La salle du premier étage du Café de la Mairie (Paris 3ème) était comble mardi soir 26 novembre pour écouter deux éminents spécialistes des Balkans, Jean-Arnault Dérens (JAD) et Laurent Geslin (LG). Les intervenants, tous deux journalistes, notamment au Courrier des Balkans et pour de nombreux organes de presse (Le Monde diplomatique, Mediapart, etc.), auteurs de plusieurs livres sur la région des Balkans, étaient présents pour faire le point sur la situation de l’espace ex-yougoslave, trente ans après la dislocation de la Yougoslavie socialiste de Tito.
J-A.D. : D’où vient l’idée yougoslave, c’est-à-dire l’idée de réunir tous les Slaves du Sud dans un même Etat ?
Cette idée apparaît au XIXème siècle, dans les années 1860, portée par des intellectuels croates, vivant donc dans l’Empire des Habsbourg. Elle est contemporaine du mouvement des nationalités qui se développe alors en Europe, notamment dans les Etats italiens et germaniques. Dès 1850, une base grammaticale commune a été fixée par une convention pour le serbo-croate, langue commune de ces populations slaves du Sud. Malgré leurs différences historiques et confessionnelles, ces populations formaient donc un ensemble ayant toute légitimité à se regrouper au même titre que les populations italiennes ou allemandes par exemple. Les guerres balkaniques de 1912-1913 et la Grande guerre de 1914-1918 favorisent la formation en 1918 d’un Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes qui prend le nom de royaume de Yougoslavie en 1929. Cet Etat est en réalité une construction politique grand-serbe qui nie tous les rêves d’unification de ces peuples slaves du Sud.
La Seconde Guerre mondiale provoque la naissance d’une « seconde Yougoslavie », fédérative et socialiste, proclamée le 29 novembre 1943, qui va durer 45 ans avec une représentation assez équilibrée de toutes les nationalités (6 républiques, 2 républiques autonomes, soit le modèle de l’organisation étatique de l’URSS). Cette Yougoslavie « titiste » (Tito la dirige de 1943 à 1980, date de sa mort) s’effondre pour des raisons externes et internes. Sur le plan extérieur, elle perd son importance géopolitique de « pont » entre les deux parties du monde bipolaire de la guerre froide, elle est en quelque sorte la principale victime collatérale de la chute du mur de Berlin. Sur le plan intérieur, elle a évolué vers une sorte de confédéralisme marqué par des tensions accrues entre les républiques, principalement de nature économique. Les républiques les plus riches (la Slovénie grâce à son industrie, la Croatie grâce au tourisme) ne supportent plus de verser beaucoup d’argent en direction des républiques les plus pauvres (phénomène comparable entre le Nord et le Sud en Italie).
L’éclatement tragique de la Yougoslavie dans les années 1990 se fait dans la guerre. Aujourd’hui, le souvenir de la Yougoslavie reste bien présent dans les pays qui en sont issus. Face aux crises à répétition que traverse l’espace post-yougoslave, nombreux sont ceux qui regrettent « ce passé où l’on vivait mieux ». C’est la « yougonostalgie ».
A l’issue des guerres yougoslaves, les nouveaux Etats créés à partir des anciennes républiques étaient tous supposés rejoindre l’Union européenne. Ce qui est le cas pour la Slovénie en 2004 et finalement pour la Croatie en 2023. Mais constatons qu’il n’en est rien pour tous les autres Etats qui sont toujours candidats pour entrer dans l’UE (et même « candidat potentiel » pour le Kosovo). L’absence de frontières cadastrées en Serbie, en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro facilite dans les années dans les années 2010 d’ailleurs les contentieux interétatiques même si l’émergence d’une « yougosphère » émerge dans les années 2010 avec les incertitudes de l’intégration européenne et la prise en compte de similitudes, notamment culturelles, dans tout l’espace autrefois yougoslave.
L.G. : Où en est-on aujourd’hui ?
Depuis 20 ans, l’espace post-yougoslave fait l’objet d’un double discours : d’un côté, l’UE et les dirigeants régionaux rappellent l’objectif d’entrée dans l’UE ; d’un autre côté, l’UE comme les dirigeants des Balkans occidentaux se satisfont de la situation politique actuelle. Plusieurs raisons à cela. Pour l’UE les Balkans occidentaux représentent, surtout depuis 2010, un sas sur la route migratoire qui aboutit à l’Europe occidentale. Ce sas permet de freiner et de contrôler les flux migratoires, des camps de rétention sont installés, des subsides sont versés aux pays de transit. Les Balkans forment ainsi une barrière et jouent un rôle d’amortisseur à la migration.
Il y a également des raisons d’ordre démographique au maintien du statu quo politique entre l’UE et les Balkans occidentaux. Malgré les difficultés actuelles, ceux-ci ont des populations bien formées grâce à des systèmes éducatifs qui restent de bonne qualité. Les pays d’Europe occidentale, en particulier l’Allemagne, considèrent le Sud-Est de l’Europe comme un réservoir de main d’œuvre, très qualifiée (médecins…) et peu qualifiée (boulangers, plombiers…). Ces départs d’actifs aggravent la situation démographique marquée par un déficit des naissances accentué, déficit qui existe d’ailleurs dans une grande partie du continent européen.
Un autre fait constitue un grand problème pour les populations des Etats ex-yougoslaves, celui des lacunes récurrentes de l’état de droit. Ce phénomène est largement ignoré par les dirigeants de l’UE. Les manipulations électorales, la corruption, sont monnaie courante dans les Balkans occidentaux. On comprend que certains dirigeants des Etats de la région ne souhaitent pas forcément l’adhésion à l’UE qui signifierait le strict respect des règles de l’état de droit.
Tout ceci sans compter deux points de blocage qui empêchent l’intégration européenne d’avancer : en Bosnie-Herzégovine (entre Croates et Bosniaques) et au Kosovo (non reconnu par 5 Etas de l’UE). Ajoutons la guerre en Ukraine depuis 2022 qui a rebattu les cartes géopolitiques avec, par exemple, la décision de la Serbie de ne pas soutenir les sanctions de l’UE prises contre la Russie. Une majorité des Etats de l’UE vient de décider que l’élargissement européen n’était pas encore opportun.
J-A.D. : Quel est le rôle des puissances comme la Chine, la Turquie et le Moyen-Orient dans l’espace autrefois yougoslave ?
Au début du XXème siècle, la situation dans les Balkans montrait les rapports complexes entre les petits Etats balkaniques et les grandes puissances de l’époque, soucieux de jouer des rapports de force afin de renforcer leurs intérêts respectifs. Aujourd’hui, il en va de même avec les petits Etats anciennement yougoslaves qui exploitent la concurrence, notamment entre les Occidentaux et les Chinois ou les Turcs. Dans le même temps, les grandes puissances investissent dans la région pour pousser leurs pions économiques et/ou géopolitiques.
Alors que l’UE apparaît comme le principal acteur extérieur depuis la crise de 2008, de nouveaux acteurs jouent un rôle important dans cette partie de l’Europe : avant tout la Turquie, la Russie, la Chine, les pays du Golfe arabo-persique. Au point que des questions se posent aujourd’hui avec plus ou moins de pertinence : la Turquie est-elle de retour dans les Balkans ? La Serbie est-elle le cheval de Troie dans la région ? La Chine est-elle en train d’acheter les Balkans ? Pourquoi les pays du Golfe investissent-ils dans cet espace européen ?
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan et de l’AKP, les investissements turcs se sont généralisés dans les pays post-ottomans mais différents facteurs internes et externes ont modifié les priorités d’Ankara, mobilisée sur d’autres fronts. Et aujourd’hui la Turquie mise davantage sur la Serbie que sur la Bosnie-Herzégovine ou l’Albanie.
Les intérêts économiques de la Russie sont relativement modestes dans les Balkans, mais la région occupe une place symbolique importante dans les préoccupations du Kremlin. Si la Serbie n’a pas adopté les sanctions européennes contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine, elle s’oppose en revanche à l’effondrement de l’intégrité territoriale de tout Etat membre de l’ONU (sans doute en pensant au cas du Kosovo).
Ce n’est que depuis la fin des années 2000 que les Balkans sont devenus une cible importante de la projection de la Chine à l’étranger (lancement en 2013 de la « Nouvelle route de la soie » entre Pékin et l’Union européenne). Plusieurs chantiers chinois ont été réalisés en Serbie et au Monténégro, particulièrement dans les infrastructures de transports, les minerais et l’éolien.
Quant aux pays du Golfe (Arabie saoudite et Emirats arabes unis, leurs investissements privilégient le tourisme, l’immobilier et l’armement, notamment en Serbie.
L.G. : Qu’en est-il de l’évolution de certaines régions comme la Dalmatie croate ou d’espaces particuliers comme les îles ?
La Dalmatie a connu un important essor du tourisme dès les années 1970-1980. Elle profite largement de la reprise touristique depuis la fin de la guerre civile à la fin des années 1990 au moment même où la transition économique post-communiste provoque la désindustrialisation de la côte adriatique (disparition des chantiers navals, etc.). Les méfaits du surtourisme sont aggravés par le manque de main d’œuvre régionale (Indonésiens, Philippins et d’autres nationalités sont employés pendant la saison touristique). Avec Airbnb c’est une société à deux vitesses qui se développe en bénéficiant aux propriétaires de maisons et d’appartements pouvant être loués tandis que le reste des populations locales subit surtout les prix élevés à Split, Zadar, etc. Les îles de la mer Adriatique sont particulièrement affectées par les difficultés et la déprise démographique.
QUESTIONS DE LA SALLE :
Q1 : Pourquoi les Etats anciennement yougoslaves ne connaissent-ils pas des mobilisations populaires comme celles qui ont existé (Ukraine) ou qui existent (Géorgie) ?
Les mobilisations populaires existent dans les Balkans occidentaux, notamment en Serbie et au Monténégro, mais elles ne brandissent plus les drapeaux européens contrairement à ce qu’elles faisaient il y a 15 ans. Les raisons de ces manifestations peuvent être d’ordre écologique (par exemple, contre l’ouverture de mines de lithium en Serbie), ou dénoncer la corruption (par exemple, à la suite de l’accident mortel lié à un effondrement en gare de Novi Sad en novembre 2024). Sur tous ces problèmes les ambassades européennes se taisent, laissant les gouvernements locaux réagir …ou ne pas agir. De plus, le départ massif des actifs vers l’Europe occidentale entame la capacité de réaction de la société civile.
Q2 : Comment décrire la situation actuelle au Kosovo ?
Les relations entre la Serbie et le Kosovo sont à la fois intimes, complexes et mauvaises. Pour les Serbes le Kosovo représente le centre historique et religieux de la Serbie au Moyen Age. Mais les albanophones, musulmans pour la plupart, forment aujourd’hui plus de 90% de la population. Pour comprendre cette évolution, il faut remonter à la « grande migration » de 1689. Une grande part de la population chrétienne, notamment serbe, quitte le Kosovo en suivant les armées autrichiennes par crainte de la répression ottomane. Depuis, la balance démographique n’a cessé de peser en faveur des Albanais et au détriment des Serbes. L’exode des Serbes (mais aussi des Roms, voire des Bosniaques) après la guerre de 1998-1999 a renforcé un processus engagé de longue date.
Le dialogue entre le Kosovo et la Serbie a-t-il une chance d’aboutir alors que l’indépendance proclamée par le Kosovo en 2008 est toujours contestée par la Serbie. L’UE a pris en 2011 l’initiative d’initier un dialogue « technique » sur les problèmes concrets des citoyens concernés. Constatons que l’existence des Serbes au Kosovo est plus compliquée de jour en jour, ceux-ci d’ailleurs étant utilisés comme des pions par Belgrade.
Q3 : Quel rôle ont joué et jouent encore les différentes religions dans l’espace autrefois yougoslave ?
Rappelons que les guerres de Yougoslavie n’ont pas été des guerres de religion. D’ailleurs la Yougoslavie socialiste a été touchée par une vague profonde de sécularisation. Pendant la guerre civile, les religions orthodoxe, catholique et musulmane ont été utilisées, manipulées par les pouvoirs politiques, comme marqueur identitaire (durant le conflit en Croatie) et surtout comme facteur de légitimation politique. De leur côté, les hiérarchies religieuses ont commis l’erreur de ne pas se distancier assez clairement de cette récupération politique. Encore aujourd’hui, la clé du problème réside moins dans les Eglises que dans la manière dont les pouvoirs utilisent ces Eglises et les communautés confessionnelles. Ajoutons, pour le cas de l’islam, la lutte d’influence entre la Turquie et les pays du Golfe pour le contrôle des communautés islamiques.
Q4 : Les Cafés géographiques organisent en mai 2025 un voyage à Trieste et en Istrie (Slovénie et Croatie). Que retenir de ce petit morceau de l’ancienne Yougoslavie, aujourd’hui faisant partie de l’Union européenne ?
Trieste, l’Istrie et la Dalmatie, c’est-à-dire la plus grande partie du rivage oriental de la mer Adriatique, forment une ligne de fracture majeure de l’espace européen. « Rideau de fer », « frontières de sang », frontières fantômes », sont quelques expressions qui ont été utilisées à propos de Trieste et de ce petit morceau de Yougoslavie appartenant aujourd’hui à l’Union européenne. Et les deux intervenants d’évoquer un voyage maritime qu’ils ont fait des Balkans au Caucase à partir de Trieste, voyage qui a donné lieu à la publication d’un beau récit en 2018.
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES :
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, Les Balkans. Carrefour sous influences, Tallandier, 2023
Sous la direction de Jean-Arnault Dérens et Benoît Goffin, Balkans, collection Odyssées, ENS Editions, 2024
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, Là où se mêlent les eaux, La Découverte, 2018
Jean-Arnault Dérens, Adriatique. La mer sérénissime, collection L’âme des peuples, Editions Nevicata, 2024
Compte rendu rédigé par Daniel Oster, décembre 2024