Café Géo, mardi 17 décembre 2013 de 19h30 à 21h30 au Café de Flore (Paris)

Invités :
Dominique Rivière, géographe, Professeure à l’Université Paris Diderot – Paris 7
Aurélien Delpirou, urbaniste et géographe, Maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil

Introduit et animé par Daniel Oster

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Manifestation contre l’austérité budgétaire le 6 septembre 2011 à Rome (photo de Remo Casilli, source : RFI.fr )

L’Italie apparaît comme l’un des « pays malades » de l’Europe du Sud, dans une zone euro durement affectée par ce que l’on appelle « la crise ». Aux problèmes structurels plus ou moins anciens tels que les problèmes de compétitivité de l’économie, le niveau très élevé de l’endettement ou l’instabilité politique, s’est ajoutée la crise de la dette souveraine. Tout cela se traduit par différentes formes de crise, notamment socio-économiques et politiques. Comment  l’Italie se recompose-t-elle sous l’effet de ces crises ? Peut-on y déceler un effet-miroir pour la France ? Deux géographes viennent traiter le sujet analysant les mutations spatiales de la Botte à différentes échelles.

Un regard français sur l’Italie

Les deux intervenants rappellent brièvement leur parcours professionnel et leur intérêt pour l’Italie. Dominique Rivière tient à souligner que le regard porté ce soir sur l’Italie est forcément « français » et que si les Italiens manient bien la distanciation, ils supportent plus difficilement que d’autres le fassent pour eux. Ils jugent que le regard français est souvent condescendant envers la « petite sœur latine » (voir les réactions à l’égard du blog de Philippe Ridet, le correspondant  du Monde en Italie). Et que penser de certains dirigeants de pays du Nord qui regardent les pays du Sud de l’Europe comme un appendice, voire une « appendicite », comme l’avait dénoncé il y  a quelques années un président de la République italienne ?

La construction tardive de l’Etat italien

L’Italie s’est construite tardivement à la fois comme Etat-nation et comme démocratie. Ce processus singulier explique beaucoup de choses dans les liens complexes et parfois conflictuels entre l’Etat, la nation et la démocratie en Italie. Mais il ne faudrait pas oublier de rappeler l’importance du fascisme, qui a déterminé par réaction un certain nombre de traits de l’Italie contemporaine. Ainsi, les institutions politiques de la République ont été pensées en rupture avec le fascisme, tout comme l’Allemagne avec le nazisme : l’Italie s’est définie dès 1948 comme un Etat régional, pour « reconstruire en quelque sorte la démocratie en passant par le territoire ». Les Italiens s’amusent souvent de l’attachement des Français à l’Etat-nation et en même temps ils l’admirent, alors qu’eux-mêmes  sont méfiants envers tout ce que le nationalisme a pu leur faire subir. L’unité nationale s’est construite essentiellement sur la culture, la langue : « c’est le ciment culturel qui a fait les Italiens »  a écrit  Marc Lazar.

Au-delà de ses singularités souvent mises en avant, surtout à l’ère berlusconienne, la démocratie parlementaire italienne est proche de la nôtre, mais elle est issue d’une trajectoire historique totalement différente. L’unification du pays ne s’achève qu’en 1870 avec la prise de Rome, elle serait toujours inachevée pour certains Italiens. L’entre-deux guerres et la marque du fascisme sont plus qu’une parenthèse pour l’Italie. Après la période tragique de la Deuxième Guerre mondiale, la démocratie chrétienne a exercé la majorité des responsabilités aux niveaux national, régional et local jusqu’aux années 1980 ! Cette trajectoire historique nous différencie fortement de l’Italie sur le plan politique. Par ailleurs, l’Italie a accédé au statut de 5e puissance mondiale dans les années 1980, alors que c’était un des pays les plus pauvres et les plus ruraux d’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce pays a accompli en 30 ans une mutation, à la fois urbaine et industrielle, que d’autres pays ont mis 150 ans à achever. Ajoutons la réalité d’une démocratie solide, qui a résisté aux troubles des « années de plomb ». Dans les temporalités, il y a incontestablement une spécificité de la trajectoire politique et socio-économique italienne.

L’économie italienne et la crise

DR : L’Italie reste une grande nation économique, la 10e du monde, la 3e de la zone euro. Il faut apprécier la crise actuelle à l’aune de l’histoire du développement économique italien – un rattrapage impressionnant à l’échelle européenne -, une évolution très heurtée avec des cycles de prospérité et de dépression. Les deux dernières décennies sont marquées par la stagnation et le décrochage vis-à-vis du reste de l’Europe. Ce développement de l’après-guerre s’est réalisé sans qu’il y ait eu une véritable stratégie de puissance économique, on peut parler d’un « développement de l’entre-deux » : l’Italie, au dernier rang  des « grands » pays européens, au premier des « petits » pays européens. Cette position explique que l’Italie ait été durement affectée à partir de 1989 lorsque se met en place un nouveau paysage géopolitique.

AD : Le premier « miracle économique » des années 1955-1965 s’est fondé sur le décollage de la grande industrie de type fordiste (Fiat), ancrée sur le « triangle industriel » Turin, Milan et Gênes. Un deuxième miracle économique s’est produit au tournant des années 1970-1980, plutôt porté par l’Italie du centre et du centre-est (la « troisième Italie » du sociologue A. Bagnasco) et plus articulé à un système de PME/PMI à base familiale (Benetton) – les districts industriels – système alors admiré en Europe. Depuis une vingtaine d’années, l’atonie économique est devenue la règle.

L’Italie fait face aux mêmes problèmes structurels que la France : un chômage élevé (13% de la population active, 40% des 15-24 ans) et une perte de compétitivité au sein d’un système économique mondialisé (sont évoqués le poids de l’euro, la concurrence des pays émergents sur les secteurs traditionnels du made in Italy, le mauvais positionnement de l’Italie sur les créneaux porteurs comme les nouvelles technologies). Le débat sur le made in Italy est d’ailleurs antérieur au débat français sur le made in France. Le made in Italy, c’est un savoir-faire mondialement reconnu dans le textile, le cuir, les meubles, aujourd’hui frontalement touché par la concurrence. En revanche, par rapport à la France, il y a une moindre internationalisation des acteurs de l’économie (mais une balance commerciale plus équilibrée), un manque de grands groupes, une surreprésentation des PME/PMI familiales, des lacunes dans les grandes infrastructures et la R&D, et last but not least un travail informel d’une ampleur inégalée en Europe occidentale.

DR : Le PIB/habitant : si on prend l’indice 100 pour l’Europe, 107 pour la France et 101 pour l’Italie. Au début des années 2000, on était à 115 pour la France et 110 pour l’Italie. Pour souligner la thématique du décrochage italien, la R&D (1,2% du PIB seulement) représente une valeur bien faible pour un pays si riche. De ce point de vue, l’Italie est bien en décalage structurel. Mais ce que montre le développement italien, c’est aussi qu’il n’y a pas un seul modèle européen d’accès à la richesse et au développement, qu’il faut faire attention à ne pas calquer un seul modèle européen de développement sur la diversité des réalités européennes. Benetton fait aujourd’hui beaucoup plus d’autoroutes que des pulls. Les districts industriels ont décentralisé en Europe centrale, en Chine, sur la rive sud de la Méditerranée. La forme du district industriel de la « troisième Italie » a été un peu mythifiée  (développement industriel « glocal » de la « troisième Italie »). Attention donc au dénigrement actuel : l’Italie reste un grand pays industrialisé par rapport à la France, comme l’Allemagne. Ce qui est le plus étonnant au final, c’est que là où l’Italie reste très exportatrice, c’est sur la mode, le marché de la maison, des secteurs qui quittaient la vieille Europe dès les années 1950 et sur lesquels les autres pays européens ne misaient plus du tout.

Une  société qui s’européanise

Les caractéristiques traditionnelles restent prégnantes (rôle de la famille, du catholicisme, du sport, etc.) mais elles se transforment selon un schéma commun aux autres pays européens : la société est devenue citadine, vieillissante et cosmopolite.

AD : Quand on regarde sur Eurostat, ce sont les indicateurs sociodémographiques qui font ressortir les éléments de spécificité les plus forts de l’Italie. Ainsi, le taux de divortialité est le plus faible de l’ensemble de l’UE, traduisant une évolution inachevée vers des standards européens. De même, l’Italie, jadis à la pointe des pays les plus fertiles d’Europe, connaît aujourd’hui une dénatalité prononcée (1,3 enfant par femme). La population du pays stagne depuis 10 ans et déclinerait fortement sans l’apport migratoire. A cela plusieurs facteurs, notamment des cadres légaux rigides (dernier pays d’Europe pour les naissances hors mariage par exemple) et le poids des modèles familiaux (mais ceux-ci apparaissent aussi comme des ressources en  temps de crise : la famille peut être mobilisée comme capital social, elle offre une facilité d’accès au premier logement, elle amortit les difficultés du quotidien (il n’y a que 15% des petits-enfants italiens qui vivent à plus de 15km de leurs grands-parents).

DR : Pendant longtemps, et c’est encore vrai aujourd’hui, les réseaux familiaux ont joué un rôle complémentaire  parfois substitutif du Welfare  (cf. travaux de Camille Schmoll). Mais aujourd’hui, la société italienne est en crise : il y a par exemple de plus en plus de SDF, preuve que les réseaux familiaux n’arrivent plus à jouer ce rôle d’amortisseur social. Quant à la proximité géographique impressionnante de la famille (cf. les travaux de T Pfirsch), elle s’explique aussi, parce que la plupart des Italiens sont propriétaires d’un logement transmis par leur famille.

Un autre aspect de la société italienne qu’il faut nuancer : le catholicisme n’empêche pas l’existence d’une société hédoniste (cf. Berlusconi). On n’est plus du tout à l’âge de Don Camillo. Le pape est perçu comme italien (certes le pape argentin est d’origine italienne), il y a une sorte de naturalisation des choses de l’Eglise, en particulier à Rome. L’Eglise est perçue comme le voisin de palier. Autre  question récurrente de la société italienne : la place des femmes dans la société et plus encore dans la vie politique.

Le clivage Nord-Sud réactualisé avec la crise récente

Le public français peut regretter le nombre limité des publications sur la géographie de l’Italie. Malgré l’émergence de la « troisième Italie », qu’en est-il aujourd’hui du traditionnel clivage Nord-Sud ? Quelles sont les principales mutations régionales en cours?

DR : Le clivage Nord-Sud est toujours bien présent, mais ce n’est plus du tout comme à l’époque du Christ s’est arrêté à Eboli. L’Italie du Sud n’est plus une région rurale, c’est dorénavant une région urbanisée d’où émigrent les jeunes qualifiés vers l’Italie du Nord ou le marché du travail européen. Le Sud italien, c’est 20 millions de personnes, soit l’équivalent de la Grèce et du Portugal ! L’Italie de l’ancien triangle industriel du Nord et la « troisième Italie » des districts ont des niveaux de développement bien supérieurs aux régions françaises (sauf l’Ile-de-France). En revanche, la Campanie (Naples a la même taille que Milan) a un PIB égal à la moitié de celui de la Lombardie ! 36% de la population italienne vivent dans un Sud  très hétérogène, mais la principale anomalie c’est la situation de Naples. Aujourd’hui, en Europe, les métropoles sont les territoires qui gagnent à l’heure de la mondialisation (cf. Rome), pourtant, Naples ne joue pas de rôle d’entraînement de sa région. La question méridionale se joue en large part sur Naples. Attention, ce n’est pas  seulement la ville des pauvres que l’on décrit parfois, elle possède l’une des trois bibliothèques nationales du pays, c’est l’une des bases de l’aérospatiale italienne, elle compte des centres universitaires prestigieux ! Mais il faut parler d’un déclassement phénoménal de Naples à l’échelle italienne et même euro-méditerranéenne.

Le système régional des  trois Italie ne fonctionne pas comme un ensemble de  cases rigides. Le sociologue qui a popularisé ce modèle centre/périphérie (Bagnasco) distingue des « formations sociales » porteuses ou « centrales » pour le développement (en particulier celle de la grande industrie et de l’État), des territoires « marginalisés », et la «  troisième Italie » « périphérique » des PME/PMI très décentralisée. Ce trio est en fait présent du Nord au Sud du pays et le modèle des Trois Italie renvoie d’abord à un modèle national (Versace est une entreprise dont le fondateur est d’origine calabraise, etc.), mais il y a une surreprésentation régionale marquée,  une territorialité de ces trois réalités différenciées. On retrouve donc des districts industriels au Sud, la difficulté (cf. les travaux de P Froment) c’est qu’il y a ici un contexte régional plus difficile, et dans la  chaîne de  sous-traitance,  les districts du Sud se situent davantage en bout de chaîne (vis-à-vis des Toscans et au-delà de quelques grandes maisons parisiennes) et sont plus fragiles (cf. le début de Gomorra). Aujourd’hui, le contraste le plus fort existe entre le Centre-Nord et le Sud, car l’épicentre de la Troisième Italie, le Nord-Est se rapproche par ses hauts niveaux de vie du Nord-Ouest (l’ancien triangle industriel).

AD : Par leur ampleur et leur cristallisation en grands blocs, les contrastes régionaux en Italie n’ont pas beaucoup d’équivalent en Europe occidentale. Le Sud, c’est 36% de la population, 60% des chômeurs, 11% des touristes internationaux. Certes, on parle des Suds, car il y a eu des formes de développement localement importantes, dans les Pouilles par exemple. AD est plutôt pessimiste pour la situation du Sud, même si on n’est plus du tout comme au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, grâce à l’action de la Caisse du Midi (une des plus grandes opérations d’aménagement du territoire en Europe) et à 20 ans de fonds structurels européens. Mais les phases de croissance bénéficient moins au Sud, qui est aussi plus touché par les phases de déclin. Les migrations intra-nationales, quasiment taries dans les années 1970-1980, ont repris et les Italiens du Sud quittent même le pays,  notamment pour les plus diplômés !  C’est un décrochage du Sud dans un pays qui décroche.

L’évolution inachevée du modèle régional 

DR : La réforme régionale a éloigné l’Italie du modèle français. Le modèle institutionnel de la régionalisation est d’abord inscrit dans la constitution de 1948, mais, hormis les régions à statut spécial (minorités linguistiques, îles)  il n’a connu une première réalisation qu’au tournant des années 1960-1970. Les régions italiennes ont alors toutes le pouvoir législatif, initialement sur des compétences limitées, et avec une primauté forte de l’Etat. Depuis deux décennies, l’Italie s’est encore plus rapprochée de l’Allemagne que de la France, alors que le modèle initial de l’Etat italien était proche du modèle administratif français (héritage de Cavour). À partir du début des années 1990, l’Italie a basculé vers des pouvoirs régional, communal et métropolitain accrus. Depuis 2001, on a changé de régime : les compétences des régions sont moins éclatées, celles de l’Etat désormais sont énumérées, le reste formant des compétences en partie exclusives des régions mais souvent concurrentes entre les deux échelles. C’est un régionalisme conflictuel : l’Italie accumule les conflits au Nord comme au Sud. Par exemple, à la fin des années 1990, lors de la seconde affirmation de la Ligue, différentes régions s’autosaisissent alors de leur statut. Plus récemment, après Fukushima, les Pouilles ont refusé les centrales nucléaires sur leur sol et entrent en conflit avec l’Etat italien. Un régionalisme très avancé institutionnellement, mais aussi un processus très lourd et qui lasse les italiens. Par ailleurs, l’Italie a connu comme d’autres pays européens une montée brutale et envahissante de la remise en cause de la solidarité entre les territoires, ici entre Nord et Sud. 1989 : chute des murs, mutation brutale de la société italienne, opération Mains propres, etc. La crise de légitimité de l’Etat a été très forte et publique, médiatisée. L’apparition et le succès de la Ligue du Nord ont surpris. Attention toutefois, elle n’a jamais dépassé 12% des voix au niveau national, mais cela veut dire près de 40% en Lombardie. Localement elle a pu avoir un poids énorme. Elle bénéficie d’un ancrage sur une partie des régions les plus riches du pays, et se construit contre le Sud et contre Rome symbole de l’Etat redistributeur. Actuellement, la Ligue du Nord a subi un désastre (Umberto Bossi a été pris la main dans le sac en puisant dans les caisses de l’Etat…), mais rien ne dit que cet échec sera durable. La Ligue du Nord a joué un rôle d’aiguillon majeur dans le débat régional, mais  les débats extrêmement violents qui ont porté sur le régionalisme, du fait des valeurs de ce parti, en ont fait aussi un objet de conflit et donc là encore de désintérêt pour beaucoup d’Italiens.

AD : la Ligue a évolué vers des positions xénophobes et anti-européennes. Leur nouveau secrétaire Matteo Salvini a même déclaré que l’euro était un « crime contre l’humanité ».

Paradoxalement, la crise ne renforce pas le débat régional. Les 15 dernières années ont re bipolarisé la vie politique : le bloc du parti démocratique (centre-gauche) contre le bloc de centre-droit longtemps dominé par Silvio Berlusconi. La chute de Berlusconi va fragmenter la droite. Mais globalement il y a une certaine stabilité et un alignement sur la situation des autres démocraties européennes avec l’alternance régulière droite/gauche.

Les rapports à l’Europe : le guide et le bâton

Avec le  traité de Rome de 1957, l’Italie fait partie des pays fondateurs de la CEE. Comment l’Italie de la crise redéfinit-elle son rapport à l’Europe ?

DR : L’Italie s’affiche depuis longtemps comme un pays pro-européen. La politique européenne de cohésion qui intervient notablement sur les rapports Nord/Sud est ici en large part gérée par les régions (alors que c’est tout récent en France). En France, dans l’aménagement du territoire, on cache volontiers un label européen derrière un label français. En Italie, à l’inverse, on va de préférence afficher un label européen pour dépassionner le débat. Les villes italiennes et les régions ont elles aussi beaucoup utilisé ce label européen pour accéder à une « normalité ». En revanche, l’Europe a eu un rôle de bâton dès l’entrée dans l’euro : les Italiens ne comprenaient pas qu’on doute de leurs possibilités d’intégrer la zone euro. Lors de la mise en place de l’euro, l’intégration européenne a cependant joué un rôle d’apaisement vis-à-vis des tensions Nord/Sud. En ce moment, de très nombreux Italiens comme au Portugal accusent l’euro d’être responsable d’une partie du déclassement du pays. Le rapport à l’Europe est donc ambivalent même si l’Italie est très rarement europhobe. La société italienne envisage aisément  une double appartenance italienne et européenne, contrairement aux Britanniques par exemple. Les discours de plus en plus europhobes témoignent cependant d’une aggravation de la crise. Les Italiens sont très énervés par le couple franco-allemand, ils trouvent très vexant de penser l’Europe à travers ce couple. Mais il ne faut  pas opposer trop vite l’Europe du Nord et l’Europe du Su, étant donné l’imbrication des échelles et la porosité des sphères de « gouvernance » : par exemple, Mario Monti vient des institutions européennes.

Débat

Berlusconi n’est-il pas responsable d’avoir diffusé des clichés sur l’Italie ? Pensons aux PIGS (Portugal, Italie, Grèce, Espagne) de la presse populaire allemande.

AD : Il est difficile de mesurer l’ampleur du berlusconisme. Il s’est développé suite à l’éclatement de la première république italienne, au moment des procès généralisés de la classe politique italienne. Il joue en permanence sur les médias, il traduit la personnalisation de la vie politique (le sauveur paternaliste), il propose un corpus idéologique très hétérogène (valeurs traditionnelles et mœurs beaucoup moins), il personnalise aussi des conflits d’intérêts entre vie politique et vie économique (comme en France !). Le berlusconisme a imposé une forme d’hégémonie culturelle sur la société italienne par ce compromis, ce qui explique sa pérennité avec la faiblesse de l’opposition italienne. On ne peut pas ne pas faire l’effort d’analyser le berlusconisme au-delà des frasques et des pitreries. Il faut voir tout ce qu’il dit d’une certaine évolution du système politique européen.

DR : L’échec de Mario Monti, qui incarnait pour le reste de l’Europe l’avenir italien dans les clous européens, est très marquant. Dès qu’il s’est lancé dans l’arène politique, il a totalement échoué.

Une crise européenne plus qu’une crise italienne ? Y a-t-il une singularité politique italienne ?

DR Le cas italien est souvent utilisé comme un laboratoire par les sciences sociales et politiques. Ce qui est plus spécifique c’est le degré d’importance de phénomènes plus mesurés dans le reste de l’Europe. La crise de l’opération Mains propres a été brutale, mais aussi plus explicite que dans d’autres pays, Berlusconi a à certains égards inspiré Sarkozy, etc. donc il ne faut pas singulariser à outrance ce pays. Le mouvement Cinq Etoiles est difficile à analyser à chaud : il a peut-être perdu une partie de son crédit, car la stratégie de ne pas adhérer à la proposition d’une alliance avec le Parti démocratique a débouché sur un grand gouvernement de coalition, c’est-à-dire ce qu’une grande part de ses électeurs voulaient précisément éviter. Les formes de crise de la représentation sont communes à de nombreux pays européens. Berlusconi a affaibli le sens de l’Etat, qui était déjà faible.

AD : Son héritage sera mesurable à long terme. L’Etat, déjà contesté (Ligue du Nord), détourné (mafia), a été plus encore affaibli par quinze ans de berlusconisme. L’Italie, c’est une vingtaine de régions, une centaine de provinces (qui ont l’échelle de nos départements) et 8000 communes. En Italie, il y a un rapport particulier à l’intérêt général. Ainsi, les infrastructures sont beaucoup plus contestées en Italie qu’en France (par exemple la LGV Lyon-Turin), car il existe beaucoup d’oppositions locales bien structurées. Il existe un fort attachement au local, parfois épinglé comme du campanilisme. Les raisons tiennent à la hiérarchie du réseau urbain italien, à la densité et la diversité fonctionnelle des villes petites et moyennes (universités très prestigieuses dans des petites villes). Cela se traduit par la vivacité des relations entre supporters, de très nombreux derbys prolongent les rivalités guerrières historiques (en Toscane, Florence, Sienne ; à Rome, entre la Lazio et la Roma ; etc.).

Y a-t-il une  crise agricole ?

AD : Je ne suis pas du tout pas du tout spécialiste de la question. Sur les grands équilibres, l’agriculture est aussi faible qu’en France, voire plus. 2% du PIB seulement ! La maîtrise de la consommation des terres agricoles a été beaucoup plus difficile qu’en France, l’étalement urbain a profondément modifié les paysages. Mais c’est aussi un pays pionnier pour la durabilité (cf. agriculture durable viticole, agritourisme, slow food, routes des vins, beaucoup d’initiatives témoignant de la vitalité des terroirs italiens).

DR. Du fait du développement tardif du pays, on n’a pas atteint le niveau d’industrialisation de l’alimentation d’où beaucoup de circuits courts, car l’urbanisation a été tardive et la valeur culturelle  accordée au bien manger est considérable, du Nord au Sud du pays (selon les standards médicaux, on mangerait même plutôt  mieux au Sud qu’au Nord, car on mange plus de poisson).

Et les mafias ?

DR : C’était pendant longtemps un sujet folklorique, désormais, le sujet est devenu envahissant. C’est une question  qui a surgi très tôt. Les juges italiens ont été les premiers à tirer la sonnette d’alarme, l’ouverture de grands marchés allant plus vite que l’ouverture de pools judiciaires. Les mafias sont pour certaines familiales, d’autres pas du tout (structures de gangs). Quant aux valeurs entre mafias et familles, cela n’a plus rien à voir avec l’omerta. Les horreurs commises par les gangs mafieux, y compris sur des enfants, ont coupé les mafias des valeurs familiales. Les mafias se maintiennent grâce au fort contrôle du territoire local, mais le rapport est maintenant plus distendu avec la société italienne. Le stéréotype mafieux irrite beaucoup les Italiens. Ses terreaux, ses refuges sont aussi présents à Rome, à Milan, ailleurs en Europe, et pas seulement limité à l’Italie du Sud.

AD : Il y a dorénavant une distanciation avec la société, le pic des morts dans les années 1980 est passé, mais il existe une incroyable capacité de redéploiement et de pénétration d’une gamme d’activités étonnantes. Exemple des marchés publics italiens : la troisième ligne du métro romain est totalement infiltrée par la mafia par le biais de sous-traitants. Donc distanciation et repénétration.

Et le cosmopolitisme ? L’immigration ?

Soulignons la rapidité de la mutation de la société italienne. L’Italie a une longue tradition de pays d’émigration mais tout change au début des années 1980 et aujourd’hui, il y a 5 millions d’immigrés/ étrangers, principalement au Nord et au Centre, là où il y a de l’emploi. En Italie aussi,  beaucoup de tensions, des sursauts de xénophobie, mais également beaucoup d’initiatives citoyennes.

NB : A partir des notes d’Olivier Milhaud, complétées par celles d’Elisabeth Bonnet-Pineau et lissées par Daniel Oster, le texte a été relu et amendé par les deux intervenants.

Pour prolonger la réflexion :

– Dominique Rivière, L’Italie. Des régions à l’Europe, Armand Colin, collection U, 2004 (toujours utile malgré la date).

–  Aurélien Delpirou et Stéphane Mourlane, Atlas de l’Italie contemporaine, éditions Autrement, 2011.

L’Italie. Un destin européen. Questions internationales n°59, janvier-février 2013, La documentation française (dans cet excellent numéro, Dominique Rivière fait le point sur le rapport de l’Italie à l’Europe).

– Dominique Rivière, La question métropolitaine en Italie : entre compétition et risque de décohésion, BAGF, 2012, n° 4, p. 523‑533.
– Aurélien Delpirou et Dominique Rivière, Rome capitale : les enjeux métropolitains vus du delta du Tibre, le 03/06/2013,  http://www.metropolitiques.eu/Rome-capitale-les-enjeux.html

Séminaire du Groupe de recherche sur l’Italie contemporaine (GRIC), le mardi de 17 à 19h, prochaine séance le 21 janvier 2014. www.sciencespo.fr/…/seminaire-de-recherche-gric-