projet lancé en 2013, la Chine prend l’initiative d’un plan qui a une dimension globale (diplomatique, économique, éventuellement militaire) et qui a pour terrain l’espace mondial. Les conférences, tables rondes, colloques, articles, documentaires qui se multiplient sur le sujet sont révélateurs des questions qui se posent sur ce tournant majeur dans la stratégie chinoise d’expansion de sa puissance qui pourrait modifier l’ordre mondial.
Pour introduire son propos, notre intervenant nous présente un document cartographique :
Cette carte publiée le 14 septembre 2018 dans Courrier International est une mise à jour d’une carte que l’on voit régulièrement sur le développement des nouvelles routes de la soie. Elle montre six corridors terrestres :
le corridor Chine-Mongolie-Russie; le corridor eurasiatique en direction de Moscou; le corridor Chine-Asie centrale en direction de l’Iran et de la Turquie; le corridor Chine-Pakistan, une des voies les plus abouties à la stratégie complexe; le corridor Chine-Bangladesh-Inde et le corridor Asie du sud-est.
Cet axe de développement terrestre à voies multiples est doublé d’une route maritime à l’itinéraire classique qui longe les côtes d’Asie du sud-est, de l’Inde en direction du Moyen-Orient, jusqu’au Golfe Persique, remonte la Mer Rouge pour atteindre la Mer Méditerranée jusqu’au Pirée et Venise.
1 – Comprendre la temporalité du projet, 2013-2018
Ce projet gigantesque a été initié par Xi Jinping, président de la république populaire de Chine lors de deux discours; le premier en septembre 2013, à l’Université Nazarbaïev d’Astana (Kazakhstan), dans lequel il présente l’ensemble du projet des « nouvelles routes de la soie » terrestres; lors du second discours en octobre 2013, à Djakarta (Indonésie), Xi Jinping présente le volet des routes maritimes de la soie.
Ces deux discours ont été prononcés par Xi Jinping au tout début de son mandat. Secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) et président de la Commission militaire centrale de la Chine (Armée populaire de libération) depuis novembre 2012, il devient président de la république populaire de Chine en mars 2013. Ces discours révèlent l’ambition de Xi Jinping de positionner la Chine sur l’échiquier mondial en particulier vis-à-vis du grand rival américain alors sous la deuxième mandature de Barak Obama.
Ce projet initial qui était déjà en 2013 une rupture avec la discrétion de la Chine en terme diplomatique sur la scène internationale a pris depuis de l’ampleur. Quatre à cinq ans après son lancement, le plan chinois continue à étendre sa couverture géographique (de soixante pays concernés, le nombre est passé à une centaine) ainsi que les secteurs concernés.
En octobre 2017, lors du congrès du Parti communiste chinois, Xi Jinping consolide son pouvoir. Il renouvelle en profondeur les dirigeants de la Chine au sein du comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois, principale instance dirigeante du pays, tout en maintenant un équilibre quasi-parfait entre les lignes de force politique (PCC, Ligue de la Jeunesse), l’armée, les grandes entreprises paraétatiques et les grands chefs de région. Au sommet, Xi Jinping contrôle l’Etat-Parti. Les six autres membres qui l’accompagnent sont des personnalités qui lui sont proches et des fins connaisseurs de la situation économique et financière internationale, comme Li Keqiang, le puissant premier ministre dont le réseau est très solide, ou l’homme d’affaires, Mr Wang, un des hommes de confiance de Xi Jinping.
En mars 2018, Xi Jinping est en position d’engager un deuxième tournant, en modifiant la Constitution chinoise par le vote de plusieurs amendements. L’un de ces amendements abolit la disposition constitutionnelle limitant la fonction présidentielle à deux mandats de cinq ans qui avait été imposée dans la Constitution de 1982 par Deng Xiaoping pour éviter les dérives de l’ère Mao Zedong. Cette modification permet à Xen Jinping de rester chef de l’Etat à vie.
Xi Jinping est installé dans le temps avec une équipe solide.
Cet amendement fait également entrer « la pensée de Xen Jinping » dans la Constitution comme celle de Mao avait pu l’être près de cinquante ans auparavant.
Lors de ces votes, il y a un autre élément qui a été constitutionnalisé et qui est peu commenté : le projet des « nouvelles routes de la soie » est inscrit dans la Constitution chinoise. Emmanuel Véron souligne qu’il s’agit d’un signe très fort envoyé à la population chinoise et qui participe du « rêve chinois », prôné par Xi Jinping, de prospérité économique et de puissance politique et militaire retrouvée. Notre intervenant voit dans ce projet des « nouvelles routes de la soie » un outil évident qui participe au soft power en direction de la population chinoise ainsi qu’en direction de la scène internationale. Si la Chine a manqué, jusqu’à présent, de soft power (« perceptions positives » d’un pays pour imposer son modèle sans user de moyens coercitifs), elle multiplie aujourd’hui les initiatives pour le développer.
Emmanuel Véron continue à dérouler le contexte des années 2013/2014 à 2018 pour mieux comprendre le projet des « nouvelles routes de la soie ». Il nous précise que cette période correspond à la fin des « Trente Glorieuses » pour la Chine qui a connu de terribles revers avec la crise mondiale des années 2007/2008/2009. A partir de cette crise financière, la Chine et ses élites économiques et bancaires s’orientent vers une double restructuration :
– la première consiste en un plan de relance colossal par l’injection de 4000 milliards de yuans dans l’économie chinoise pour relancer les chantiers et éviter que les provinces ne s’effondrent. Dans ce cadre, s’opèrent des délocalisations industrielles des régions littorales très développées, très urbanisées vers l’intérieur du pays, dans de grandes villes comme Chongqing ou Xi’an ou des provinces excentrées y compris les provinces séparatistes comme le Xinjiang où vivent les Ouïgours. Dans le même temps, un deuxième volet de délocalisations est engagé vers les pays de l’Asie du sud-est, mais aussi vers l’Afrique (la trajectoire Ethiopie-Tanzanie).
– la deuxième consiste en un revirement stratégique de sa diplomatie : sortir de sa discrétion diplomatique, avoir des prises de position par le biais d’investissements dans des domaines stratégiques comme l’aéronautique ou encore l’accélération de l’espionnage technologique pour développer sa marine, ses composantes aériennes mais aussi les énergies renouvelables (trajectoire photovoltaïque).
Cette double restructuration, économique et diplomatique nécessite un label pour colorer l’ensemble, c’est la logique des « nouvelles routes de la soie ».
2 – Lire la géohistoire pour comprendre le grand dessein chinois
1 – Le grand dessein chinois, une réappropriation d’un temps de l’histoire occidentale
Quand on lit attentivement les deux discours de Xi Jinping, les rapports chinois, les papiers officiels, quand on regarde les cartes de propagande des agences officielles comme « Chine nouvelle », ce n’est pas tant la pensée de Xi Jinping qui infuse la grande stratégie des « routes de la soie », c’est avant tout un emprunt à l’Occident, ce temps de l’histoire qui a mis en connexion des civilisations méditerranéennes avec celles qui étaient situées au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. Les routes de la soie traversaient des régions arides et semi-arides, elles s’arrêtaient dans l’actuelle Xinjiang, elles allaient éventuellement jusqu’à Xi’an. Au-delà, il était plus compliqué de percer la profondeur continentale de l’Empire chinois (handicap de la langue, quasi-absence des infrastructures routières). Si ce temps de l’histoire n’est pas un héritage chinois, le discours officiel a su se l’approprier en assimilant les discours des écoles géopolitiques allemandes (XIXème siècle) et anglo-saxonnes (tournant du XIXème-XXème siècles) qui montraient l’importance des espaces maritimes et des masses continentales et en absorbant l’histoire de la vieille Europe méditerranéenne analysée par Braudel, perçu comme miroir de la Chine avec ses 5000 ans de civilisation. Avec une grille de lecture occidentale mais à travers le filtre perceptif chinois, Pékin a réussi à s’approprier ce temps de l’histoire mais avec un tout autre objectif que celui des routes de la soie historiques, précise Emmanuel Véron.
2 – Le grand dessein chinois s’inscrit dans le temps long de l’histoire de son territoire
– La logique cyclique de l’histoire du territoire : unité/fragmentation
Notre intervenant précise que les grands classiques de la littérature chinoise sont autant de témoignages de la construction territoriale et impériale, notamment le Roman des Trois Royaumes (plusieurs volumes) écrit sous la dynastie Ming au XIVème siècle qui relate l’histoire de l’unification chinoise en 280 après une période d’affrontements et de batailles (220 à 280) entre les seigneurs des Trois Royaumes. Dans ce texte, l’auteur Lao Guanzhong, qui écrit « A l’unité succède nécessairement la séparation, l’unification fait suite aux longues périodes de séparation » a le souci permanent de l’unité. Or cette unité est aujourd’hui très souvent questionnée par des mouvements internes à la société chinoise, des mouvements séparatistes, des mouvements de régions ou de métropoles riches au point qu’elles demandent plus d’autonomie (la ville de Shenzhen à côté de Hong-Kong). La grande crainte du pouvoir central à Pékin, c’est le risque de fragmentation, de sécessions qui faut absolument éviter. Il ne peut pas y avoir plusieurs Chines comme il ne peut pas y avoir deux Chines (question de Taïwan). Dans la logique cyclique de l’histoire du territoire, à travers le filtre culturel chinois, la Chine (et les Chinois l’ont en tête) est actuellement dans une formidable phase d’expansion qui doit permettre la solidité du territoire, la cohésion du peuple, la stabilité du pouvoir politique et la poursuite de la montée en puissance de la Chine.
– L’épisode de l’expansion maritime 1405-1433
De 1405 à 1433, les Chinois ont mené plusieurs expéditions navales dirigées par l’amiral Zheng He sous la dynastie Ming. Si ces expéditions furent de très courte durée, l’histoire raconte qu’elles ont été très importantes : près de 30 000 hommes sur 320 bateaux, les navires étaient gigantesques (le navire amiral était un neuf-mâts de 130 mètres de long – 22m pour la caravelle de Christophe Colomb). La flotte de Zheng He a visité 37 pays et parcouru des distances considérables bien avant les découvreurs européens. L’empereur de Chine a reçu comme cadeau une girafe du sultan du Bengale, signe des relations cordiales qui se sont nouées entre la Chine et l’Afrique.
L’exceptionnalité de ces expéditions pose problème : des archives introuvables, pas de traces des chantiers navals pour construire de tels bateaux, une cartographie très tardive de ces expéditions.
Au XXIème siècle, cet épisode maritime de Zheng He que l’on trouve dans des revues scientifiques des Universités chinoises fait partie du programme scolaire dans les écoles chinoises. Il est selon le « récit national » chinois, « le propagateur de la civilisation chinoise », et un des ressorts utilisé par Pékin pour légitimer une histoire maritime.
3 – Inerties et héritages de l’Empire
– L’Empire du milieu
C’est l’héritage majeur de la Chine, elle se perçoit au coeur du monde. En chinois, le mot « Chine » se dit zhong guo (le pays du milieu, la plaine centrale).
Sur la carte, la Chine correspond aux terres basses centrales, facilement cultivables, irrigables, peuplées de cultivateurs sédentaires, en opposition aux reliefs, voire aux très hauts reliefs (Tibet) qui les entourent où vivent des populations d’éleveurs nomades, sauvages, « crues », « qu’il faut cuire », c’est-à -dire siniser par la langue, la sédentarisation et la civilisation du riz.
Cette perception de leur identité influence considérablement l’esprit des Chinois qui se considèrent depuis toujours comme au centre du monde et qui, avec la montée en puissance de leur pays, ont confiance en l’avenir.
Emmanuel Véron ajoute qu’il faut tenir compte de la perception que les Chinois ont du monde pour mieux comprendre les relations que la Chine entretient avec ses voisins (Vietnam, Corée, Japon, Birmanie, pays d’Asie centrale, Mongolie…).
– Le « siècle des humiliations », 1842-1949
Ce « siècle de la honte » a pour origine les deux guerres de l’opium motivées par des raisons commerciales (contraindre la Chine à s’ouvrir au commerce international) qui opposent la Chine à plusieurs pays occidentaux (Royaume-Uni, France) mais aussi Etats-Unis, Russie et Japon. Les Chinois perdent les deux guerres et sont contraints de signer le traité de Nankin en 1842 et la convention de Pékin en 1860, avec pour conséquence l’ouverture de plusieurs ports de la côte chinoise au commerce international (premiers pôles urbains littoraux dont la Chine a hérités). Pendant un siècle, la Chine est soumise à la supériorité économique, politique, militaire des puissances colonialistes occidentales. En 1949, le Parti communiste chinois rejettent ces « traités inégaux ». Pendant ce « siècle des humiliations », la Chine s’est rendu compte qu’en terme de rayonnement intellectuel, technologique, militaire, elle était dépassée par les « barbares » que venaient de l’espace porteur de menaces, la mer.
Aujourd’hui, une des obsessions de la Chine est de redevenir une grande puissance.
Cette obsession était déjà l’une des priorités de Mao Zedong et du Parti communiste chinois à partir de 1949.
Cet héritage du temps long, la Chine n’est Chine que si elle est puissante et au cœur du monde, est une préoccupation quotidienne à Pékin : si le Japon est perçu comme un héritage chinois, transformé, insulaire, il est développé donc à surveiller; l’Inde est de l’autre côté de la montagne, il faut donc apprendre à le côtoyer…
3 – Le grand dessein chinois, la construction d’une puissance maritime ou continentale ?
1 – Une puissance continentale qui se projette sur la mer
– Le « collier de perles »
Le « collier de perles », terme qui apparaît dans les médias américains au début des années 2000 pour rendre compte d’un analyse réalisée par un cabinet de conseil sur une commande du Pentagone, est la succession de bases militaires et d’appuis logistiques que Pékin commence à construire, à partir des années 1990, de la mer de Chine au Moyen-Orient, afin d’assurer ses approvisionnements énergétiques.
Ce qui est remarquable, précise Emmanuel Véron, c’est qu’il y a une superposition, une quasi-correspondance entre la cartographie du « collier de perles » et celle de la « nouvelle route de la soie » maritime (voir 1er document présenté).
En 2017, les Chinois ont ouvert une base militaire à Djibouti, sur la baie en face du Camp Lemonnier américain, prolongeant ainsi le « collier de perles ». Au niveau de la base, les Chinois ont construit un terminal pour débarquer de gros bateaux, voire un porte-avions. Emmanuel Véron précise que la base est installée au niveau de la sortie des câbles sous-marins au départ de Djibouti. Cette base est, pour Pékin, un formidable point d’atterrissage au Moyen-Orient et en Afrique de l’Est car 99% des communications mondiales circulent par les câbles sous-marins (1% par satellite).
Les points d’ancrage sur les côtes qui se multiplient avec une logique systématique de progression en dehors de la zone asiatique en direction de l’Océan Indien, du Moyen-Orient, de l’Afrique, de la Méditerranée et de l’Europe sont récents. Ils rappellent que la Chine n’a découvert la mer il n’y a que quelques décennies sous l’impulsion de Deng Xiaoping qui, en 1978, lance sa politique de réforme et d’ouverture (ouverture progressive du territoire chinois au commerce extérieur et aux investissements étrangers dont vont bénéficier les régions littorales). Cette décision de sortir du repli continental qui avait été opéré par Mao Zedong, est prise dans un contexte de Guerre Froide (se protéger éventuellement d’une invasion américaine et de difficultés avec les Soviétiques). Ce formidable projet d’intelligence économique pris il y a quarante ans marque un tournant majeur dans l’histoire contemporaine de la Chine.
La volonté de la Chine de se constituer en puissance maritime passe par des investissements massifs dans les infrastructures portuaires. Dans un premier temps, elle se dote de gigantesques ports sur ses littoraux (sur les 15 à 20 plus grands ports à conteneurs mondiaux, 10 à 12 sont aujourd’hui en Chine – Shanghai, Shenzhen, Hong-Kong, Ningbo, Canton, Tianjin, Dalian…) égrenés le long de son littoral du nord au sud. Elle possède la première flotte commerciale mondiale. Dans un deuxième temps, elle se dote de consortiums industriels dans la construction navale (elle maîtrise aujourd’hui la construction de tous les types de bateaux qu’elle peut mettre sur le marché mondial). Depuis 2008-2009, la Chine s’engage dans une nouvelle étape, elle investit dans des ports à l’étranger sur toute la planète. Une analyse fine des ports d’ancrage permet de comprendre la stratégie de Pékin. Les Chinois n’investissent pas dans un port tout entier mais dans un terminal. Cette stratégie a été adoptée pour la première fois, en 2008, au Pirée où les Chinois ont signé un bail de 99 ans pour avoir des activités au terminal 2 (dans le cas où le terminal 1, géré par les Grecs, est fermé pour cause de grèves, le terminal 2, géré par les Chinois, fonctionne alors à plein…). Cet ancrage en Méditerranée permet d’avoir des pénétrantes en Europe balkanique, en Europe centrale…
Pékin est bien conscient que le moteur de développement passe par la maîtrise de la mer (l’économie maritime est une des priorités du 12ème plan quinquennal, 2011-2015, et Xi Jinping déclare en 2013 « faire de l’économie maritime l’un des piliers de l’économie nationale ») mais aujourd’hui, les Chinois sont sur l’apprentissage de cette puissance maritime. La pêche qui explose en Chine n’a que trente ans, la tradition maritime à part l’expédition de l’amiral Zheng He de 1405 à 1433 n’existe pas. Emmanuel Véron insiste sur le fait que les Chinois qui ont en héritage l’inertie de 2000 ans d’histoire de puissance continentale, sans développement maritime, sont dans la logique d’une puissance continentale qui se projette sur la mer. Les gigantesques travaux chinois en Mer de Chine relèvent de cette logique. Ils consistent à gagner de la surface émergée par remblaiement, bétonisation, artificialisation de récifs qui affleurent. L’exemple le plus emblématique est l’archipel des Spratleys revendiqué par la Chine mais aussi par les Philippines, le Vietnam, la Malaisie, Brunei et Taïwan où les Chinois ont réalisé d’énormes travaux d’aménagement. Ces nouveaux territoires insulaires permettent à la Chine de se doter d’une part d’une ZEE (zone économique exclusive) même si le droit international (convention de Montego Bay en 1996 sur le droit de la mer) n’est pas respecté et d’autre part de points d’ancrage au niveau de ses trois mers bordières (Mer Jaune, Mer de Chine orientale, Mer de Chine méridionale) qui lui permettent de contrôler les principaux couloirs de circulation du trafic maritime international.
Emmanuel Véron souligne que cet intérêt particulier pour la dimension insulaire s’étend à l’espace mondial : les Maldives, Madagascar, Ceylan, Sri Lanka dans l’Océan Indien; Océanie, Polynésie dans le Pacifique Sud avec la construction prochaine d’une base navale chinoise à Vanuatu.
La Chine est encore dans cette logique de puissance continentale qui se projette sur la mer avec la volonté de peupler ces territoires (pour pratiquer l’agriculture, gonfler les rangs des pêcheurs, envoyer des touristes…) grâce à une ressource démographique colossale (près de 1,5 milliard d’habitants).
2 – Les atouts et les défis à relever
Parallèlement à son développement économique, la Chine doit relever des défis et activer ses atouts pour conforter sa puissance dans l’espace mondial.
– l’ambition spatiale
L’un des défis de Pékin est celui de devenir une grande puissance spatiale. Le lancement réussi de la capsule habitée en juin 2013 à destination de la station spatiale chinoise, l’alunissage du premier robot lunaire chinois en décembre 2013, les lancements de fusées et de vols habités confirment l’ambition spatiale de la Chine. Pour faire mieux que les Américains ou les Soviétiques, l’objectif pour 2030/2040 est d’aller sur Mars. Mais pour la Chine, son programme spatial n’est pas tant de réussir de grands exploits spatiaux mais de prendre un espace dans l’espace par la mise en place d’un réseau de satellites (télédétection, télécommunications) qui serait aussi exploitable à des fins militaires. Le programme spatial de Pékin est étroitement surveillé par les Américains qui ont bien l’intention de conserver leur avance technologique.
– le défi démographique
Le deuxième défi que la Chine doit relever et qui est au coeur de sa politique concerne sa démographie. Pékin est aujourd’hui confronté au vieillissement rapide de sa population qui est le résultat de la politique de Deng Xiaoping de limitation des naissances lancée dans les années 1970 et de sa radicalisation avec la politique de l’enfant unique dans les années 1980. Cette politique a permis à la Chine de maîtriser sa croissance démographique et d’accompagner son développement économique. Il s’agit maintenant pour Pékin de maîtriser le vieillissement de sa population. La nouvelle équipe dirigeante autour de Xi Jinping mène depuis 2013 une politique en rupture totale avec celle menée il y a une trentaine d’années. Elle développe un discours qui encourage les classes moyennes (les actifs, en particulier dans les régions plus développées) à donner naissance à un second enfant. La nouvelle norme familiale qui remplace la famille idéale chinoise à enfant unique est celle d’un couple avec deux enfants. Emmanuel Véron souligne que le désastre annoncé d’un vieillissement accéléré de la population chinoise n’est pas encore une réalité car il faut tenir compte de l’efficacité d’une politique menée par un Etat autoritaire ainsi que des progrès dans le développement de l’intelligence artificielle. Par ailleurs, cette relance démographique va permettre à la Chine de mobiliser sa gigantesque population comme elle l’a mobilisée il y a une quarantaine d’années. En effet, dans les années 1980, Pékin a incité les paysans à quitter les campagnes pour aller travailler 6 à 7 mois sur les chantiers de construction ou dans les usines des métropoles littorales avant de retourner dans leurs villages. Ces travailleurs migrants (les mingong) estimés à quelque 200 millions ont permis l’essor économique de la Chine à partir des années 1980. Aujourd’hui, le schéma est le même, déplacement des populations rurales des provinces intérieures chinoises qui possèdent une main d’oeuvre souvent inemployée et très pauvre vers des entreprises textiles au coeur de l’Ethiopie, des exploitations agricoles au Cameroun, en Tanzanie ou encore à Alger pour construire l’une des mosquée les plus grandes du monde.
– sa diaspora, un atout
120/150/200 millions de Chinois à l’étranger ? Difficile à préciser car les données ne sont qu’indicatives pour une population disséminée dans le monde entier. 80% cependant résident en Asie du sud-est; ailleurs, la plus grande communauté se trouve aux Etats-Unis mais aussi en Europe occidentale.
Pékin a manifesté un intérêt particulier pour sa diaspora à partir des années 1980 avec le lancement de la politique de réforme et d’ouverture. Aujourd’hui, cet intérêt est renouvelé (appel à la communauté chinoise d’outre-mer à se mobiliser pour participer au développement du pays dans le cadre des « nouvelles routes de la soie »). Emmanuel Véron précise que les Chinois de la diaspora ne sont pas que des restaurateurs, beaucoup, formés dans les campus en Occident, possèdent plusieurs diplômes et participent aux conseils d’administration de grandes entreprises. Qu’ils restent à l’étranger ou qu’ils reviennent en Chine, ils se mobilisent pour participer à la construction de la puissance de leur pays.
– Sécuriser ses intérêts dans l’espace mondial
La montée en puissance de la Chine amène Emmanuel Véron à examiner son volet militaire.
Pékin a engagé une modernisation militaire afin de protéger ses intérêts stratégiques en Asie pour faire face à la présence de la puissance américaine (bases), pour répondre aux rivalités avec ses voisins (Japon, Vietnam ou Philippines) ou encore pour reconstituer son périmètre national (Vietnam). Il s’agit aussi de conforter sa situation dans l’espace mondial (Afrique, Amérique latine) et de sécuriser les personnes et les biens chinois à l’étranger. La Chine a réalisé d’énormes investissements (pour exemple, elle a mis en service, en 4 ans, l’équivalent du tonnage de la marine française) pour moderniser son armement. Le principal objectif est de combler l’écart technologique avec la puissance américaine.
Le montage photographique que nous présente Emmanuel Véron met en évidence le déploiement des forces militaires chinoises lors de démonstrations terrestres, aériennes ou de manoeuvres navales. Cette politique militaire n’est pas sans inquiéter son voisinage en particulier ceux avec qui elle a des différents territoriaux ainsi que les autres puissances mondiales.
Une question se pose : La Chine envisage-t-elle de s’engager dans un conflit ?
Pour Emmanuel Véron, la Chine prépare la guerre pour ne pas la faire. Pourquoi ? Si elle commence à faire la guerre, elle perd tout de suite. En dépit d’un budget croissant et des efforts dans l’armement, elle n’est pas en mesure de rivaliser avec la force militaire américaine. Par ailleurs, la Chine n’a aucune expérience de la guerre et ne s’est engagée dans aucun conflit contemporain (Syrie, Afghanistan avec qui elle a pourtant une centaine de kilomètres de frontières communes, Afrique).
Pour Emmanuel Véron, les « nouvelles routes de la soie », dans ce grand dessein d’extension dans toutes les dimensions (polaire, asiatique, africaine, maritime) ne sont qu’une stratégie dans un rapport de force face aux Etats-Unis, mais aussi face à l’Inde (son équivalent par son poids démographique, son cycle d’expansion économique), ou au Japon. Par ailleurs, ces « nouvelles routes de la soie » doivent permettre la diffusion de la devise chinoise, le yuan, non pas tant vers les pays développés qui ont une « mémoire » monétaire mais vers ses partenaires en Asie du sud-est, au Pakistan, en Afrique et éventuellement en Amérique latine.
Les « nouvelles routes de la soie » ne doivent-elles pas plutôt servir Pékin à modifier l’ordre mondial ?
Pour conclure,
La question du leadership est posée. S’il est difficile de savoir si la Chine sera en position de l’acquérir, ce qui est certain, c’est que la Chine, à travers son filtre perceptif, veut être en Asie la première puissance, et à l’échelle de la planète au centre du monde.
La Chine est dans une phase d’expansion sans précédent dans l’Histoire qui sera suivie d’une phase de déclin relatif ou de repli. Mais on n’en est pas encore là !
Compte rendu Christiane Barcellini
relu par Emmanuel Véron