Ce mardi 21 mars 2023, au Café de Flore, le géographe Philippe Boulanger (PB) tente de répondre à la question : qu’est-ce que la géographie militaire ? Professeur des universités, l’intervenant de la soirée s’est spécialisé dans la géographie militaire, la géostratégie et la géopolitique depuis de nombreuses années, il enseigne dans différents établissements universitaires et académies militaires. Elisabeth Bonnet-Pineau (EBP) est l’animatrice de ce café géo.
Après avoir présenté l’intervenant, EBP rappelle que la géographie a été de tout temps un savoir stratégique pour le militaire. PB précise que la pensée géographique dans les traités militaires demeure empirique jusqu’au XIXe siècle. La géographie jusqu’au XIXe siècle n’est pas encore une discipline académique, mais son usage commence à se structurer différemment à partir du XVIIIe siècle et prépare les courants de pensée de géographie militaire.
Les premières écoles de pensée de géographie militaire naissent en réaction à l’occupation de territoires européens par les armées napoléoniennes au début du XIXe siècle, notamment en Espagne, dans la péninsule italienne et dans les pays germaniques. En France, l’essor d’une pensée géographique destinée aux militaires est plus tardif, il est contemporain de la réorganisation de l’armée française au lendemain de la défaite de 1870-1871. C’est une géographie déterministe, à la fois physique et humaine, qui est alors enseignée dans les écoles militaires ; les nombreuses études publiées pendant plusieurs décennies créent un véritable mouvement de pensée. Parallèlement, la cartographie militaire se restructure (création en 1887 du Service géographique de l’armée). Mais une véritable crise de la pensée géographique militaire se produit dans l’entre-deux-guerres, aboutissant à une quasi-disparition de celle-ci dans les années 1950.
Le début du XXIe siècle marque un nouvel essor de la géographie militaire en lien avec le changement de nature de la guerre. La guerre devient plus asymétrique au milieu de populations civiles et dans des espaces contraignants (ville, montagne, désert). Avec la fin de la menace du Pacte de Varsovie en 1991, les armées occidentales doivent s’adapter à d’autres formes d’action et à d’autres contextes géopolitiques (multiplication des « zones grises » et des opérations de paix, rôle croissant des organisations internationales, valorisation progressive de la place du renseignement, etc.). Les situations d’engagement plus complexes en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie nécessitent de disposer de connaissances des aires culturelles et d’informations d’environnement géophysique. Ces besoins en géographie militaire sont de trois sortes : une demande d’expertise des théâtres d’opérations, des opérations constamment mises à jour pour les besoins de la manœuvre, des cas spécifiques portant sur les systèmes d’armes en diversification croissante (par exemple, la cartographie numérique et le fichier terrain pour les avions Rafale). Soit une période de mutations sans précédent de la géographie militaire.
Le raisonnement géographique pris en compte par le militaire est en fait complexe. Il se décompose traditionnellement en trois échelles géographiques : le terrain sur la tactique pour les petites unités, le théâtre d’opérations au niveau opératique, les grands espaces à l’échelle mondiale. Mais depuis la fin du XXe siècle, il faut relativiser cette distinction par échelle en raison des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), des nouveaux systèmes d’armes (comme le drone) et des changements inhérents à la culture militaire. Ces trois échelles sont de plus en plus imbriquées simultanément dans la planification et le déroulement des opérations. Si l’on évoque le seul raisonnement géostratégique, différents concepts théoriques facilitent la prise de décision à l’échelle des grands espaces comme l’arrière stratégique, le bastion stratégique naturel, l’interconnexion des espaces conflictuels, l’espace lacunaire, etc.
Le milieu naturel a été l’approche géographique la plus anciennement prise en compte par les militaires. Depuis le XIXe siècle, certains milieux naturels suscitent un intérêt croissant : les milieux forestiers, désertiques et montagneux. Les armées modernes leur accordent des recommandations doctrinales spécifiques. Cela n’empêche pas que, depuis la fin des années 2000, les considérations accordées aux populations dans les opérations sont devenues centrales, même si l’environnement humain est bien plus difficile à saisir sur un théâtre d’opérations que l’environnement physique. Le besoin en géographie humaine pour les armées nationales est devenu tel qu’un marché de la donnée s’est mis en place dans les années 2010 avec des entreprises spécialisées. La géographie humaine est notamment devenue un outil important de la pacification et de la stabilisation, ainsi qu’une aide à la communication.
L’une des mutations récentes et essentielles de la géographie militaire concerne le Geospatial Intelligence (fusion de données géolocalisées et géoréférencées) qui est issu du renseignement américain dans les années 1990. Les progrès technologiques liés à l’IA (intelligence artificielle) permettent d’identifier des objets en mouvement et de produire des analyses cartographiées avec une précision remarquable. Le Geoint constitue un tournant important dans l’exploitation de la géographie pour les armées. Son émergence est liée au moins à 5 conditions de développement : l’essor des NTIC, l’usage croissant des satellites, le rythme toujours plus accéléré du processus décisionnel, la redécouverte de l’environnement humain dans les guerres de contre-insurrection, le passage de la géographie dite militaire dans le domaine du renseignement. Les Etats-Unis constituent la seule puissance militaire à avoir réuni toutes les conditions de développement du Geoint et défini une doctrine d’emploi. Son modèle s’est imposé comme une référence. Après les attentats de septembre 2001, la réorganisation des agences de renseignement américaines débouche sur la création de la NGA (National Geospatial Agency) dont les infrastructures actuelles sont plus étendues que celles de la NSA ou de la CIA. En plus des évolutions institutionnelles, de nouvelles entreprises investissent ce secteur d’activité jusqu’alors réservé aux services étatiques : en 2000, exploitation du GPS (Global Positioning System) à des fins commerciales ; en 2005, lancement de Google Maps, etc. L’essor du Geoint américain apparaît aussi sur un plan culturel. Ainsi il opère une nouvelle révolution et une nouvelle rupture en matière de conception de la géographie à des fins militaires. Il s’agit d’une nouvelle synergie entre renseignement, géographie et imagerie, qui se manifeste de manière inégale selon les Etats. En France, au milieu des années 2010, un courant de pensée issu de la communauté du renseignement suit étroitement les mutations observables aux Etats-Unis.
La première vocation du Geoint est d’apporter des analyses auprès des centres de commandement. Mais il est aussi un outil de communication politique dans la gestion de crise auprès de l’opinion publique, et un instrument d’influence dans le jeu des rivalités entre les acteurs en présence dans les affaires internationales. L’adoption du Geoint dans un plus grand nombre de stratégies militaires, des pays développés comme de certains pays en développement, se heurte à plusieurs défis : les contraintes imposées par la croissance des flux de données (d’origine satellitaire et d’origine aéroterrestre) ; la capacité à rationaliser les méthodologies d’emploi du Geoint ; la qualité de la production scientifique, notamment de la représentation cartographique ; l’adoption d’une nouvelle culture organisationnelle et analytique par des personnels de haut niveau.
La géographie numérique constitue un tournant majeur de la géographie militaire qui n’est toujours pas achevé. La géolocalisation et le géoréférencement, la fusion de données, la cartographie numérique grâce aux SIG (systèmes de représentations géographiques) ont investi tous les systèmes d’armes. Tous les états-majors redécouvrent et développent la géographie comme un savoir stratégique, réactif et pragmatique.
Les échanges entre l’intervenant et la salle :
Plusieurs questions ont porté sur la géographie militaire, elles ont privilégié la période récente ainsi que le rôle des nouvelles technologies dans la conduite de la guerre. PB a donné son point de vue sur l’évolution des OPEX (opérations extérieures) de l’armée française, sur l’enjeu de l’intelligence artificielle (IA), sur le Geoint russe (on ne sait pas grand-chose), sur le Geoint chinois, sur le Geoint français, etc. Incontestablement, les participants ont beaucoup appris sur cette face méconnue de la géographie. Quelques étudiants intéressés par les débouchés professionnels de la géographie militaire se sont entretenus avec PB après la clôture du café géo.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, avril 2023