Lundi 7 juin, alors que la guerre russe en Ukraine se poursuit depuis plus de trois mois, nous recevons devant une audience attentive, au café de la mairie (75003), dans le prolongement de la présentation de Jean Radvanyi et Cédric Gras (https://cafe-geo.net/une-guerre-russe-en-ukraine-quelques-cles-pour-comprendre), trois anciens ambassadeurs de France qui se sont succédé en Ukraine pendant une période cruciale : Philippe de Suremain (2001-05), Jean-Paul Véziant (2004-08), Jacques Faure (2008-2011). Henry Jacolin, organisateur des cafés de géopolitique, lui-même ancien ambassadeur, est le modérateur.
Nos invités ont successivement témoigné de l’état et de l’évolution de l’Ukraine pendant leur mandat, en évoquant leur expérience et quelques souvenirs.
- Philippe de Suremain (PdS) rappelle la situation paradoxale des années 1990 avant sa nomination. Alors que la France avait ouvert, sans conviction, un consulat général à Kiev (sous la pression de l’Allemagne) et l’avait transformé en ambassade après le vote de l’indépendance (déc. 1991), Paris était persuadé que l’Ukraine faisait partie intégrante de la Russie, ne pressentant nullement l’évolution de la situation. Parce qu’il avait déjà eu l’occasion de connaitre l’Ukraine précédemment en tant que secrétaire des affaires étrangères (1969-72) et conseiller à Moscou (1981-85), PdS constate dès son arrivée comme ambassadeur en 2001, le net changement de la situation. Il put alors juger de la pertinence de la recommandation faite par le président de Lituanie au moment de son départ de Vilnius (1996) « Observez bien l’Ukraine, c’est de là que dépend l’avenir de l’Europe ». Il fut le témoin de la Révolution Orange (2004-05) à travers laquelle s’est exprimée la nation ukrainienne tout en construisant un Etat démocratique : la liberté de parole s’affirmait, la presse était diversifiée, la vie politique (bien qu’un peu brouillonne), la vie parlementaire aussi (à la Rada) étaient animées, les élections libres fonctionnaient (malgré les fraudes). C’est alors que les analystes politiques et les opinions publiques européennes découvrirent l’Ukraine en prenant conscience des enjeux géostratégiques de ce pays dont l’extrême diversité (régionale, linguistique, culturelle et religieuse) constitue son identité. PdS illustre cette évolution en citant ce qu’un intellectuel russe lui a alors déclaré : « l’Ukraine est une nation, la Russie n’est qu’un Etat ».
- Jean-Paul Véziant (JPV) arrivé en octobre 2005 a connu sous la présidence de Viktor Iouchtchenko trois premiers ministres. A son arrivée Ioulia Tymochenko venait d’être limogée. Se succédèrent alors Iouriï Iekhanourov et Viktor Ianoukovytch avant le retour en 2007 de Ioulia Tymochenko. JPV retient de cette période la perpétuelle mésentente entre les acteurs du camp orange et la guerre permanente à l’intérieur du pouvoir exécutif, ce qui était parfois difficile à gérer pour les ambassadeurs à Kiev notamment lors de cérémonies ou représentations protocolaires. Trois sujets ont particulièrement occupé son mandat : le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’U.E (resté en suspens), l’entrée dans l’OTAN très soutenue par Président Bush moins par l’opinion publique ukrainienne (réticente à 60%) et par la France et l’Allemagne, les problèmes liés au transport du gaz et son transit à travers l’Ukraine par Gazprom. JPV évoque aussi ses nombreux déplacements en Crimée, notamment pour visiter les écoles françaises et ses échanges amicaux avec les Tatars de Crimée, certains résidant en Ouzbékistan (depuis leur déportation par Staline).
- Jacques Faure rappelle que l’URSS avant son implosion, c’était 300 millions d’habitants et l’Ukraine (en tant que république soviétique de l’Union) c’était 55 millions. Il rappelle aussi en insistant que les engagements juridiques signés par Moscou après la disparition de l’URSS n’ont jamais été respectés. Dès 1991 (création de la Fédération de Russie), puis en 1994 (protocole de Budapest sur les armements nucléaires), en 1997 aussi (partage de la flotte soviétique en mer Noire) la Russie reconnaissait renoncer à la force, garantir le respect, l’intégrité et la souveraineté des ex républiques soviétiques. Ces engagements juridiques, ainsi que sa signature à la charte de Nations Unies ne l’empêchèrent pas d’attaquer la Géorgie en 2008 à l’occasion de manœuvres de l’armée russe et maintenant, dans des conditions similaires d’envahir l’Ukraine. De sa présence à Kiev, JF se souvient particulièrement de l’occasion manquée par Iouchtchenko de s’intéresser à l’U.E. Invité à Paris lors de la présidence française de l’U.E en 2008, des propositions lui sont faites permettant d’activer des politiques pour commencer à réfléchir à des textes juridiques envisageant la négociation d’un rapprochement avec l’U.E. Iouchtchenko, tout accaparé et perdu qu’il était à gérer les querelles intestines au sein de son exécutif (problème déjà évoqué par JPV et confirmés par JF) n’a malheureusement pas pu attacher toute l’attention nécessaire à ces propositions une fois rentré à Kiev.
JF insiste sur la longueur de vie du système communiste bien après la dissolution de l’URSS, ce qui a été un réel handicap notamment en ce qui concerne les habitudes de corruption bien plus développée d’ailleurs en Russie qu’en Ukraine. Pendant la période Eltsine les crédits du FMI et de la banque mondiale alloués pour aider à la reconstruction, ont été massivement détournés sur des comptes en Euros dans les banques occidentales au profit des dirigeants russes. Autre événement intéressant de son mandat : l’élection à la présidence de Viktor Ianoukovytch (battu en 2004) qui a mené ensuite une politique incertaine de balance entre Moscou et Bruxelles, ce qui débouche sur les manifestations pro-européennes de novembre 2013, liées à la décision de Ianoukovytch de ne pas signer les accords d’association à l’U.E au profit d’un accord avec Moscou. La révolution de Maiden (dite de la Dignité) en février 2014 puis la destitution de Ianoukovytch suivront (février 2014). JF n’est alors plus ambassadeur depuis 2011 mais est retourné en Ukraine en tant qu’observateur de l’OSCE pour les élections législatives puis présidentielles qui voient la victoire de Petro Porochenko (2014).
J.F a lui aussi beaucoup voyagé en Crimée, il se rappelle avoir vu Sébastopol pavoisée des drapeaux tant ukrainiens que russes sans tensions insurmontables malgré la présence de groupes nationalistes russes. La ville n’était pas déchirée entre les deux communautés qui cohabitaient en vivant chacune de son côté. JF se souvient du retour dans la liesse à Sébastopol du croiseur Moskva, parti bombarder la Géorgie, sans que son mouvement ait été signifié à Kiev conformément aux engagements de 1997.
JF connait bien aussi, pour y avoir été souvent, le Donbass, cœur minier et industriel de l’URSS puis de l’Ukraine ; ce qui explique l’insistance de Moscou à vouloir récupérer ce territoire. JF dénonce la propagande russe prétendant qu’il y a révolte spontanée de russophones. En fait le Kremlin a envoyé des hommes du FSB (Igor Guikine) pour y fomenter des troubles. Pendant son mandat JF a vu Donetsk, cité minière (actuellement détruite par l’artillerie), modernisée, reconstruite et pimpante avec un aéroport moderne.
JF insiste pour tuer quelques légendes propagées par la propagande russe qui circulent en France :
-La Crimée a toujours été russe : faux. Elle a été ottomane. La Russie y est rentrée par conquête sous Catherine II (1783) pour y mener la colonisation. Odessa a été développée et urbanisée par le Duc de Richelieu nommé gouverneur par le Tsar.
-Les Ukrainiens et les Russes appartiennent à la même population : faux. Il existe une langue et une littérature une culture ukrainiennes dont Taras Chevtchenko (1814-1861) est l’icône. Les Ukrainiens ont comme les Russes subi la férule tsariste puis bolchevique et soviétique, mais ce sont deux peuples de cultures différentes. Voltaire dans son ouvrage sur Charles XII de Suède signalait que l’Ukraine avait toujours eu une forte poussée pour l’indépendance. Etant prise en étau entre deux grands voisins, les Ukrainiens ont toujours dû chercher des protecteurs et nouer des alliances.
Questions de la salle : elles ont été nombreuses parmi lesquelles :
- Qu’en est-il des territoires autrefois austro-hongrois ou roumains ? Comment s’insèrent-ils dans l’Ukraine ? Il s’agit essentiellement de la Bessarabie, de la Ruthénie subcarpathique (Transcarpathie) et de la Galicie : tous ces territoires avec des minorités allemande, slovaque, hongroise, polonaise, roumaine se sont intégrés à l’Ukraine sans difficultés majeures, témoignant du multilinguisme, mal compris de l’extérieur, mais très répandu en Europe centrale. Il y a toujours eu historiquement, des Tsars aux Soviétiques, la volonté russe d’intégrer ces territoires et l’Ukraine en interdisant la pratique de la langue ukrainienne, laquelle est plus proche du polonais que du russe. Les Russes ont toujours méprisé l’ukrainien qu’ils considèrent comme un patois.
- L’Ukraine est-elle bien le « grenier à blé » de l’Europe ? Comment régler le problème des exportations de blé ? Depuis 2016, la Russie est devenue le 1° exportateur mondial de blé, l’Ukraine était avant la guerre au 4° rang. Actuellement, tous les ports ukrainiens de la mer d’Azov sont bloqués ou détruits, les ports de la mer Noire ne fonctionnent plus, le chenal d’Odessa est miné par les Ukrainiens pour éviter un débarquement. La récolte ukrainienne non détruite de 2021 est encore en silos, soit sans doute (?) 70 Millions de tonnes stockées et bloquées. Les seuls convois sortis récemment sont russes à destination de la Syrie où se trouve la base de Lattaquié. Il y a un chantage russe qui annonce que les livraisons se feraient à des « pays amicaux ». Le problème actuel est aussi de savoir si la récolte aura lieu cet été 2022 (des semis ont été faits mais où ??), si elle pourra être stockée et exportée ; ce qui ne pourrait se faire que par voie ferroviaire sachant qu’il faudrait une trentaine de trains pour transporter l’équivalent d’une cargaison par mer (soit environ 65 000t) et que les convois peuvent être la cible des missiles russes. De plus, les écartements des voies du réseau européen et du réseau ukrainien/russe sont différents.
- –Pouvez-vous préciser la/les fonctions du poste d’ambassadeur ? Les ambassadeurs sont des hauts fonctionnaires, diplomates de carrière, recrutés à la sortie de l’ENA ou sur les concours du Quay d’Orsay (le concours d’Orient comporte trois sections : Europe orientale, monde arabe et Extrême Orient ; c’est lui qui fournit au Quay d’Orsay russisants, arabisants, sinisants, japonisants, locuteurs d’hindi et de langues secondaires pour l’Europe orientale) parmi des économistes, des juristes de droit international, des linguistes notamment de l’INALCO. Les ambassadeurs ont une fonction de très haute responsabilité car ils représentent la France à l’étranger, défendent ses intérêts et participent à son rayonnement. Ils ont soumis à une rotation tous les trois à quatre ans pour varier les expériences et les contacts en enrichissant les échanges. S’ils ne parlent pas la langue du pays, il leur faut au moins une culture et une grande curiosité pour le pays d’accueil. Ils doivent surtout s’entourer de collaborateurs qui parlent la langue ainsi que d’interprètes fiables. A noter que malgré les efforts du quai d’Orsay pour recruter des linguistes, il y a pénurie d’arabisants.
- Comment envisager la reconstruction de l’Ukraine ? La reconstruction sera certainement financée largement par l’U.E mais tout dépend de l’issue de la guerre qui passera forcément par une voie négociée Ukraine/Russie. Pour le moment, le dialogue parait bien difficile quand 1/5° du territoire ukrainien est occupé et détruit. Il semble qu’on aille vers un enlisement d’autant que les buts de guerre de la Russie ne sont pas clairs. Le conflit se terminera le jour où Poutine décidera unilatéralement qu’il contrôle militairement suffisamment de territoires. Il s’arrêtera sur une ligne de front en créant, comme sait le faire la Russie, un « conflit gelé ». C’est ce qui a déjà été fait en Ossétie du Nord, en Transnistrie, dans le haut Kahrabakh.Nos intervenants ne croient pas à la volonté de dialogue de Poutine qui redoute de toute évidence les « révolutions de couleur » et considère comme insupportable la construction d’un Etat démocratique en Ukraine qui menacerait la Russie. Que vaut la signature de la Russie qui viole les accords internationaux ? Les accords de Minsk ont été un échec.Le « syndrome ukrainien » aura certainement à terme des conséquences importantes sur la Russie mais entretemps beaucoup de dégâts auront été faits.
- Situation et l’évolution de l’opinion en Russie ? La population russe particulièrement dans les grandes villes n’est pas totalement dupe de la propagande officielle. A l’automne l’impact des sanctions va s’abattre sur la population, surtout la plus déshéritée. Cependant nos intervenants ne croient ni à une révolution de palais car c’est le FSB qui est à la manœuvre, ni à une révolution populaire car il n’y a aucun leader. Poutine n’a pas été capable de tirer parti des ressources surtout humaines de son pays ; il y a perte de matière grise. Plus de 600 000 jeunes Russes éduqués ont quitté la Russie.
- Quelle est l’attitude de la Chine ? En février 2022, Xi et Poutine ont signé un texte globalement totalement anti occidental, vouant aux gémonies les Etats-Unis et l’U.E. Nos intervenants sont pessimistes concernant Taïwan à laquelle la Chine n‘a pas renoncé et qu’elle ne laissera jamais proclamer son indépendance. L’alliance russo-chinoise est très solide. Cependant les désordres de l’économie mondiale liés à la guerre et aux sanctions ont des conséquences importantes en Chine. Xi n’avait pas anticipé l’importance de la réaction occidentale à la guerre russe en Ukraine.
Compte-rendu rédigé par M.Huvet-Martinet, relu par Henry Jacolin.