Café Géo animé par Thibault COURCELLE, enseignant-chercheur au Centre universitaire Jean-François Champollion

Éléments de problématique :

Les élargissements de l’UE à l’Est en 2004 et 2007, permis par le bouleversement géopolitique qu’a représenté la chute du Mur de Berlin en 1989 et l’implosion de l’Union soviétique en 1991, ont posé, avec les nouveaux candidats à l’adhésion, la question très sensible des frontières de l’Europe ont contraint les institutions européennes à tenter de définir des critères d’européanité fondés sur des valeurs communes. Or ces valeurs, qui doivent être le ciment d’une identité européenne, sont loin de faire consensus, que ce soit au sein de la communauté scientifique et universitaire ou au sein des populations européennes et de leurs représentants politiques.

Selon la définition du dictionnaire (Larousse), l’identité est le « Rapport que présentent entre eux plusieurs êtres qui ont une similitude parfaite » ou encore le « Caractère permanent et fondamental de quelqu’un ou d’un groupe ». Ce terme, qui se base sur les ressemblances entre individus et qui marque leurs différences vis-à-vis d’autres individus, est en pratique difficile à définir pour les populations des différents pays européens aux cultures très marquées comme le montre la devise de l’UE : « L’unité dans la diversité ». C’est donc surtout le lien entre l’individu et le groupe qui est compliqué à saisir dans cette diversité, d’autant plus que dans l’évolution de l’humanité, le concept même d’Europe et sa généralisation est tout à fait récent, et la construction d’une communauté politique à l’échelle européenne date d’une cinquantaine d’années. Les différents débats sur ce qui fonde l’identité européenne montrent que celle-ci est extrêmement complexe à définir, d’autant plus qu’elle n’est pas figée mais en constant mouvement dont la dynamique est en grande partie liée à l’intégration politique européenne. Va-t-on donc vers une identité européenne et si oui, sur quelles bases se forge-t-elle ?

Tout comme l’identité européenne, la citoyenneté européenne est bien délicate à définir puisque toute citoyenneté participe d’une identité, et que l’identité européenne est par nature confuse. La citoyenneté européenne est pourtant une réalité bien visible depuis 1979 avec l’élection au suffrage universel direct des eurodéputés du Parlement européen. C’est surtout le Traité de Maastricht adopté en 1992 sous l’impulsion de Kolh et Mitterrand qui innove en établissant une citoyenneté européenne commune aux ressortissants des pays membres. Cette citoyenneté est basée sur un certain nombre de droits comme le droit de circuler et résider librement au sein de l’UE, le droit de voter et d’être élu pour les élections européennes dans l’État où l’on réside, le droit à une protection diplomatique et consulaire d’un État membre autre que celui d’origine à l’extérieur de l’UE, le droit de pétition devant le Parlement européen et de déposer une plainte auprès du médiateur européen. Mais cette citoyenneté, présentée comme complémentaire aux citoyennetés nationales, ne semble pas avoir permis de renforcer le sentiment d’appartenance des Européens à l’UE.

Les taux d’abstention de plus en plus élevés aux élections européennes semblent être l’un des signes les plus forts de la désaffection des citoyens envers la construction européenne, qui considèrent la citoyenneté européenne comme une citoyenneté secondaire. Dès lors, progresse-t-on vers une véritable citoyenneté européenne ?

Compte-rendu :

Compte-rendu réalisé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.

Éléments de la présentation :

« Vers une identité et une citoyenneté européennes ? ». Le thème à la fois complexe et généralement assez polémique, car dans tous les cas, c’est un sujet qui est bien loin de faire consensus à la fois au sein de la communauté scientifique et universitaire, ou au sein des populations européennes et de leurs représentants politiques. D’où la formulation sous la forme d’un questionnement : « Vers une identité et une citoyenneté européennes ? ».

L’identité européenne ne doit pas faire abstraction de la difficulté à définir le concept « d’identité » lui-même. Si le dictionnaire Larousse en donne des définitions somme toute assez simples « Rapport que présentent entre eux plusieurs êtres qui ont une similitude parfaite » ou encore « Caractère permanent et fondamental de quelqu’un ou d’un groupe », le concept d’identité est en réalité polysémique et ambigu. Ce terme, qui se base sur les ressemblances entre individus et qui marque leurs différences vis-à-vis d’autres individus, est en pratique difficile à définir pour les populations des différents pays européens aux cultures très marquées comme le montre la devise de l’UE : « L’unité dans la diversité ». La diversité fait donc plutôt appel à ce qui différencie les populations européennes qu’à ce qui les unie. Difficile donc de saisir le lien qui unit l’individu au groupe quand on le cherche dans cette diversité. Le concept même d’Europe, développé par les Grecs il y a moins de trois milles ans, ne s’est généralisé que très récemment pour désigner un ensemble spécifique à la fois géographique et culturel. Et la construction d’une communauté politique européenne, si elle a été imaginée par quelques écrivains dès le 19è s. (cf. « Etats-Unis d’Europe » souhaités par Victor Hugo en 1849 lors du Congrès international de la Paix à Paris), ne s’est vraiment développée que depuis une cinquantaine d’années.

Les différents débats sur ce qui fonde l’identité européenne montrent que celle-ci est extrêmement complexe à définir, d’autant plus qu’elle n’est pas figée mais en constant mouvement dont la dynamique est en grande partie liée à l’intégration politique européenne. Va-t-on donc vers une identité européenne et si oui, sur quelles bases se forge-t-elle et comment évolue-t-elle ?

Il s’agit ici de s’interroger sur la pertinence des différents éléments potentiellement constitutifs de cette identité européenne, en tentant de voir ce qui pourrait différencier dans cette identité ce qui est spécifiquement européen de ce qui est occidental ou universel, par exemple au niveau des valeurs éthiques, ou au niveau de l’art et de la littérature.

La citoyenneté européenne, si elle est plus facile à définir que l’identité européenne, n’en est pas moins complexe pour tous les citoyens européens. La partie la plus visible de la citoyenneté européenne est, depuis 1979, l’élection au suffrage universel direct des eurodéputés du Parlement européen. Le Traité de Maastricht adopté en 1992 a établit une citoyenneté européenne commune aux ressortissants des pays membres en leur attribuant un certain nombre de droits. Mais cette citoyenneté ne semble pas renforcer le sentiment d’appartenance des Européens à l’UE. Progresse-t-on véritablement vers une citoyenneté européenne ?

Une identité difficile à définir qui ne fait pas consensus.

Il est difficile de parler de l’identité de l’Europe sans aborder la question des contours et de des évolutions des limites de l’Europe selon les contextes géopolitiques (cf. Café géo de Toulouse sur les limites de l’Europe, 4 novembre 2009). L’Europe est avant tout une création des Grecs, qui, dans l’Antiquité, avaient découpé le monde connu en continents. Ils ont d’abord opposé l’Europe à l’Asie, puis ont développé une vision tripartite du monde découpé entre Europe, Asie et Afrique, comme on peut le voir sur les cartes de plus en plus détaillées d’Hécatée, puis de Ptolémée. La limite entre l’Europe et l’Asie est alors fixée par les Grecs sur la Mer Noire et le long du fleuve Tanaïs (l’actuel Don en Russie). Mais le terme d’Europe n’a qu’une acception géographique pour désigner un territoire, et n’a pas de contenu culturel ou identitaire pour désigner une population. Les Grecs sont Grecs et les autres sont considérés comme Barbares. Pour les Romains, le terme d’Europe ne servira plus qu’à désigner un tout petit territoire, un diocèse de la Thrace parmi d’autres diocèses. La limite conventionnelle définie par les Grecs sera ensuite reprise au Moyen-Age dans les fameuses cartes du « T dans l’O », puis évoluera encore au tout début du 18ème siècle lorsque le tsar russe Pierre le Grand, qui souhaite affirmer la Russie comme une grande puissance européenne et arrimer Moscou et la toute nouvelle Saint-Pétersbourg – située alors en Asie – à l’Europe, demandera à son géographe attitré Vassili Tatichtchev de trouver une nouvelle limite beaucoup plus à l’est à l’Europe : ce sera l’Oural. Ce n’est pourtant qu’une chaîne de montagne de faible altitude qui n’a jamais été un obstacle aux migrations est qui est peuplée de Russes de part et d’autre.

Le juriste Alain Plantey rappelle fort à propos que c’est avec plusieurs siècles de conflits, marqués par une progressive christianisation, la domination de puissants féodaux, et la menace de l’Islam d’abord par l’ouest du continent (avec la conquête de la Péninsule ibérique par les Maures aux VIIème et VIIIème siècle jusqu’à Poitiers), puis par l’est (avec les conquêtes des Ottomans au XVème et XVIème siècles jusqu’aux portes de Vienne), « que progressivement se définissent des relations privilégiées entre les peuples de l’Europe et pour qu’apparaisse le sentiment d’une certaine communauté de destin. C’est notamment à partir de Charlemagne que l’on constate la naissance d’une communauté franco-romano-germanique » . L’empereur Charlemagne se fait d’ailleurs appelé « Pater Europae » (Père de l’Europe) de son vivant.

L’Europe devient alors un territoire à défendre contre les invasions musulmanes, et l’idée d’appartenance à l’Europe se confond avec celle de Chrétienté qui exerce un rôle fédérateur autour de conceptions politiques, liées à l’héritage impérial romain et aux mandats pontificaux. Mais suite au schisme de 1054 entre les églises d’Orient et d’Occident, puis à celui de 1517 avec la Réforme de Luther et Calvin, et le développement du protestantisme et de l’anglicanisme, le christianisme apparaît de plus en plus divisé en Europe. A cela s’ajoute l’expansion du christianisme hors d’Europe à partir de 1492, et notamment en Amérique, alors qu’en Europe même, à partir du XVIème siècle et des progrès de la science, le christianisme a été fragilisé par le relativisme scientifique. Il est donc aujourd’hui difficile de faire de la religion chrétienne un des principaux marqueurs de l’identité européenne. Ce constat se vérifie notamment avec le clivage observé entre Etats sur le projet d’inclure une référence aux racines chrétiennes de l’Europe dans le préambule de la Constitution européenne opposant les Etats partisans (Espagne, Italie, Pologne…) et ceux qui sont attachés à la laïcité (menés par la France).

Un autre élément d’identité que l’on peut relever est la création des universités à Bologne, à Salamanque, à Coimbra, à Oxford ou à Paris, à la fin des XIIème et XIIIème siècle qui se conçoivent dans un esprit d’ouverture européenne et diffusent à travers l’Europe un enseignement aux fondements communs, à la fois classique et chrétien. Elles permettent à une élite intellectuelle européenne de se dégager progressivement et de construire la voie d’une autonomie scientifique en dehors des dogmes de l’Eglise.

Sur le plan scientifique donc, les grandes avancées provoquées par de très nombreuses découvertes et inventions ont marqué l’identité européenne, et ce dès avant la Renaissance, et dans tous les domaines de la connaissance scientifique et de ses applications : en mathématique, astronomie, médecine, sciences physique et chimique…etc. Une véritable révolution scientifique a permis au modèle scientifique européen de dominer le monde du XVIIe au XIXe siècles, entraînant d’irrémédiables mutations techniques et économiques, dans tous les domaines comme ceux de l’énergie, de la navigation et des moyens de transport et de communication, qui ont abouti à la Révolution industrielle. Le modèle scientifique européen s’est cependant répandu et développé en dehors de l’Europe et ne peux plus être aujourd’hui considéré comme un marqueur de l’identité européenne. A partir de la seconde Guerre Mondiale, les développements scientifiques ont majoritairement été réalisés au sein des deux grandes puissances – les Etats-Unis et l’Union soviétique – comme l’illustre l’épopée de la conquête spatiale. Les développements scientifiques actuels, notamment en Inde et en Chine, finissent de convaincre que la science s’est aujourd’hui complètement mondialisée. Ce qui différencie encore l’Europe du reste du monde dans ce domaine se situe au niveau de l’éthique. Les chercheurs européens considèrent l’activité scientifique comme faisant partie du patrimoine humain et appliquent des normes morales applicables aux sciences du vivant plus contraignantes que sur d’autres continents, notamment concernant les manipulations génétiques effectuées sur les plantes alimentaires, le clonage ou l’utilisation d’embryons humains. Les conventions sur la bioéthique adoptées par le Conseil de l’Europe en témoignent.

Dans le domaine des arts et des lettres, que ce soit pour la philosophie, l’histoire, la littérature ou les arts, les liens anciens et les influences réciproques entre penseurs et artistes sur le continent européen ont développé une certaine vision européenne, une conception de l’art ouverte sur l’évolution et l’innovation que ce soit dans les domaines de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture. Pour l’historien allemand Heinrich August Winkler, c’est un marqueur identitaire qui va de soit : « L’identité européenne est perceptible concrètement. Que l’on songe seulement aux grandes époques de l’histoire de l’architecture, des arts plastiques et de la musique. Les Européens ont tant en commun, du point de vue culturel, que ce serait une entreprise absurde d’écrire des histoires de l’art purement nationales. ». Pourtant, avec la mondialisation favorisée par le développement de tous les moyens de transmission et de communication, une certaine forme d’uniformisation des cultures s’est opérée, notamment dans le monde occidental, si bien qu’il n’est pas toujours aisé, dans ce qui est produit aujourd’hui, de distinguer ce qui relève de la culture européenne de ce qui relève de la culture occidentale, notamment dans les arts et les lettres. Un autre élément distinctif important de la culture politique européenne se trouve dans la solidarité sociale qui se traduit dans l’Etat social (Sozialstaat) ou l’Etat providence (welfare state) et comprend, sous diverses formes selon les Etats, la couverture quasi généralisée de la population contre les divers risques sociaux. Ce modèle se fonde sur les principes d’égalité, de solidarité et de la dignité humaine et correspond à l’idée d’une communauté de destin qui va à l’encontre du modèle américain de la responsabilité individuelle.

Enfin, il y a le modèle éthique européen qui permet peut-être le mieux de différencier le modèle européen du reste du monde, même si ce modèle s’appuie sur des valeurs généralement considérées comme universelles. Le concept actuel des « droits de l’homme » est intégralement d’origine européenne et trouve ses sources dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France en 1789 et celles qui l’ont suivie. Les droits de l’homme ont été élaborés à partir de la doctrine européenne et chrétienne du « droit naturel » et se sont ensuite imposés comme un système de valeurs de caractère rationnel, laïque et universel. Pour l’historien et homme politique polonais Bronislaw Geremek : « Les listes des valeurs européennes peuvent être formées de différentes façons. […] Mais ce qui me semble unir toutes ces listes, c’est la place centrale qu’y occupe la référence à la personne humaine. Ce socle des valeurs européennes n’est pas une construction idéologique, mais le résultat du destin collectif de l’Europe. » La Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg s’est progressivement développée à partir de 1959 avec une jurisprudence de plus en plus étendue et une autorité plus forte qu’à ses débuts, au point d’avoir aujourd’hui une grande influence sur les juridictions nationales des quarante-sept Etats membres du Conseil de l’Europe. Elle créée donc un véritable droit commun européen de la personne humaine. Tous les Etats européens se distinguent d’ailleurs du reste du monde, par l’adoption de protocoles à la Convention entraînant l’abolition totale et en toutes circonstances de la peine de mort.

L’identité européenne se forge-t-elle par la citoyenneté européenne ?

Pour tenter de forger auprès des populations européennes un sentiment d’identité, les institutions européennes ont paré l’Europe de symboles : un drapeau, une hymne sans paroles (le prélude de l’Ode à la joie de la 9ème symphonie de Beethoven), une journée (le 9 mai en souvenir de la déclaration Schuman du 9 mai 1950) et une devise (« Unie dans la diversité »). Le drapeau, représenté par une couronne invariable de douze étoiles d’or, symbolise la plénitude et la perfection, ainsi que la solidarité et l’harmonie, sur fond bleu azur. Créé par le Conseil de l’Europe en 1955, puis repris par les Communautés européennes à partir de 1986, il est sans aucun doute le symbole le plus connu de tous les Européens et dans le monde.

Une étude réalisée en 2001 auprès des Etats membres de l’UE et de tous les Etats candidats révèle que ce qui fait l’Europe est avant tout historique et culturel. Mais l’analyse des perceptions de son identité et du sentiment d’européanité dessine à cet égard une ligne de clivage principale Sud-Nord, entre un très grand « Sud » et un Nord très restreint. Ce « Sud » inclut une très grande majorité des pays européens situés géographiquement au Sud, au centre ou l’Est du continent, dont les citoyens, sont fortement conscients de l’existence d’un ciment culturel. Ils voient d’abord dans l’Europe une entité historique, une terre de culture, un lieu de brassage et d’échanges constants au fil des siècles entre des peuples divers mais ayant un fond commun. Les citoyens de tous ces pays ressentent, plus ou moins spontanément, l’unicité d’un modèle qui repose fondamentalement sur des valeurs culturelles et humanistes. Ce modèle oppose notamment l’Europe aux Etats-Unis dont la mentalité collective est largement ressentie comme très différente. De façon plus ou moins spontanée s’y manifeste une forme d’empathie pour les autres Européens.

A l’inverse, dans un petit nombre de pays situés dans la partie Nord de l’Europe, les concepts de racines et de proximité culturelle sont beaucoup moins valorisés, et l’existence d’un ciment historique et culturel commun est beaucoup moins présente dans les esprits. Il s’agit du Royaume Uni – dont beaucoup des citoyens interrogés refusent net de se considérer comme européens – des Pays Bas, du Danemark et de la Suède : il y règne une conviction ancrée de la supériorité ou de la spécificité du modèle de société que le pays a développé avec ses valeurs propres, et une faible propension au partage avec d’autres qui tendent à être ressentis comme menaçant leur modèle national. L’empathie pour les autres Européens y est faible, notamment pour ceux du Sud avec lesquels la distance psychologique est grande, et envers qui s’affiche même assez ouvertement une forme de mépris (pour leur absence de sérieux, de sens de l’effort, d’ordre, etc.).

Depuis les débuts de la construction européenne, la participation citoyenne pour faire adhérer les peuples au projet européen est une des thématiques les plus récurrentes. A l’origine, les fédéralistes sont persuadés que seule l’adhésion des peuples au processus politique européen est à même de lui assurer une légitimité. Mais les partisans du fédéralisme sont minoritaires dans les mouvements européistes.

Dans les années 1960, les divergences entre les six membres fondateurs de la CEE sur la nature de la construction européenne ne laissent aucune place à l’idée de citoyenneté européenne, notamment à cause du président français Charles de Gaulle, qui ne souhaite qu’une union d’Etats-nations indépendants. La CEE s’impose alors grâce à la supranationalité mais sans autre légitimité démocratique que celle transmise par les Etats membres. Dans le Traité de Rome de 1957, les Européens ne sont pas considérés comme des citoyens, mais comme des travailleurs et des consommateurs. On constate peu d’évolutions dans les années 1970 hormis l’organisation d’élections du Parlement européen au suffrage universel direct, mais celles-ci se maintiennent dans un cadre électoral strictement national, ce qui en limite la portée. Dès les premières élections de 1979, ce sont des enjeux nationaux qui priment avant tout et empêche tout espace public européen de se développer. Dans les années 1980, la relance de l’intégration européenne repose largement sur l’affirmation d’une « Europe des citoyens » à défaut d’une véritable citoyenneté européenne.

Lors du Conseil européen de Fontainebleau en 1984, les chefs d’Etats et de gouvernements estime « indispensable que la Communauté réponde à l’attente des peuples européens en adoptant les mesures propres à renforcer et à promouvoir son identité et son image auprès des citoyens et dans le monde » . Il charge un comité ad hoc « Europe des citoyens » de préparer et coordonner des actions et d’étudier les mesures destinées à mettre en œuvre l’Europe des citoyens . Ce comité présente son rapport – le rapport Adonino – en 1985 au Conseil européen de Bruxelles et prône l’institution d’une procédure électorale uniforme pour les élections européennes, le renforcement du droit de pétition des citoyens européens, la mise à l’étude d’un « médiateur » chargé de recevoir les plaintes des citoyens auprès du Parlement, le droit de vote et l’éligibilité aux élections locales pour tous les résidants citoyens d’un autre Etat membre, et enfin l’assistance et la protection consulaire réciproque des citoyens en dehors de la CEE.

En 1990, la construction européenne s’intensifie sur fond de réunification allemande et de profonds bouleversements géopolitiques de l’Europe. Le lancement du projet d’union politique s’appuie alors – dans le discours politique officiel – sur l’Europe des citoyens. L’ensemble des droits civiques proposés en 1985 est alors intégré au Traité de Maastricht en 1992. La liberté de circulation voit le jour avec l’adoption du marché unique en 1993, la suppression des contrôles aux frontières devient une réalité avec l’application des accords de Schengen à partir de 1995. Des programmes communautaires sont développés dans les domaines de l’éducation (Erasmus), de la jeunesse et de la santé. Cette citoyenneté européenne n’a pourtant pas véritablement permis l’affirmation d’une identité européenne et n’a pas vraiment renforcé le sentiment d’appartenance des Européens à l’UE.

En 1996, un sondage de l’Eurobaromètre contenait la question suivante : « Dans un futur proche, vous voyez-vous personnellement avant tout comme un citoyen de l’UE ? Un citoyen de votre pays ? Ou un citoyen de votre région ? ». Cette question, ainsi formulée, oblige à un classement des allégeances territoriales, les citoyens ne peuvent pas se considérer comme autant attachés à deux citoyennetés. Les réponses obtenues conduisent à un premier constat, c’est que le sentiment de citoyenneté européenne est faible en Europe, alors même que la question se place dans l’avenir et non pas dans le présent. En moyenne générale, seulement 14% des personnes interrogées se réclament avant tout de la citoyenneté européenne à l’avenir, contre 64% de la citoyenneté attachée à leur pays, et 22% de la citoyenneté régionale. Le sentiment de citoyenneté régionale le plus fort se trouve en Espagne avec 39% de la population qui s’y réfère avant tout.

En 2006, même constat, les Européens se sentent plus attachés à leur pays (90% d’entre eux), leur région (87%) ou leur ville/village (86%) qu’à l’Europe (63%) ou l’UE (50%). La moitié des Européens ne se considère pas du tout attachée à l’UE. En 2009, encore un tiers des Français se sentent seulement Français et pas vraiment Européen. Il convient cependant de nuancer ce résultat avec d’autres représentations, car 82% des Français considèrent que la construction européenne n’est pas une menace pour l’identité française. Concernant les éléments qui constituent l’identité européenne, les valeurs démocratiques (droits de l’homme, démocratie et Etat de droit), arrivent largement en tête des sondages d’opinion européenne en 2009 avec 41%, suivi du critère géographique avec 25%, d’une histoire commune avec 24%, d’un haut niveau de protection sociale avec 24% également, et d’une culture commune avec 23%, la place d’un héritage religieux commun arrivant en dernière position avec seulement 8% des opinions . Les résultats concernant la faible identification à l’identité européenne vont dans le même sens qu’un autre constat régulièrement opéré lors des élections européennes : dans tous les pays de l’UE, la plupart des personnes qui ont l’intention d’aller voter indiquent que les enjeux nationaux compteront davantage que les questions européennes dans leur vote. Les résultats des dernières élections européennes de juin 2009 donnent les partis de droite gagnants en Europe avec 288 députés pour le Parti Populaire européen contre 216 députés pour les socialistes et 99 pour les libéraux-démocrates. Ces résultats cachent mal une autre réalité qui est celle de l’abstention puisque plus d’un électeur sur deux en moyenne (soit 57% des électeurs), voire deux électeurs sur trois dans certains Etats ne sont pas allés voter. L’abstention est faible en Belgique et au Luxembourg où le vote est obligatoire, mais elle est très élevée partout ailleurs, particulièrement en Europe centrale. Ce désamours alors même que ces Etats viennent d’intégrer l’Union européenne s’explique en grande partie par la crise économique et financière mondiale. Touchés de plein fouet par la crise, les Etats membres d’Europe de l’Est sont également secoués par des crises politiques. Quatre gouvernements (Hongrie, Lettonie, Lituanie, République Tchèque) ont été renversés peu avant les élections à cause de leur gestion de la crise économique. Et le manque de solidarité affiché par les pays de l’ouest vis-à-vis de leurs voisins de l’est a accru la déception des populations. La tendance à l’augmentation croissante de l’abstention enregistrée depuis 1979, date de la première élection du Parlement européen au suffrage universel direct, est soulignée par tous et inquiète les institutions européennes. On pourrait peut-être voir dans cette forte abstention généralisée dans tous les Etats européens, avec une note d’humour, l’un des ciments de l’identité européenne commune.

Conclusion :

En dépit de toute la littérature ayant cherché à définir l’identité européenne et les valeurs de l’Europe, de nombreuses interrogations subsistent. Cette identité européenne est-elle déjà en partie construite ou reste encore à construire ? Comment peut-elle s’articuler aux identités déjà existantes, nationales, régionales ou locales, des Européens ? Ce manque d’identification à l’Europe explique-t-il le non-usage de la citoyenneté au niveau des élections ?

A l’évidence, il n’existe pas de conception figée de l’identité de l’Europe qui se réfère à des normes permanentes. Celle-ci se nourrit de ses différents héritages, plus ou moins valorisés selon les contextes géopolitiques présents et selon l’avenir souhaité. Le fait que l’identité européenne ne procède pas d’un consensus peut suffire à mettre en question son existence. Mais la relative nouveauté, historiquement parlant, d’une communauté politique européenne, rend difficile le fait d’envisager l’identité européenne comme un construit figé et statique, résultant uniquement d’un processus historique. C’est une identité qui se construit sur un processus d’intégration européenne qui reste une dynamique en constante évolution soumise aux aléas du contexte géopolitique international et de ce que nous voulons faire ensemble, et c’est donc une identité en mouvement.

 

Eléments du débat :

 

Gérard BUONO (enseignant de géographie et intervenant au Centre universitaire d’Albi) : Est-ce que tu pourrais développer comment tu interprètes cet abstentionnisme ? Est-ce que ce n’est pas aussi un reflet, avec les élargissements massifs des quinze dernières années, du sentiment dominant de la majorité des Européens que leur vote n’a pas grande importance ? Ils n’ont d’ailleurs aucune prise sur ce qui se passe au niveau européen vu que ce sont les chefs d’État et de gouvernement qui décident.

Thibault COURCELLE : Je pense que c’est surtout le manque de partis politiques structurés à l’échelle européenne qui fait que cette citoyenneté européenne, on la considère comme une citoyenneté secondaire dans cette élection européenne. On voit bien que ce sont les enjeux nationaux qui priment dans cette élection, alors qu’ils devraient rester dans un cadre électoral national. Les politiques en sont en grande partie responsables, car ils n’ont pas réussi à créer de partis véritablement européens qui prendraient en compte des questions, un débat, un espace public qui soit européen. Les partis politiques européens au Parlement ne sont pas des partis, mais des agrégats de partis nationaux sans aucune vision commune, ni programme commun à l’échelle européenne à l’exception peut-être des Verts. Si l’on avait des partis politiques à une échelle européenne avec des eurodéputés qui seraient déconnectés d’ensembles territoriaux infra nationaux – puisque l’élection se base sur un découpage à partir de grandes régions – on aurait peut-être un débat qui porterait sur des questions véritablement européennes. Les citoyens verraient alors vraiment la différence entre ces élections européennes et les autres élections, ce qui les inciterait sans doute à aller voter.

Gérard BUONO : Encore faudrait-il que ce vote, même hypothétiquement, puisse déboucher sur une alternance… or le problème actuel, c’est qu’on sait que c’est un vote qui n’a aucune chance d’entraîner l’alternance au pouvoir.

Thibault COURCELLE : Oui, c’est bien le problème, car la Commission n’est pas un « super-gouvernement » qui reflète les rapports de force du Parlement. L’autre problème, c’est aussi que le Parlement européen n’a pas tant de pouvoirs que ça. Si le traité de Maastricht et le traité de Lisbonne ont un peu renforcé le Parlement européen en lui apportant quelques pouvoirs de codécision dans certains domaines, ce n’est rien en comparaison du rôle et du poids de la Commission européenne, qui n’est pourtant pas une instance démocratique.

Julien MONTILLAUD (doctorant à l’Institut de recherche en Astrophysique et planétologie de Toulouse) : Moi j’ai l’impression que lorsqu’on parle de citoyenneté, on lie souvent ça aux élections, alors que pour moi la notion de citoyenneté n’est pas extrêmement claire, mais je pense que globalement c’est l’ensemble des actions qu’un individu peut faire, et qui ont des conséquences sur l’ensemble de l’échelle dont on parle : à l’échelle nationale pour la citoyenneté nationale ou à l’échelle européenne pour la citoyenneté européenne. Le seul indicateur que l’on mentionne en général, c’est le taux de participation aux élections. Il n’est pas brillant, mais je n’ai pas non plus entendu parler de mouvements syndicalistes à l’échelle européenne ou de mouvements d’ordre associatif européens. Cet ensemble d’actions est un peu négligé quand on discute de ces questions-là.

Thibault COURCELLE : Oui, on parle beaucoup de l’élection européenne parce que c’est la partie visible, c’est la plus grande manifestation des Européens, et ce sont des résultats que l’on peut interpréter. Mais la citoyenneté c’est un ensemble de droits qui sont accordés aux citoyens, pas seulement à l’échelle de l’union européenne, mais aussi à l’échelle de la grande Europe, par exemple pour les droits de l’homme. Nous n’avons pas beaucoup parlé de la Convention européenne des droits de l’homme adoptée par le conseil de l’Europe en 1950, alors que je pense que c’est un des éléments très importants de la citoyenneté européenne. Le fait que chaque citoyen européen a la possibilité de porter plainte contre son propre État auprès de la cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg est un fait unique au monde. Jusqu’à très récemment en France, on n’avait aucun recours auprès de la cour constitutionnelle française en tant que citoyen français, donc finalement notre dernier recours, c’est la cour de Strasbourg. Alors c’est peut-être moins important pour des citoyens issus de pays de tradition démocratique ancienne comme le notre, mais pour d’autres citoyens européens issus de pays comme la Turquie, l’Ukraine, où la Russie, l’impact est beaucoup plus important. Les affaires kurdes auprès de la cour de Strasbourg ont contraint la Turquie a modifié un nombre important de lois dans son droit interne national, ce qui induit des changements importants dans la vie de tous les jours de ses citoyens. De manière générale, quand un pays est condamné pour un manquement ou une violation de la Convention européenne des droits de l’homme, on observe un effet « ricochet » ou « tache d’huile » sur d’autres Etats qui modifient également leurs législations pour se mettre en conformité avec la jurisprudence de la cour, et ça a donc un impact sur le droit national de l’Etat condamné mais qui déborde largement sur plusieurs Etats, et qui a donc un effet direct sur des milliers de citoyens. Ceux-ci n’en ont pas forcément conscience, notamment dans les pays démocratiques de tradition ancienne et développée.

Mathieu VIDAL (MCF en géographie au Centre universitaire d’Albi) : As-tu comparé l’identité et la citoyenneté européenne avec d’autres continents ou d’autres ensembles ? Par exemple, les Etats-Unis comptent deux Etats détachés des autres – Alaska et Hawaï – pour autant, le sentiment « d’américanéité » y semble très fort…

Thibault COURCELLE : Effectivement, mais c’est difficilement comparable, car les États-Unis ont beaucoup plus de ciments qui les lient : la langue, une convention, et une histoire, même si à la base, ce sont différentes populations européennes qui sont venues peupler ce continent.

François TAULELLE (Professeur en géographie au Centre universitaire d’Albi) :Je me demande si la question de l’identité constitue un problème. Nous avons des sociétés européennes, qui progressivement s’harmonisent et convergent, comme pour les pratiques démocratiques, après il y a l’étage de la citoyenneté avec les droits et devoirs, mais finalement l’identité c’est très personnel, est-ce que c’est un aboutissement, quelque chose qui peut se construire a priori ? Est-ce que c’est un objectif que l’on doit viser ? Est-ce que l’identité se fait en avançant vers une société commune qui a des droits et des devoirs ? Est-ce que le fait que le dernier étage n’existe pas pose problème ?

Thibault COURCELLE : On constate souvent que l’identité et la citoyenneté sont liées, bien que l’identité soit beaucoup plus difficile à définir que la citoyenneté. Donc on peut penser que s’il y avait un plus fort sentiment d’appartenance à l’Europe, il y aurait un meilleur usage de la citoyenneté. Pour les fédéralistes convaincus, l’objectif est de développer une identité européenne en impliquant les citoyens européens de la base dans la gouvernance, et dans le processus de construction européenne. C’est pour eux la condition sine qua non de pérennisation d’une véritable union européenne. Après, tout dépend du projet politique que l’on veut construire ensemble, et c’est là où c’est très différent de la citoyenneté et de l’identité à un niveau national, où généralement l’identité a précédé la citoyenneté, et où la citoyenneté s’est formée à partir d’une identité qui était déjà développée. En Europe, on fait l’inverse car on est un peu obligé vu que le sentiment d’européanité est très faible. L’identité est très fluctuante, on a vu que le sentiment d’appartenance à un même ensemble européen s’est développé lors des menaces extérieures durant la conquête islamique. Rien indique qu’à l’avenir, ils puissent y avoir des fluctuations géopolitiques et des menaces de différentes natures, qui aient un impact sur le sentiment d’identité européenne en le renforçant. Yves Lacoste avait développé un scénario en 2005 – dans la revue Hérodote sur les limites de l’Europe – dans lequel il imaginait un renforcement de la cohésion européenne incluant même la Russie face à de possibles menaces islamistes s’organisant au sein d’un grand ensemble allant du Moyen-Orient au Maghreb, et face à un retrait des forces américaines dans la région. Ça serait évidemment le scénario du pire.

Question du public : Est-ce que ce n’est pas aussi un problème de communication, notamment de la part de nos élus ? Car l’identité ça se crée et il y a de la pédagogie à faire. On sent de l’ignorance de façon générale.

Thibault COURCELLE : C’est vrai qu’au niveau de la communication, il y a un problème de la part des hommes politiques à l’échelle nationale. Lorsqu’il y a quelque chose de positif, les élus oublient souvent de mentionner ce qui vient de l’Europe, alors que lorsqu’il y a quelque chose de négatif, ça vient généralement de Bruxelles. Donc ça a dû avoir un impact sur le décrochement des populations vis-à-vis de l’Europe et sur leur sentiment identitaire. Il me semble que dans les années 1990, le sentiment d’appartenance à l’Europe n’était peut-être pas beaucoup plus fort, mais qu’il y avait un enthousiasme plus fort et une vision plus positive qu’aujourd’hui sur les questions européennes. C’est sans doute aussi lié à des problèmes de gouvernance, aux manques de réponses des institutions européennes face à la crise. Notre monnaie commune, l’euro, qui pourrait être un ciment identitaire commun, commence à être un repoussoir dans certains pays.

Gérard BUONO : Il y a aussi le rôle de l’OTAN et des États-Unis, sans entrer dans une vision caricaturale dangereuse, mais l’idée que les États-Unis à l’époque républicaine sous l’égide de G. Bush ont poussée très fort à l’élargissement brutal et non maîtrisé, dont l’OTAN était la lame du bulldozer devant, ça a dénaturé aussi pour une bonne part le projet européen qui était derrière…

Thibault COURCELLE : Effectivement, avant même l’élargissement, on a bien vu lors de l’invasion américaine en Irak en 2003 que dans le positionnement des futurs Etats membres d’Europe centrale et orientale, ils se projetaient plus dans l’alliance atlantique que dans une cohésion européenne. C’est aussi lié à l’échec de la communauté européenne de défense en 1954 à cause de la France, époque à partir de laquelle on a mis toute notre sécurité et notre défense aux mains de l’alliance atlantique où les États-Unis jouent un rôle prépondérant. Il est compréhensible que les Etats nouvellement souverains, qui cherchent d’abord à assurer leur sécurité face à Moscou, se tournent d’abord vers les États-Unis. L’initiative franco-allemande de créer un corps militaire européen, l’Eurocorps, n’a été soutenu que par quelques pays comme l’Espagne, le Luxembourg ou la Belgique, et ne sert qu’à assurer quelques opérations de maintien de la paix et ça va se limiter à ça. On l’a vu notamment lors de la guerre Géorgie/Russie en 2008, où l’Europe s’est fortement impliquée, justement parce que l’OTAN aurait eu là du mal à s’impliquer sans provoquer de vives réactions de la Russie. Des militaires européens ont donc joué un rôle de premier plan pour surveiller les frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, mais la Russie a refusé qu’ils soient armés, donc ils ne sont qu’observateurs.

Gérard BUONO : Il me semble que sur le plan géopolitique, l’enjeu turc avec ses 70 ou 80 millions d’habitants est dérisoire à côté de l’enjeu russe. Si l’on veut réfléchir à l’élargissement et aux limites de l’élargissement de l’union européenne, il faut se tourner de ce côté-là. Est-ce que la Russie avec son poids démographique et ses dimensions territoriales a vocation à intégrer un projet européen ? Est-ce que ça aurait encore un sens d’avoir un projet européen jusqu’à Vladivostock ?

Thibault COURCELLE : Oui, mais pour l’instant la Russie, avec ses considérables ressources énergétiques, n’a jamais souhaité intégrer l’union européenne, bien au contraire, elle souhaite développer une relation de partenariat. La fédération de Russie a du mal à traiter avec l’Union européenne, elle préfère traiter de façon bilatérale avec les Etats européens pour avoir plus de poids dans les négociations.

Gérard BUONO : Et pourtant si l’on analyse en terme d’identité, logiquement, le monde russe est européen. Donc je partage l’idée de François, la citoyenneté ça se décrète, mais l’identité ça ne se décrète pas, ça ne se produit pas, ça peut s’encadrer et s’accompagner, mais ça se constate. Même les jeunes Etats issus de leur indépendance récente ont le plus grand mal à construire une identité car c’est un phénomène qu’on ne maîtrise pas, ou alors on l’utilise et on l’instrumentalise. Il y a beaucoup d’analogies avec le contexte franco-français où l’on se sert de l’identité non pas pour renforcer mais pour exclure. Quand on parle de l’identité européenne, c’est une manière de dire que les Turcs ou les Marocains ne sont pas Européens, alors que finalement, si l’on prend ne serait-ce que 2000 ans de recul, depuis l’Empire romain et les Phéniciens, ils sont beaucoup plus européens que les scandinaves, notamment de par l’intensité et les échanges de part et d’autre de la Méditerranée. Donc logiquement, s’il doit y avoir un projet identitaire de l’Europe, il doit intégrer les quatre rives de la Méditerranée.

François TAULELLE : C’est vrai que la Commission européenne a longtemps voulu construire l’identité, mais c’était à la limite du ridicule parfois. Elle cherche à construire l’identité par la monnaie, le drapeau, plusieurs choses très concrètes, mais c’est plus de la citoyenneté que de l’identité. Aujourd’hui, la Commission estime que le ferment de la construction de l’identité se trouve dans les échanges Erasmus entre jeunes étudiants, mais on voit qu’ils sont porteurs d’une identité propre. Donc le fait de décréter une identité par rapport à ce type de programme, c’est quand même très décalé par rapport à ce qu’est la vraie identité et le fait de se sentir Européen ou Français, qui est un sentiment puissant basé sur tout un héritage.

Thibault COURCELLE : Oui, d’autant plus que le budget d’Erasmus est très faible et que le nombre d’étudiants concernés n’est pas très important. Je pense que ce système d’échange fait plutôt ressortir l’identité nationale des étudiants que créer une identité européenne. On le voit bien dans le film « L’Auberge espagnole » de Cédric Klapisch où – au-delà des amitiés qui se nouent – ce sont en fait diverses identités nationales qui se confrontent et se comparent. On peut également faire la comparaison avec les jumelages ou les compétitions sportives européennes qui font plus ressortir les sentiments d’identité locale, régionale ou nationale, qu’un sentiment d’identité européenne commun. L’identité européenne est très difficile à définir, à part peut-être sur des valeurs éthiques provenant de l’Humanisme et des Lumières. Les Etats-Unis ou le Japon partagent avec nous certains éléments, mais il y a de grandes différences dans les valeurs communes, comme on le voit sur l’acceptation ou l’abolition de la peine de mort.

Julien MONTILLAUD : Du coup, on a l’impression que l’identité européenne se définit surtout par contraste avec les autres ensembles. Les échanges entre étudiants dans le cadre d’Erasmus, les contacts qui se nouent, ne sont peut-être pas si anodins. Etant moi-même universitaire, je suis en permanence dans le cadre de mes recherches en contact avec des Italiens, des Allemands, des Espagnols, et quand je croise un Français qui a participé à un programme Erasmus et qui m’en fait part, je constate que c’est quand même un vecteur d’identité.

Thibault COURCELLE : Oui, c’est comme lorsqu’on travaille entre universités européennes dans le cadre de programmes de recherche et de développement financés par la Commission européenne. Dans un premier temps, on constate qu’on n’a pas les mêmes façons de travailler, d’organiser ses recherches entre pays, mais dans un deuxième temps, ça créé de la convergence dans la façon de travailler entre universitaires européens. Alors ça ne permettra peut-être pas de créer une véritable identité européenne, on ne pourra le mesurer que sur du long terme, mais plus il y a de convergences, plus il y a de ressemblances, et c’est peut-être là le ferment d’une identité commune.

Cécile LASSERRE (conseillère économique à la Chambre des métiers et de l’artisanat du Tarn) : Je suis assez étonnée de la tournure du débat car pour moi l’Europe, c’est juste un instrument économique qui est calqué sur un modèle économique pour faire une puissance contre d’autres puissances. Donc ce débat sur l’identité et la citoyenneté européenne me paraît un peu utopique. Le partage culturel ne me paraît être qu’une image et n’est pas le fondement de l’Europe. Le modèle économique de l’Europe tend vers le modèle économique américain, et je ne vois pas comment on peut fonder une identité sur ce modèle-là. En tant que « citoyenne du monde », je ne me reconnais pas dans ce modèle économique, tant français qu’européen, car il tend vers des valeurs qui ne sont pas les miennes.

Thibault COURCELLE : Oui, mais il faut se rappeler qu’à l’origine de la construction européenne, le but et les valeurs étaient basées sur la paix que voulaient à tout prix imposer les « pères fondateurs ». Il y a eu depuis beaucoup d’évolutions, mais ces valeurs restent dans les fondements et dans l’histoire de la construction européenne. On a créé le Conseil de l’Europe en 1949 à la fois suite aux horreurs de la 2nde Guerre mondiale pour empêcher tout retour au fascisme, mais également dans un contexte de début de guerre froide où l’on voulait éviter que les pays européens de l’ouest basculent dans des régimes totalitaristes communistes. Les premières conventions adoptées sur les droits de l’homme, sur la culture, répondaient à cette urgence. La partie économique s’est ensuite développée à partir des années 1950/1960 et c’est vrai que c’est plus difficile de s’identifier à un marché économique commun. Entre les six membres fondateurs de la CEE, il y avait moins d’hétérogénéité qu’aujourd’hui en terme d’identité avec des populations plus proches, des systèmes d’Etat-providence qui rassemblaient peut-être plus, alors qu’aujourd’hui, avec les élargissements, c’est plus difficile de maintenir cette homogénéité, et ça a un impact sur l’identité.

(Première publication le 8 mars 2011, à l’url http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2104)