Café Géo animé par Isabelle FEUERSTOSS, Post-doctorante en géopolitique à l’Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8.

Ce Café Géo a eu lieu le mardi 11 décembre 2012 au Pré en Bulle – 9 Lices Jean Moulin, Albi à partir de 18h30.

Présentation problématique :

Le soulèvement qui a débuté en Syrie en mars 2011 est souvent interprété comme un effet domino du “printemps arabe”. L’impact des soulèvements tunisien, égyptien, libyen et yéménite relayés, entre autres, par Al-Jazeera, sur la détermination des Syriens est indiscutable.

Pour autant, malgré la similitude de certains paramètres (chômage endémique, corruption) et revendications (démocratie, dignité), on ne saurait limiter l’analyse de la crise syrienne à un simple effet de contagion. Par son ampleur et ses modalités d’action, elle s’avère inédite. Sur le terrain, la situation ne cesse de s’aggraver. Progressivement, le soulèvement pacifique mené au nom des principes de démocratie, de liberté et de dignité a basculé en guerre civile.

Le repli des différentes communautés composant la mosaïque syrienne est patent. Les ressentiments intercommunautaires qui avaient été refoulés pendant des décennies ont fini par ressurgir. La violence, les milliers de morts (40 000 selon l’ONU mais en réalité, certainement plus) et les destructions d’infrastructures, entrainent progressivement la déstructuration des cellules familiales, à l’instar de ce qui s’est produit en Irak à partir de 2003.

Comment en est-on arrivé là? Quelles sont désormais les perspectives de sorties de crises?

Compte-rendu réalisé à partir des notes d’Isabelle FEUERSTOSS par Annabelle MERMOUD et Julien MOURGUES étudiants en licence au Centre universitaire J.F. Champollion, sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs et co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.

Éléments de la présentation

Isabelle FEUERSTOSS a soutenu sa thèse portant sur les « Enjeux géopolitiques des relations entre la France et la Syrie » en avril 2011. Elle était sur le terrain syrien du début du soulèvement pacifiste syrien jusqu’à son tournant militaire début 2012. A ce titre, elle a pu observer directement l’évolution de certains modes de mobilisations et de revendications. Elle insiste sur le fait que sa présentation n’a aucune prétention exhaustive. Premièrement, nous ne disposons pas de recul sur les dynamiques en présence. En outre, les informations qui nous arrivent sont souvent bien imprécises et invérifiables. D’autant plus que la désinformation médiatique caractérise le conflit syrien. En effet, les parties en présence ont compris dès mars 2011 l’enjeu de l’information comme véritable arme de guerre, et de mobilisation des opinions publiques.

I – Etat des lieux :

On le sait, sur le terrain, la situation ne cesse de s’aggraver. Depuis mars 2011, on compte plus de 40 000 Syriens morts et ce chiffre est en constante et rapide augmentation depuis quelques mois. La violence de la répression du régime et des combats fratricides, les milliers de morts et les destructions d’infrastructures, entraînent progressivement la déstructuration de nombreuses cellules familiales.

Avec la multiplication des défections, la perte de motivation des soldats, les attentats à la voiture piégée au coeur des grandes agglomérations, contre les locaux des services de sécurité ou contre les populations pro-Assad, les enlèvements et assassinats d’officiers et de partisans du régime, et surtout des Alaouites, etc.). Le régime syrien a perdu le contrôle de nombreux pans du territoire national, notamment au nord et nord-est. D’importantes bases aériennes militaires (la dernière en date, la base du 46e régiment près d’Alep, le 18/11) et la plupart des passages frontaliers du nord et nord est sont aux mains des groupes armés de l’opposition. Incapable de reprendre le contrôle de tout le territoire, le régime syrien a choisi d’en aggraver la fragmentation (au niveau national, métropoles contre le reste du territoire, au niveau urbain, quartiers contre quartiers) afin de diviser l’opposition armée, chaque groupe cherchant à garder le contrôle de son territoire au détriment d’une stratégie commune. Par contre, l’armée syrienne n’est plus en mesure de mener des opérations d’envergure nationale. Désormais, ce sont ses milices locales qui mènent des actions violentes (assassinats, pillages, corruption, viols, etc.). Le pays est aux mains des milices et de leurs seigneurs de guerre qui disposent pour la plupart d’un ancrage local rural.

Au sein des rangs de l’opposition, l’horizon demeure préoccupant, avec de très nombreuses rivalités qui la minent aussi bien à l’étranger (la plupart des opposants en exil souffrent d’un manque de crédibilité flagrant sur le terrain) qu’à l’intérieur des frontières de la Syrie. On observe un rapport de force entre islamistes et laïcs, mais au sein même des islamistes, il existe également d’importantes rivalités de pouvoir. En effet, on sait que l’islam politique est loin de constituer un bloc monolithique. Ainsi, il existe de nombreuses nuances quant aux modalités et aux revendications politiques des différentes factions islamistes sur le terrain, notamment à l’égard de la nature de l’Etat syrien de demain et de son rapport aux minorités confessionnelles.

A l’étranger, la Coalition nationale syrienne échoue jusqu’à présent à arriver à un accord pour former un gouvernement transitoire et peine à regrouper sous sa coupe les forces sur le terrain qui sont indépendantes. Sur le terrain, l’Armée syrienne libre (ASL), composée majoritairement de déserteurs de l’armée régulière syrienne, essaye tant bien que de mal de regrouper un maximum de groupes armés sous sa direction mais elle cède de plus en plus du terrain. En effet, faute d’armements suffisants, et de discipline, elle perd sa légitimité auprès de certains pans entiers de la population, notamment dans le nord de la Syrie (nombreuses exactions, vols, corruption, etc.)

D’autres alliances militaires regroupant des factions de tendance islamiste plus radicale émergent progressivement depuis un an, rendant le paysage de l’opposition armée sur le terrain encore plus confus. La Syrie est devenue une passoire, les flux internes/externes se sont renversés. Les groupuscules djihadistes (regroupant des combattants étrangers mus par l’idéologie du Djihad, la Guerre sainte) demeurent néanmoins minoritaires. Ils se positionnent contre l’ASL (bien que des passerelles existent entre certains groupes) et contre le régime syrien. La plupart se réclament du plus connu et du plus influent Front, le Jabhat al-Nusra. Ce dernier regrouperait près de 3000 combattants. Ce front bénéficie d’une excellente réputation de combattants bien entrainés et disciplinés, ce qui attire dans ses rangs des milices autochtones et des rebelles mal armés, sans argent et frustrés.

Comment en est-on arrivé là ?

Portée et enjeux des clivages sociaux, régionaux et communautaires

La répression massive du régime syrien et l’internationalisation de la crise ont indubitablement contribué à transformer progressivement le soulèvement (caractérisé dans un premier temps par le pacifisme des manifestants et l’aspect séculier des revendications démocratiques) en une guerre civile à connotation sectaire. Mais ces paramètres n’expliquent pas tout. D’autres déterminants étaient présents depuis longtemps, refoulés. Ils ont été facilement réactivés pour plusieurs raisons.

Bien que la société syrienne soit majoritairement sunnite à plus de 70 %, elle est caractérisée par l’enchevêtrement de multiples appartenances identitaires (hétérogénéité confessionnelle et ethnique, régionalisme, clivages socio-professionnels). Ainsi, en mars 2011, en dépit des revendications à connotation largement politique (renvoyant, entre autres, à la corruption endémique et à l’absence de libertés civiles), ce sont bien les disparités économiques qui se sont retrouvées au coeur du mouvement de contestation pacifique. Pour s’en assurer, il suffit de recontextualiser l’irruption du mouvement de contestation puis d’observer la géographie des manifestations et l’appartenance sociale des manifestants. D’emblée, on remarque le caractère provincial du mouvement de contestation et pendant de longs mois, sa circonscription dans l’espace.

II – Un mouvement parti des bastions sunnites traditionnels du Ba’th :

Le mouvement est d’abord parti des villages, des bourgs provinciaux, des banlieues ou des quartiers périphériques des grandes agglomérations syriennes (conséquence directe de l’exode rural). En mars 2011, la plupart des manifestants n’étaient autre que les héritiers des paysans exploités et des petites bourgeoisies provinciales sunnites, méprisées et isolées de l’exercice du pouvoir par un cercle restreint de grandes familles urbaines sunnites. Attirés par l’idéologie ba’athiste dont le socle repose en partie sur le concept de socialisme arabe, ils gonflèrent les rangs du parti et le portèrent au pouvoir par le coup d’Etat du 8 mai 1963.
Après avoir été la priorité de l’action étatique (arrivée de l’électricité dans toutes les campagnes, ouverture de nombreux centres de santé, coopératives agricoles, écoles pour tous), les agriculteurs, pourtant pilier du projet de modernisation du Ba’th dans les années 1970-1980, ont été progressivement délaissés.

Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène : les crises économiques, baisse des subventions étatiques, la captation des richesses de l’Etat par une bourgeoisie parasite, etc. Ce processus de délaissement a débuté dans les années 1990 mais il s’est accéléré sous l’ère de Bashar al-Assad à partir de 2000. Les inégalités de la répartition des richesses se sont fortement accrues depuis 7-8 ans et sont devenues géographiquement de plus en plus visibles (les grandes agglomérations Damas et Alep versus le reste du territoire syrien).

La situation était déjà mauvaise il y a 10 ans :

La politique de libéralisation économique a été amorcée dans les années 1990 mais elle a été renforcée après 2005, suite au retrait des troupes syriennes et des milliers d’ouvriers syriens du Liban à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri. La Syrie a perdu son « poumon économique » libanais et le marché syrien a dû absorber ces ouvriers alors qu’il était déjà en saturation (fin de la rente des monarchies pétrolières, chute de l’exploitation du pétrole, fin de la perception des redevances liées au transit du pétrole irakien, parc industriel vétuste, peu d’investissements privés, etc.) En outre, depuis 2006, 4 sécheresses très éprouvantes ont accéléré la paupérisation des campagnes (nord est et sud syriens) et l’exode rural. Les nouveaux venus s’entassent dans les quartiers périphériques urbains (souvent informels) qui forment une ceinture de misère autour des grandes agglomérations (Damas, Alep, Homs, etc.)
Le marché du travail ne peut pas amortir l’arrivée de milliers de jeunes diplômés chaque année, d’autant plus que la transition démographique n’est pas aboutie en Syrie (notamment dans les classes populaires sunnites rurales du nord mais pas exclusivement, alors que les minoritaires, aux premiers rangs desquels les Alaouites et les Druzes ont des comportements proche de ceux des Européens).

Ironie de l’histoire, désormais, ce sont principalement les classes moyennes urbaines (peu nombreuses) et la bourgeoisie sunnite de Damas et d’Alep, contre lesquelles s’était développée la révolution ba’thiste de 1963, qui soutiennent plus ou moins ouvertement le régime ou tout du moins adoptent une posture de neutralité car ils ont été favorisés par le libéralisme économique. Les centres urbains de Damas et Alep se sont enrichis au détriment des banlieues et des provinces et campagnes. Ils ont beaucoup à perdre de l’instabilité politique et surtout, beaucoup d’entre eux voient d’un très mauvais œil que les « paysans », qu’ils perçoivent comme des êtres ignares et rudimentaires, prennent le pouvoir. D’ailleurs, tant qu’Alep et Damas n’ont pas été touchés, certains des commerçants et entrepreneurs se sont enrichis, notamment au niveau du marché intérieur (en raison de l’embargo) et dans l’import-export avec l’Irak.

III – Les clivages régionaux/communautaires.

Manifestement, on se retrouve dans un contexte proche de celui de 1963, un remake de la « revanche des campagnes contre la ville ». A ce titre, Alep constitue un cas d’école. Les insurgés sont très majoritairement issus de la périphérie urbaine ou des campagnes environnantes. Cela explique qu’ils aient mis tant de temps avant d’être véritablement opérationnel, faute de maîtriser la géographie urbaine d’Alep. La plupart des citadins qui en avaient les moyens sont partis se réfugier en Turquie. Les moins chanceux sont partis se réfugier dans d’autres villes, ou des quartiers moins touchés par les violences.

On retrouve le même cas de figure à Damas. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux commerçants sunnites refusent de soutenir les rebelles armés, dans leur grande majorité originaires des autres gouvernorats de Syrie ou des campagnes environnantes.
A ce stade de l’analyse, il convient de préciser que les lignes de clivages sociaux se superposent bien souvent avec celles des clivages communautaires. Bien qu’on compte également de nombreux Alaouites pauvres, les Sunnites (plus de 75% de la population) constituent l’immense majorité des classes prolétaires.

En mars 2011, la première (grosse) étincelle est partie de Deraa, bourgade provinciale du sud de la Syrie en proie à de graves problèmes d’eau (irrigation). Face à l’urgence de casser la dynamique de mécontentement populaire, le pouvoir déploya une double stratégie basée sur la terreur (répression et insécurité) et la réactivation des représentations de peur des communautés minoritaires, autre pilier traditionnel du Ba’ath.

Réactivation des représentations de peur des minoritaires.

Sur le plan interne, le régime tente de résister avec le soutien d’une partie de la population. Il joue de plus en plus de la loyauté communautaire, servi en cela par la radicalisation des discours des groupes islamistes, elle-même résultant de la violence de la répression. Aussi, la rhétorique “c’est eux ou nous” n’a-t-elle jamais aussi bien fonctionné : eux, les islamistes intégristes qui veulent instituer un califat et imposer la charia ou nous, les laïcs, protecteurs des minoritaires et des sunnites séculiers.

Ce processus de repli communautaire est alimenté par la réactivation de représentations historiques, parfois refoulées pendant des décennies et désormais instrumentalisées par le régime. La peur des minorités de devoir affronter un Islam sunnite revanchard et intolérant est alimentée par la permanence des tensions régionales (guerre civile au Liban (1975-1990), attaques contre des Coptes en Egypte, etc.). La présence en Syrie de milliers de réfugiés irakiens chrétiens ayant fui la guerre civile en 2005 contribue largement à alimenter cette peur. Dans les représentations de nombreuses élites chrétiennes et surtout catholiques (les moins nombreux mais historiquement les plus liés aux élites occidentales), la coexistence qui prévalait jusqu’à présent en Syrie était principalement due à la nature communautaire du régime al-Assad, « rempart » contre la domination de l’Islam politique.

La domination des Frères Musulmans ainsi que d’autres tendances dites « islamistes modérées » au sein du Conseil National Syrien (CNS) et de la Coalition syrienne inquiète. Cette méfiance est exacerbée par le rôle que l’Arabie saoudite (dont l’influence régionale ne cesse de s’accroître depuis les soulèvements arabes) et le Qatar – monarchies non démocratiques, championnes du wahhabisme et adversaires du régime syrien et de l’Iran – joue dans le soutien logistique et l’armement de l’opposition, très majoritairement sunnite.

Les Alaouites (mais aussi les Kurdes, les Chrétiens, les Arméniens, etc.) :

Toutefois, c’est bien la communauté alaouite dans son ensemble qui est visée par la remise en cause de la légitimité de la nature communautaire du pouvoir actuel. Cette appartenance identitaire a toujours été considérée comme hérétique par les Sunnites et donc le pouvoir n’a jamais eu de légitimité à leurs yeux ce qui les a forcés à utiliser les ressorts du clientélisme politique pour se maintenir. Issus d’une communauté chiite hétérodoxe montagnarde honnie et persécutée pendant des siècles par les Sunnites, les Alaouites qui constituent aux alentours de 15% de la population bénéficièrent de l’action mandataire qui les éduqua et leur permit d’accéder aux hautes fonctions militaires (méprisées par les grandes familles urbaines sunnites).

A la fin des années 1970, sur fond de grave crise économique, un mouvement de contestation populaire violent dirigé par la branche syrienne des Frères musulmans gagna l’ensemble des centres urbains du pays. Une vague d’attentats cibla des Alaouites de 1979 à 1982 (militaires, politiques, civils) et se solda par une répression sanglante symbolisée par les massacres de civils à Hama en février 1982. Cette période réactiva les représentations de peur existentielle de la communauté alaouite, ce qui eut pour conséquence le renforcement de son emprise à tous les niveaux du pouvoir.

Toutefois, au printemps 2011, le régime dut faire face à l’absence de mobilisation de la part de certains de ses coreligionnaires (dignitaires, officiers et intellectuels alaouites) qui témoignaient des sympathies à l’égard des revendications des manifestants pacifiques.
Face à l’urgence de se rallier des soutiens, le régime a renforcé la loyauté des Alaouites en réactivant la mémoire collective des années 1970-1980. Au cours de l’été 2011, il alla jusqu’à tuer des soldats et officiers alaouites pour déclencher les vieux réflexes minoritaires.

Les violentes diatribes de cheikhs (syriens ou pas) relayés par les chaînes satellitaires du Golfe n’ont fait que renforcer cette représentation qu’il s’agit désormais d’une lutte existentielle, crainte encore accrue par le refus de dialoguer des principaux courants de l’opposition auquel s’ajoute celui de la France, l’ancienne puissance mandataire. Depuis la militarisation de groupes d’opposition, voir la djihadisation de certains d’entre eux, et la présence de combattants étrangers, cette représentation n’a jamais été aussi ancrée.

Cela a été longtemps un tabou relayé par la presse française : l’absence de flux d’armes et de combattants étrangers. Or la porosité des frontières syriennes est une très ancienne réalité du terrain que le régime a longtemps instrumentalisé dans ses rapports de force avec ses voisins mais aussi les puissances occidentales (flux de combattants djihadistes en Irak, contrebande d’armes et d’essence avec le Liban, etc.). Dans les discours des responsables syriens, la porosité transfrontalière a toujours été brandie comme une menace pour justifier leur interventionnisme dans les affaires libanaises.

Une des porosités les plus importantes est la « trouée de Homs », forte dépression est-ouest de faible altitude séparant la montagne Ansariyya et le Djebel Zawiyah au nord des montagnes du Mont-Liban au sud, forme l’accès le plus direct reliant la côte libanaise aux villes intérieures syriennes. Cette « entaille » dans le territoire syrien a permis l’afflux de médicaments, de téléphones satellites, de nourriture, et d’armes lors du siège de Homs. Bien que le Liban soit indépendant depuis 1946, les reconfigurations territoriales n’ont pas été intériorisées par les populations frontalières. Les liens commerciaux n’ont jamais cessé et se sont même renforcés dans certaines zones montagneuses.

Toutefois, l’instrumentalisation des clivages communautaires à des fins politiques s’explique aussi et surtout par leur fort ancrage sur le terrain. Depuis des siècles, les marges du territoire syrien (les « montagnes-refuges » et les confins désertiques) ont abrité des groupes minoritaires fuyant les persécutions des Sunnites, majoritaires dans les villes et les plaines centrales. L’important exode rural qui gagna la Syrie dès les années 1970 toucha massivement les minoritaires, dans leur grande majorité, d’origine rurale. Ce phénomène entraîna de profondes reconfigurations socio-économiques des grands centres urbains. Des quartiers entiers marqués par l’homogénéité confessionnelle devinrent mixtes, ce qui provoqua de fortes tensions intercommunautaires, provoquant souvent le départ de familles d’origine citadine (sunnites mais aussi chrétiennes) en direction de quartiers périphériques demeurés plus homogènes.

Regroupement des ruraux par affinités communautaires ou régionales.
A Damas :

Les partisans d’Assad vivent plutôt dans les quartiers « intra muros » de Damas, dans des quartiers mixtes centraux, les quartiers traditionnels chrétiens ou au nord et à l’ouest, dans des quartiers informels tolérés par le pouvoir, habités majoritairement de fonctionnaires alaouites pauvres ; mezzeh Djabel, Massaken Berzeh, Doueila. En extra muros, on retrouve des partisans du régime dans le sud, à Sahnaya, Jaramana, etc. Les opposants sunnites vivent essentiellement dans les quartiers populaires extra muros, à l’est, dans les municipalités de la périphérie (Barzé, Qaboun, Harasta, Daraya, etc.)

Dès le mois de mars 2011, le régime s’est appuyé sur l’ancrage territorial des clivages communautaires pour circonscrire la contestation à l’échelle urbaine. La répartition spatiale des espaces mixtes ou des quartiers à majorité minoritaire, généralement pro régime ou neutres, ont longtemps constitué des « coupe-feux » de la propagation du mouvement de contestation avec l’étranglement des ceintures périphériques sunnites urbaines paupérisées ou d’origine rurale.

Désormais, le régime ne cherche plus à récupérer les espaces ruraux contrôlés par les opposants. En revanche, dans sa stratégie, il est impératif de conserver le contrôle des grands centres urbains. Dans un contexte de guérilla urbaine, le régime de Bashar cherche à sécuriser les centres-villes et les quartiers qui lui sont favorables. Pour y parvenir, il n’hésite pas à déloger, à coups de bombardements et de massacre les populations sunnites des quartiers informels (illégaux), ou celles des faubourgs surpeuplés et incontrôlables, très hostiles au régime, à l’instar de Douma ou de Daraya.

La prolongation de la crise et sa transformation en guerre civile a entraîné de nombreux flux migratoires de minoritaires notamment alaouites et chrétiens vers leurs villages d’origine. Il y aurait plus de deux millions de déplacés internes fuyant leurs domiciles en fonction des combats ainsi que plus de 400 000 réfugiés dans les Etats voisins, dans des centres de réfugiés ou dans des hôtels, chez l’habitant, etc.

Enfin, un paramètre fondamental est l’internationalisation du conflit et l’ingérence étrangère multiforme sur la scène interne syrienne.

Perspectives :

La spirale de violence en Syrie semble sans fin. La situation a atteint un tel stade de non-retour qu’une des hypothèses, la moins dramatique en termes de nombre de morts serait que l’actuel vice-président syrien, Farouk al-Chareh, soit désigné par Bachar al-Assad comme son successeur. La nomination de cette personnalité à la tête d’un gouvernement transitoire serait une évolution non négligeable pour les Syriens, puisqu’il est sunnite et originaire de Deraa, d’où est parti le soulèvement syrien. De plus, il est progressiste (gage pour les minoritaires et les non religieux) et surtout, il n’a pas pris part à la répression.

La proposition du président de la Coalition nationale Syrienne, Moaz al-Khatib, en février 2013, de tendre la main aux membres du régime n’ayant pas de sang sur les mains, révèle les tractations qui s’exercent en coulisse, y compris entre les Occidentaux, les Russes et les Iraniens. La crainte de l’exportation du chaos au-delà des frontières syriennes, semble avoir raison de la détermination des acteurs occidentaux de se débarrasser du régime de Damas. Le spectre de la déferlante djihadiste vers les territoires russes et européens agit comme un repoussoir. Seule une personnalité comme Moaz al-Khatib peut tenter de préparer le terrain à une évolution moins radicale des revendications de l’opposition syrienne.

A l’intérieur du pays, al-Khatib suscite de l’espoir auprès de pans entiers de la population sunnite conservatrice urbaine (dans les régions rurales, il était jusqu’à sa nomination à la tête de la Coalition nationale syrienne, totalement inconnu). Surtout, il ne s’agit pas d’un opposant de façade, mais d’un résistant de longue date. Pendant des années, il a refusé de se soumettre au contrôle de ses prêches au point d’être interdit de prêcher en 1996. Sunnite, descendant d’une lignée de prêcheurs damascènes au sein de la mosquée des Omeyyades de Damas, il a l’image d’une personnalité qui connaît bien le jeu politique local. Et, alors que la corruption est endémique, il est perçu comme honnête. La Syrie est une société patriarcale. Les origines familiales, claniques voire tribales priment sur les qualités individuelles. Les origines et le parcours de Moaz al-Khatib rassurent une partie de la population, en perte de repères après plus de deux ans de conflit. Nombreux sont ceux qui veulent croire en ses qualités de rassembleur.

Un des buts de la proposition de Moaz al-Khatib est de créer des dissensions internes parmi les soutiens de Bashar. Plusieurs généraux alaouites influents au sein de la communauté pourraient changer la donne. Mais ils ont du sang sur les mains. Il est donc peu probable qu’ils lâchent Bashar, d’autant plus qu’ils sont sur la liste noire des Américains et de l’Union européenne. Les généraux alaouites qui conseillent Bashar étaient en poste dans les années 1980, à l’époque où le rapport de forces entre l’occident (dont la France et les Etats-Unis aux premiers rangs) et le régime syrien (déjà fort du soutien iranien) a dégénéré : attentats contre les intérêts français et américains au Liban puis en France, prises d’otages… Le régime de Hafez al-Assad sortit vainqueur de ce bras de fer à la fin des années 1980. La logique jusqu’au-boutiste syrienne et la stratégie du terrorisme international d’origine moyen-oriental déployée avec Téhéran finirent par payer.

Or la vieille garde syrienne a toujours cette tactique en tête : inscrire les rapports de forces dans la durée et résister jusqu’à ce que le contexte international évolue favorablement.

Or il est évident qu’il n’y aura pas d’intervention internationale directe et les derniers discours de John Kerry en mars 2013 le confirment. Désormais, l’heure semble au dialogue et au compromis politique, perspectives que l’ensemble des parties rejetaient jusqu’à récemment. Aucune solution ne sera trouvée à l’internationalisation de la crise syrienne sans la prise en compte de l’ensemble des protagonistes, y compris le régime iranien, acteur majeur.

Quoi qu’il advienne, le sang continuera encore longtemps de couler et on peut malheureusement s’attendre à de plus amples destructions à travers le pays. Les différents protagonistes sont prêts à raser Damas et à détruire le patrimoine historique et culturel de la Syrie, à l’instar de ce qui se passe à Alep, plutôt que de céder du territoire à leurs adversaires. Sur ce point-là, les deux camps semblent adopter la même logique. Le territoire importe plus que ce qui se trouve dessus.

Éléments du débat :

Thibault COURCELLE, (enseignant-chercheur en géographie au Centre universitaire d’Albi) :

Tu as parlé de l’internationalisation du conflit au fur et à mesure de son déroulement, mais quel rôle a joué la dimension régionale – avec les révolutions arabes – sur le déclenchement des troubles en Syrie ? Est-ce que cela résulte d’une sorte d’«effet domino» des révolutions arabes ?

Isabelle FEUERSTOSS :

L’effet domino est évident, notamment avec l’influence médiatique exercée par les chaînes satellitaires arabes au premier rang desquelles Al-jazeera. Il est sûr que ce qui s’est passé en Tunisie, en Egypte et surtout, plus proche, en Libye, a eu une influence considérable. La région de Deraa a fourni de très nombreux fonctionnaires et hauts-fonctionnaires baasistes au régime. Encouragés par les développements régionaux, et forts d’importants soutiens à Damas (aux premiers rangs desquels Farouk al-Shara’), les dignitaires de Daraa se sont indignés de l’affront subit de la part du gouverneur (cf. les enfants ayant écrits des slogans anti-régime). Les faucons de Damas se sont alors inspirés de ce qui s’était passé en Tunisie, en Egypte puis à Kadhafi en Libye pour définir leur stratégie initiale du tout répressif. Stratégie qui a échouée car elle sous-estimait le degré de ressentiment de nombreux pans de la population syrienne face aux injustices et à la corruption du régime. A l’inverse, les opposants soutenus par l’Occident ont également sous-estimait le poids des partisans du régime qui lui sont restés loyaux.

Gérard BUONO, (enseignant de géographie et intervenant au Centre universitaire d’Albi) :

Quels sont les facteurs qui ont déclenché la libéralisation de l’économie en Syrie et son ouverture à la mondialisation ? Quels sont les acteurs particuliers qui ont poussé à une ouverture commerciale ?

Isabelle FEUERSTOSS :

Par la libéralisation nécessaire au développement, la « génération Bachar El-Assad » a engendré des groupes sociaux particuliers.
Lors de son retour en Syrie à la fin des années 1990, Bachar El-Assad s’est entouré de technocrates formés en Occident (principalement en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis) pour œuvrer à l’ouverture économique du pays à travers la mise en œuvre de réformes, notamment administratives. Ce dynamisme s’est transformé en regain d’attractivité de la Syrie qui poussa des élites syriennes vivant à l’étranger à rentrer au pays et à y investir des capitaux. Beaucoup d’intellectuels ayant cru à l’élan réformateur politique du président syrien au début des années 2000 (ce que des diplomates français ont nommé « Printemps de Damas » ; ouverture de salons intellectuels et politiques, etc.) s’en sont mordus les doigts quelques années après. En 2005, sous la pression de la communauté internationale (en tête de laquelle Jacques Chirac) faisant suite à l’assassinat de Rafic Hariri, le régime de Damas, aux abois, s’est replié davantage sur lui-même, comptant désormais exclusivement sur la loyauté (communautaire) de ses membres. Une purge a été opérée dans les rangs des responsables ba’thistes, aux premiers rangs desquels les Sunnites (juges, avocats, médecins, ingénieurs, etc.)

Dans ce contexte de pressions internationales et face aux résistances au sein de la vieille garde du régime, le processus de réformes, vues par certains comme une tentative d’ingérences étrangères (notamment françaises), ne vit que très partiellement le jour. La libéralisation économique s’accéléra dans un contexte de corruption et de clientélisme généralisé (seul moyen de recréer des liens de subordination entre un régime minoritaire et les Sunnites, majoritaires). L’oligarchie militaro-affairiste (alliance entre des responsables militaires s’appropriant des pans entiers de l’économie à travers tout un système de corruption fondé sur le monnayage de toute une panoplie d’autorisations ; de construire, d’ouvrir une boutique, etc., et des hommes d’affaire sunnites, faire-valoir des militaires alaouites), a monopolisé les secteurs porteurs du développement et les investissements extérieurs, délaissant totalement la logique de redistribution des richesses, notamment en périphérie. Le déséquilibre de développement territorial n’a jamais été aussi visible.

Mathieu VIDAL, (enseignant-chercheur en géographie au Centre universitaire d’Albi) :

Dans les médias occidentaux nous avons pu voir que la Syrie menaçait d’utiliser des armes chimiques, pensez-vous que c’est quelque chose d’envisageable par les différents partis en place en Syrie ?

Isabelle FEUERSTOSS :

C’est un rôle de dissuasion. Nous savons qu’il y a bel et bien ces armes en Syrie, mais c’est surtout une pression. Pour l’instant, ces armes sont déplacées au fil des lignes de fronts (les flux sont visibles par satellite). Je pense que ces armes ne seront pas utilisées, car en ville, les populations vivent les unes sur les autres, sans discernement entre les rebelles et les pro-régime. Dans le cas échéant, les dommages collatéraux seraient trop importants car ils n’épargneraient personne. Je pense donc qu’il s’agît d’une instrumentalisation à la fois du régime pour servir sa politique de répression et des rebelles pour ternir davantage l’image du régime et amener la communauté internationale à s’engager de manière plus directe dans l’issue du conflit.

Patricia BOUTOUNET, bibliothèque départementale du Tarn :

Quels sont les enjeux de la Turquie concernant le partage des fleuves du Tigre et de l’Euphrate avec les populations kurdes et les pressions qui en incombent en Syrie ?

Isabelle FEUERSTOSS :

Avant le début de la crise, il y avait un projet d’intégration économique régionale appelée les « Quatre mers » et la Syrie en était le noyau avec la Turquie. L’irruption du soulèvement syrien a mis à mal ce projet et a mis en stand by l’accord de libre-échange entre les deux pays, au grand mécontentement des hommes d’affaire turcs. En outre, la crise syrienne a fait ressurgir le vieux spectre turc de l’irrédentisme kurde autour de la zone frontalière syro-turco-irakienne. Les Kurdes syriens, fortement divisés sur le plan politique, possèdent leur propre agenda qui diffère de celui des opposants syriens arabes. Pour certains d’entre eux, l’affaiblissement du régime syrien représente l’occasion historique de faire avancer leur combat en matière de reconnaissance de leurs droits spécifiques sans pour autant être irrédentistes. D’autres veulent au contraire tenter la carte de l’autonomie, ce que rejettent tous les Syriens arabes, opposants ou pro-régime. Sur le terrain, les affrontements font rages entre ces différentes factions armées.

Quant au sud-ouest du territoire turc, comprenant l’ancien Sandjak d’Alexandrette rétrocédé en 1939 par la France à la Turquie kémaliste, elle comprend de nombreux Alaouites et Chrétiens hostiles à l’opposition syrienne. Ces populations voient très mal l’arrivée de milliers de réfugiés syriens, majoritairement sunnites, de même qu’ils acceptent très difficilement le soutien d’Ankara à l’opposition politique et militaire syrienne. De manière plus générale, la population turque se positionne majoritairement contre l’ingérence turque sur le dossier syrien (manifestations, etc.)

Éléments complémentaires :

Les Cafés géographiques liés au thème :

> Leila Vignal, «La Syrie: anatomie d’une révolution», compte-rendu du café géographique du 02 Octobre 2012. Rennes.

> Michael F. Davie, «Syrie: l’Orient compliqué», compte-rendu du café géographique du 27 Novembre 2012. Tours.

> Olivier Pliez, «Le printemps arabe: un an après, quel bilan ?», compte-rendu du café géographique du 03 Avril 2012. Albi.

(Première publication le 11 décembre 2012, à l’url http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2520)