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« Les excès mêmes de notre civilisation vont donner des anachorètes »

Pour être daté, le mot n’est certes pas ridé. On le doit aux Scènes de la vie future de Georges Duhamel, ouvrage publié en 1930, dans lequel ce médecin humaniste français dénonçait l’américanisation grandissante, disons la vulgarisation galopante de la France d’entre-deux-guerres. Propos daté, donc, qui cependant n’a pas vieilli. À l’occasion, le cinéma nous en rappelle l’actualité : et, dernièrement, avec Captain fantastic.

À l’heure où une écrasante majorité de citoyens américains confesse son « dégoût » pour la mascarade politique dont elle subit quotidiennement le triste spectacle, le film de Matt Ross, engagé, dérangeant forcément, est une fine remise en cause de certaines outrances de la société américaine. Outrancière au point de sombrer, cette société avance d’un pas incertain rythmé, dans une scène du film au supermarché, par les notes traînantes de la bande son de Titanic (1997). Ainsi le ton du film, politique, est-il donné : ce qui se consomme, avant tout, chaque jour davantage, c’est le naufrage américain ; ce qui se consume, peu à peu, c’est le faux rêve que d’apprentis sorciers pour elle et pour nous ont conçu.

L’intrigue est des plus simples : une famille en parfaite dissidence, depuis dix ans vivant en la forêt américaine, quelque part dans l’immensité occidentale du pays. La famille tout entière que le père, Ben, fruste gaillard barbu incarné par Viggo Mortensen, élève seul suivant une discipline physique et intellectuelle sévère, paraît vouloir répondre à l’idéal de Stevenson, pour qui mieux vaut vivre avec « moins dans les poches, [mais] plus dans le ventre ». La scène initiale du film, spectaculaire, ne doit pas faire illusion : ce recours aux forêts n’a rien d’un ensauvagement. Il ne s’apparente pas au retour d’un état de nature fantasmé. Car à défaut d’être policée, la famille est cultivée. Spirituels, rigoureusement versés dans l’étude des grands auteurs, les enfants, les plus jeunes mêmes, font preuve d’une rare culture et d’une intelligence précoce.

Pour ses six enfants, Ben, irremplaçable précepteur, a en effet imaginé une éducation alternative, mieux, une éducation totale : le modèle est spartiate, physiquement éreintant, fait de boue, de larmes, mais athénien tout autant, fondé sur la fréquentation assidue des meilleurs Anciens comme des meilleurs Modernes, sur l’égale maîtrise des arts, de tous les arts, de l’art de raisonner à l’art musical, mystique enfin, puisque la nature y est poétiquement conçue ainsi qu’un livre superbe. L’École ? Ben l’écarte résolument : elle n’enseigne rien qui vaille ; pire, l’institution serait de nature à reproduire les hiérarchies sociales, quand elle ne les consoliderait pas. La décision, on le devine, porte à conséquence : le mode de vie ici conté et mis en scène par Matt Ross se trouve en complète rupture. Sa radicalité le singularise, qui répond en fait, qui correspond proportionnellement à la radicalité du modèle rejeté, et surtout, menace à tout moment de le jeter dans l’illégalité : l’ordre public contrôle, surveille activement, et la limite est souvent poreuse entre la surveillance et la répression.

Au pays du capitalisme d’État, le réalisateur plante de véritables spécimens, des étrangetés sur pattes, adeptes tout à la fois de la décroissance, du survivalisme et de la sobriété heureuse. Dans ce système, la belle étoile tient lieu de philosophie générale, de « géographie de l’instant » (Sylvain Tesson). Cette famille fantasque détonne, dénote surtout : une riche intertextualité projette sur elle de nombreuses ombres tutélaires, plus ou moins mentionnées, de Noam Chomsky dont le nom plusieurs fois est cité – et même, invraisemblablement fêté dans une scène mémorable –, à bien d’autres qui sont passés sous silence. Dans l’armature littéraire et intellectuelle du film, on pourrait sans mal trouver trace du souvenir d’un Montaigne enfant, éduqué au XVIe siècle à la simplicité rustique d’une campagne française, mais tout aussi bien de l’auteur de l’Émile (1762), sans parler de Thoreau, d’Emerson, de John Muir, de toutes ces éminentes figures de la conscience environnementale américaine de l’avant-dernier siècle.

Le film de Matt Ross soulève de graves questions. Et, tout d’abord, dans quelle mesure l’anormalité sociale a-t-elle aujourd’hui droit de cité aux États-Unis ? Comment une famille effrontément voleuse – violant la sacralité de ces temples nouveaux que sont les grandes surfaces –, ouvertement cynique, riant à la face des institutions les plus puissantes, les mieux établies, se riant du procès de civilisation comme d’une vieille duperie, se méfiant du langage châtié comme d’un langage socialement perverti, comment cette famille ne serait-elle pas sans cesse assignée à rentrer dans le rang ? Captain fantastic dévoile la dissymétrie tragique des rapports de force, entre un père agissant presque seul, envers et contre tous, et une civilisation puissante dont le grand historien, Fernand Braudel, a magistralement montré qu’elle n’aurait rien été, qu’elle ne serait ni ne sera rien, sans le concours, le soutien, la complicité passive d’une foule d’hommes.

Alors, que faire ? Faut-il vraiment choisir entre l’extravagance de cette famille et la sécurité de la civilisation ? Faut-il, osant le désert, désirer une marginalité confinant à la beauté, si elle conduit à l’inintelligence ou l’exclusion sociale ? Doit-on vanter Trotsky, Mao, ou bien parler et vivre avec son temps ? Y a-t-il, au fond, une question américaine, qui serait une question de civilisation ? L’essentiel est ailleurs. Le film, voilà sa force, ne se veut pas prescripteur : il impose moins un modèle qu’il ne propose un exemple. Le poison nous est connu, le remède inconnu.

Bien sûr, le réalisateur prend parti. Ce faisant, il pèche quelquefois par nostalgie ou naïveté. L’antienne du film le montre assez, répétée, martelée du commencement à la fin : « Pouvoir au peuple, à mort les vaches ! ». Mais enfin, quel est ce peuple, trop souvent convoqué, ou pire invoqué, trop souvent introuvable ? De plus, le renversement des valeurs – paradoxalement si chrétien pour un film presque anti-chrétien – est parfois trop attendu, trop évident, quand il repose sur l’antagonisme éculé des vraies richesses et des fausses idoles.

Néanmoins, c’est merveille : la nuance et la mesure sont présentes. Car on sent bien que ces deux mondes, s’ils s’opposent, s’ils se connaissent sans pouvoir se côtoyer jamais, s’ils se haïssent sinon se méprisent, sont pleins de lézardes. On voit bien, d’un mot, que ces deux mondes, l’un comme l’autre sont en tension. D’un côté, comment ne pas éprouver de la sympathie pour ce héros anonyme, Ben, en quelque sorte l’homme secrètement génial rêvé par Valéry, qui fait douloureusement choix d’une certaine esthétique vitale aux dépens d’une morne conformité sociale ? D’un autre côté, Ben et ses enfants n’en viennent-ils pas eux-mêmes à s’interroger sur leurs choix, à se mettre en question ? Si tous s’accordent à penser qu’il faut redonner pleine mesure aux potentialités humaines, que le nécessaire vaut mieux que le superflu, que la dignité est fille de la sobriété, qu’enfin la liberté est une valeur suprême, ils subissent aussi parfois l’autorité paternelle comme une tyrannie, l’appel des forêts comme une vaine fiction, une folle aventure, ou, pour le dire avec Ben lui-même, comme « une magnifique erreur ». Celui-ci n’a-t-il pas égoïstement sacrifié la sécurité de sa famille au nom d’un horizon plus inatteignable qu’indépassable ? L’utopie était-elle humaine ?

Mais la désillusion, mais l’amertume, mais le doute passés, Captain fantastic s’achève – là est sa force, répétons-le, son irrésistible puissance – sur la possibilité d’un compromis : là où McCandless s’était engouffré dans une impasse (Into the Wild, 2007), là où il s’était fatalement enseveli dans les farouches solitudes alaskiennes pour trouver une mort immanquable dans un bus sordide, le bus, ici, laisse place à un autre, et celui de la famille solitaire au transport en commun que les enfants, dans les dernières secondes du film attablés avec leur père, s’apprêtent à prendre pour se rendre à l’école. Compromis, non compromission. De fait, la maisonnée n’a pas renoncé à son noble idéal : déjà Ben a préparé pour la journée de classe de sa nombreuse fratrie ces menus sachets de vivres cultivés par elle-même. Éloge est fait de l’autoconsommation. L’Amérique de Matt Ross est une Amérique potagère.

Le film s’était ouvert sur un silence ; il se clôt sur un autre long silence par lequel le réalisateur nous invite à méditer cette saine résistance familiale, trop discrète pour être réprimée, quoique trop réfléchie pour être banale. Ainsi le principe d’une révolution silencieuse est-il posé.

Antoine Vermauwt