Anatomie du chemin noir. A propos d’un récent ouvrage de Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson,Les chemins noirs, Gallimard, 2017

Un écrivain, Sylvain Tesson, vient de fouler ce qu’il baptise la France des chemins noirs. Sur les chemins d’une France en berne, il promène sa nostalgie d’un monde perdu, idéal, fait de ruines et de ronces, de parenthèses et d’interstices, perpétuellement défait par des générations d’hommes pressés. Du Mercantour au Cotentin, en passant par le Perche et l’Aubrac, la Margeride et le Bas-Vivarais, il arpente une France intérieure propice à cette « géographie de l’instant » dont il a, mieux que l’intuition, la vocation. Il est tombé, il a mûri, sa prose est devenue mature, plaisante, facile, trop facile peut-être, se révélant sommaire.

Une existence en surchauffe

Cet homme infatigable, dont on ne sait s’il voyage pour écrire ou s’il écrit pour voyager, est certainement aujourd’hui l’écrivain-voyageur français contemporain le plus en vue, et l’un des plus connus du lectorat. Pareille fortune mérite attention, parce qu’au-delà de ce qu’elle nous apprend de l’auteur lui-même, cette popularité est le miroir d’une demande sociale, d’une aspiration croissante vers un je ne sais quoi d’extravagant – au sens premier du mot : menant hors de la voie normale – qu’il faudra interroger. Elle nous renseigne sur une personne, mais surtout, elle nous enseigne sur une époque : arrêtons-nous sur le renseignement, qui peut-être nous dira un peu de l’enseignement.

Partout, on le sait, S. Tesson a roulé sa bosse. À peine sorti de l’adolescence, on le voit pédaler en Islande (1991), non sans une grande part d’improvisation, à une époque où le tourisme y est à la veille d’entamer son grand essor. Trois ans plus tard, il entreprend un tour du monde au long cours, à bicyclette, avec son camarade Alexandre Poussin (1994) : première d’une longue série de cavalcades amicales. Bientôt, il s’enhardit : c’est à l’Himalaya qu’il s’attaque (1997). En surchauffe constante, courant de pics en cols, de cimes en défilés, de parois montagneuses en façades urbaines, cet Homo viator, tour à tour alpiniste, acrobate, cavalier et escaladeur, surfeur et parachutiste, a fait choix de vivre dangereusement, de mener, selon le joli mot de L. Febvre, une existence « de plein vent ».

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Captain Fantastic

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« Les excès mêmes de notre civilisation vont donner des anachorètes »

Pour être daté, le mot n’est certes pas ridé. On le doit aux Scènes de la vie future de Georges Duhamel, ouvrage publié en 1930, dans lequel ce médecin humaniste français dénonçait l’américanisation grandissante, disons la vulgarisation galopante de la France d’entre-deux-guerres. Propos daté, donc, qui cependant n’a pas vieilli. À l’occasion, le cinéma nous en rappelle l’actualité : et, dernièrement, avec Captain fantastic.

À l’heure où une écrasante majorité de citoyens américains confesse son « dégoût » pour la mascarade politique dont elle subit quotidiennement le triste spectacle, le film de Matt Ross, engagé, dérangeant forcément, est une fine remise en cause de certaines outrances de la société américaine. Outrancière au point de sombrer, cette société avance d’un pas incertain rythmé, dans une scène du film au supermarché, par les notes traînantes de la bande son de Titanic (1997). Ainsi le ton du film, politique, est-il donné : ce qui se consomme, avant tout, chaque jour davantage, c’est le naufrage américain ; ce qui se consume, peu à peu, c’est le faux rêve que d’apprentis sorciers pour elle et pour nous ont conçu.

L’intrigue est des plus simples : une famille en parfaite dissidence, depuis dix ans vivant en la forêt américaine, quelque part dans l’immensité occidentale du pays. La famille tout entière que le père, Ben, fruste gaillard barbu incarné par Viggo Mortensen, élève seul suivant une discipline physique et intellectuelle sévère, paraît vouloir répondre à l’idéal de Stevenson, pour qui mieux vaut vivre avec « moins dans les poches, [mais] plus dans le ventre ». La scène initiale du film, spectaculaire, ne doit pas faire illusion : ce recours aux forêts n’a rien d’un ensauvagement. Il ne s’apparente pas au retour d’un état de nature fantasmé. Car à défaut d’être policée, la famille est cultivée. Spirituels, rigoureusement versés dans l’étude des grands auteurs, les enfants, les plus jeunes mêmes, font preuve d’une rare culture et d’une intelligence précoce.

Pour ses six enfants, Ben, irremplaçable précepteur, a en effet imaginé une éducation alternative, mieux, une éducation totale : le modèle est spartiate, physiquement éreintant, fait de boue, de larmes, mais athénien tout autant, fondé sur la fréquentation assidue des meilleurs Anciens comme des meilleurs Modernes, sur l’égale maîtrise des arts, de tous les arts, de l’art de raisonner à l’art musical, mystique enfin, puisque la nature y est poétiquement conçue ainsi qu’un livre superbe. L’École ? Ben l’écarte résolument : elle n’enseigne rien qui vaille ; pire, l’institution serait de nature à reproduire les hiérarchies sociales, quand elle ne les consoliderait pas. La décision, on le devine, porte à conséquence : le mode de vie ici conté et mis en scène par Matt Ross se trouve en complète rupture. Sa radicalité le singularise, qui répond en fait, qui correspond proportionnellement à la radicalité du modèle rejeté, et surtout, menace à tout moment de le jeter dans l’illégalité : l’ordre public contrôle, surveille activement, et la limite est souvent poreuse entre la surveillance et la répression.

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