Café géo du mardi 12 avril 2016 au Flore, avec Laurent Davezies, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la chaire “Economie et développement des territoires” et auteur notamment du Nouvel égoïsme territorial (Seuil, mars 2015) et Philippe Estèbe, directeur de l’Institut des Hautes Etudes d’Aménagement du Territoire (IHEDATE) et auteur notamment de L’égalité des territoires, une passion française (PUF, avril 2015).

Ce café géo rassemble deux auteurs qui ont publié sur le même sujet, mais avec des angles d’attaque apparemment opposés. Philippe Estèbe montre dans L’égalité des territoires, une passion française (PUF) qu’avec le temps, la France a créé un dispositif unique au monde d’égalité des territoires, à travers trois grands mécanismes : une redistribution financière très importante, une répartition inégalitaire des fonctionnaires d’État pour permettre une présence continue jusque dans les lieux les plus reculés, des grandes entreprises publiques assurant partout une continuité de prestation (La Poste, la SNCF, énergie, télécoms).

Laurent Davezies souligne quant à lui dans Le Nouvel Égoïsme territorial. Le grand malaise des nations (Le Seuil) qu’avec la montée du régionalisme, l’exigence d’autonomie, voire d’indépendance, on assiste aujourd’hui à une fragmentation des nations, dans les pays industriels comme dans les pays en développement. Les causes identitaires – anciennes – se combinent avec le fait – nouveau – que les régions riches ne veulent plus payer pour les régions pauvres. Plus largement, c’est le modèle de cohésion territoriale qui est remis en cause en France, en Europe et dans le monde.

Philippe Estèbe comme Laurent Davezies sont d’accord sur le résultat : en France comme ailleurs, les très grandes villes financent largement l’espace rural et commencent à contester le mécanisme de redistribution tandis que les personnes traversent les territoires au cours de leur trajectoire et les mettent en concurrence pour l’habitat, les services, l’emploi et les loisirs. Le dispositif d’égalité des territoires apparaît dès lors coûteux et inefficace.

Philippe Estèbe :

Dans L’égalité des territoires, une passion française, 2015, je parlais de l’intitulé du portefeuille ministériel de Cécile Duflot, Ministre de l’Égalité des territoires et du Logement de mai 2012 à mars 2014. C’est la première fois qu’on voyait apparaitre ce terme-là, « égalité des territoires », dans un intitulé ministériel. A sa suite est créé fin mai 2014 un Commissariat général à l’égalité des territoires (DATAR), placé sous la tutelle du Premier ministre français.

Quelques temps après, je me suis retrouvé en Allemagne, pour essayer de comprendre le fonctionnement et ce que signifiait « égalité des territoires ». Il était difficile de traduire ce terme et de faire comprendre ce dont il s’agissait, alors qu’il existe pourtant en Allemagne un mécanisme très puissant de redistribution entre les territoires.

Pour donner du corps à l’intitulé ministériel, un certain nombre de travaux ont été conduit, dont un rapport public « Vers l’égalité des territoires. Dynamiques, mesures, politiques ». Dans ce rapport, dont l’introduction est écrite par l’économiste Eloi Laurent, 60 contributeurs, experts et élus, essayent de répondre aux deux questions : 1) les inégalités territoriales sont-elles justes ou injustes ? 2) quelle égalité, et entre qui ?

Mais quelle est la généalogie de l’(in)égalité des territoires ? Comment en est-on venu à parler d’égalité des territoires ?

Mon hypothèse de départ est la suivante : pourquoi les intitulés ministériels interviennent-ils pour désigner un objet qui est en train de mourir ?

On se met en effet à donner comme programme politique « l’égalité des territoires » à un ministère, au moment où le dispositif historique de redistribution entre les territoires (mis en place depuis 150 ans) est considérablement menacé. On reviendra sur ce dispositif.

Retenons pour l’instant à quel point la crainte d’une perte fait naître les passions. Ce phénomène est ancien : la crainte faite naître les peurs. François Dubet [1] dit que la France est le seul pays du monde dans lequel, lorsqu’une gare ferme, les élus descendent dans la rue et considèrent que la République leur a donné un coup de poignard dans le dos.

Donc nous avons une passion française, un attachement collectif aux signes extérieurs de l’égalité territoriale, qui se traduisent par les services publics, par les transferts qui sont faits en direction des communes, par de grandes et belles entreprises de service public (EDF, la SNCF, la Poste, etc.). Tout cela est en réalité très original et très spécifique au territoire français dans son ensemble. Dès lors, il m’intéressait d’étudier comment la chose s’était construite dans les pays voisins.

Si nous parlons d’égalité des territoires en France, c’est sans doute parce que nous avons une géographie et une démographie très spécifique, qui nous distingue en cela des pays voisins. En France, la densité de population se situe entre 100 et 110 habitants au km² sur l’ensemble du territoire. Dans les pays voisins, en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, la densité est d’environ 200 habitants au km² ; plus encore, en Belgique et aux Pays Bas, les chiffres atteignent quelques 400 habitants au km². Aussi, gouverner un territoire de faible densité ne demande pas du tout le même type d’administration que s’il s’agissait de gouverner un territoire avec une forte densité. Pourquoi ? Simplement parce que dans le cas d’un territoire aux fortes densités de population, on peut s’autoriser des économies d’échelle. En France, ce n’est pas le cas. En France, il y a une faible densité dispersée : les gouvernements sont donc obligés de couvrir tout le territoire. En effet, cette densité n’est pas simplement faible, mais elle est également dispersée : il y a peu de monde, mais il y a du monde partout. Ainsi, à la différence de l’Espagne qui accuse de très forts contrastes de densité, il n’existe pas en France, contrairement à une idée ancienne largement répandue, de « désert français » – il y a certes des exceptions, comme le Plateau de Millevaches où l’on ne trouve que 10 habitants au km², mais cela reste une exception et il y a bien des gens qui habitent partout. On ne peut donc pas faire d’impasse territoriale en terme de couverture du territoire. Cela donne quelque chose de très simple : entre la France et l’Allemagne, par exemple, on a aujourd’hui à peu près la même population d’âge scolaire (entre 10 et 11 millions d’élèves/étudiants) ; mais il faut deux fois plus de bâtiments en France pour administrer la même population qu’en Allemagne, car nous sommes moins densément répartis et de façon plus dispersée. Et sur l’ensemble des services collectifs, on peut presque faire le même constat. Ainsi, la France est le seul pays qui a voté une loi postale obligeant les postes à maintenir 17 000 points de contact sur tout le territoire [2] (y compris dans des villes de moins de 2 000 habitants), ce qui fait de la France le pays avec le réseau de proximité le plus étendu d’Europe.

Or, cette obligation à une couverture territoriale « absolue » n’est pas rentable. Elle coûte très cher. Pourquoi sommes-nous aujourd’hui dans cette situation-là ?

Nous pouvons invoquer principalement 3 raisons :

1ère raison : la transition démographique. A la fin XVIIIe siècle, la France est le pays le plus peuplé d’Europe. Mais au XIXe siècle, la population stagne en France, tandis qu’elle double dans les pays voisins. Cela est en grande partie dû au fait que l’exode rural est très tardif en France. L’Angleterre atteint 80% de population urbaine à la fin du XIXe siècle. Il faut attendre un siècle avant que la France atteigne ce même chiffre (vers 1970). Une faible transition démographique coïncide avec un faible exode rural. La France bénéficie de moins d’apport démographique que les villes des pays voisins. Nous sommes restés dans ce que les démographes ont appelé « l’optimum de peuplement », une sorte d’équilibre entre la ville et la campagne. L’exode rural en France ne commence véritablement que dans les années 1950. Ce premier élément explique cette spécificité française : il n’y a pas beaucoup de monde, mais il y a du monde partout.

2ème raison : l’histoire industrielle du pays. Nous n’avons pas l’équivalent des villes industrielles d’Italie du nord, d’Allemagne, d’Angleterre ou de Belgique. Paradoxalement, l’industrialisation de la France s’est faite plutôt dans le monde rural, contrairement aux autres pays où l’industrialisation s’est faite plutôt dans les villes. Cette spécificité a marqué le territoire français et on en trouve encore des traces.

3ème raison. La politique : la Troisième République et les agriculteurs. Bertrand Hervieu le met très bien en lumière. La Troisième République, mise en place en 1871, se heurte au monde rural, aux agriculteurs et aux paysans. Or, si la République veut être stable, elle doit avoir l’appui de ce monde rural qui constitue une part importante des votes. Après des émeutes et des luttes se conclue un pacte entre le gouvernement et les paysans, qui amènent à plusieurs dispositions politiques : le protectionnisme, la création du ministère de l’agriculture (qui fonctionne de manière complètement autonome), et l’autonomie et la souveraineté municipale, autrement dit, le pouvoir républicain garantit aux communes rurales le fait qu’elles ne seront pas absorbées par les communes urbaines au fur et à mesure de la croissance urbaine. A partir de 1975, la carte communale en France se fige progressivement alors qu’elle évoluait jusque dans les années 1870. D’une certaine manière, la fixité de la carte communale est une garantie pour ceux qui possèdent la terre et la travaillent sont aussi ceux qui pourront prendre des décisions politiques sur l’aménagement, etc. Cela se traduit encore largement aujourd’hui, même si nous sommes progressivement en train d’en sortir. Mais en terme de plan local d’urbanisme (PLU) l’occupation des sols dans la commune, c’est la répartition du droit de construire entre les familles qui possèdent les sols. Nous sommes dans un régime immuable ou presque, qui fut très clairement et très sciemment instauré à la fin du XIXe siècle.

 Ces questions-là de peuplement, de la faiblesse des villes, de la discrimination positive en direction des campagnes, installent durablement en France une forme de tension, voire de clivage, rural-urbain, avec un Etat central qui est en situation de devoir garantir l’autonomie et la viabilité des petites communes rurales et de les défendre contre l’emprise économique et politique des petites villes.

Ainsi, cela donne toute une série de dispositifs très puissants de redistribution entre les territoires (certes moins important que les dispositifs de redistribution concernant les personnes, mais importants quand même). A la redistribution d’argent s’ajoute le dispositif concernant la redistribution publique. Aujourd’hui encore, il y a 55 professeurs pour 1 000 élèves en moyenne en Île-de-France ; il y en a 95 pour le même nombre dans la Creuse, en Corrèze, en Lozère, etc. Les économies d’échelle faites en Seine-Saint-Denis permettent de financer plus de professeurs en Lozère, Corrèze, etc.

Dernier élément d’égalité des territoires : c’est la logique du timbre-poste, c’est-à-dire du coût moyen : le fait de payer un timbre ou l’électricité au même prix, partout en France, est symptomatique de cette politique hésitante d’égalité des territoires. Les grandes entreprises de service publiques doivent assurer un service de même qualité dans les territoires ruraux et dans les territoires urbains. Ce dispositif s’est construit avec du temps.

La France a construit un formidable dispositif de transfert des territoires denses vers les territoires les moins denses. Mais aujourd’hui, ce dispositif est en train de s’effriter.

Pourquoi ?

Tout d’abord, parce que ce dispositif ne marche que dans un monde de sédentaire : on bougeait assez peu il y a cinquante ans ; le service de proximité avait donc une certaine logique. Mais dès lors que nous sommes mobiles, nous devenons en même temps des consommateurs territoriaux ; parfois dans l’hypocrisie la plus totale, certes, puisqu’il est courant que telle femme aille accoucher dans la clinique la plus performante de la région tout en protestant contre la fermeture de la maternité de proximité. Mais quoi qu’il en soit, nous ne sommes plus les clients captifs de ce dispositif territorial. Nous mettons en avant les différentes offres territoriales du fait de notre mobilité.

Ensuite, parce que c’est aussi la fin des monopoles, la fin des timbres-poste d’une certaine façon.

Enfin, troisième et dernier élément, qui porte un coût fatal à l’égalité des territoires : la France se banalise par rapport aux autres pays européens. Qu’est-ce que la « banalisation » ? C’est le surgissement des villes. Discrètes, sans doute écrasées par Paris et concurrencées par ce réseau de villes moyennes pendant quelques décennies, un certain nombre de villes se sont mises à croitre et à concentrer la production de richesse. Finalement, la France rattrape le train des autres villes européennes et s’inscrit dans ce mouvement devenu mondial. C’est donc une forme de banalisation. Mais cette banalisation, dans le contexte français de sanctuarisation de l’espace rural et de protectorat étatique envers les espaces ruraux, est insupportable. C’est une atteinte insupportable à l’édifice historique de l’égalité des chances.

Ceci d’autant plus qu’en France les grandes villes commencent à comprendre le mécanisme dans lequel elles se situent. Ce mécanisme est simple : la densité forte subventionne la densité faible. Ainsi, Lyon se constitue en métropole, absorbe les compétences du département sur son territoire. Le département est réduit à la couronne rurale du Rhône et se rend compte qu’il ne peut pas assurer le même niveau de service que celui qu’il assurait en milieu rural avec ce qui lui reste de territoire. Le département négocie donc une subvention de compensation de la part de la métropole de Lyon, une subvention qui s’élève à 75 millions d’euros par an. Cela met au jour une sorte de vérité des prix.

De la même manière, un certain nombre de villes se retirent des syndicats d’électrification. Cela n’a rien d’anecdotique. Les syndicats d’électrification, c’est ce qui permet à l’Électricité Réseau Distribution France (ERDF), d’assurer le même niveau de service de distribution d’électricité entre les villes et les campagnes. Ces syndicats sont des outils de mutualisation pour la distribution d’électricité. On peut imaginer que cette remontée politique des grandes villes ait des effets assez dramatiques, en cascade, du déchirement du voile de l’ignorance autour de la vérité des prix. On peut comprendre que les territoires, qui ont été jusqu’à maintenant les enfants chéris de la République aient un sentiment collectif d’abandon – et là il y a effectivement un vrai risque –, pour autant, cet abandon correspond paradoxalement à une forme de banalisation du territoire français. Et cette forme de banalisation du territoire français, avec les spécificités du territoire français et de sa géographie rural-urbain pose un véritable problème de renouvellement des formes d’égalité ou en tout cas de redistribution entre les territoires.

Laurent Davezies :

Début avril 2015, Philippe Estèbe sortait son ouvrage L’égalité des territoires, une passion française (PUF) [3]. A peu près en même temps, je publiais Le nouvel égoïsme territorial, Le grand malaise des nations aux Editions Seuil. Nos approches sont très proches et complémentaires dans ces deux ouvrages. Nous sommes aujourd’hui dans des tensions extrêmes en matière d’égalité territoriale. Où en est-on véritablement ?

En 2012 est créé le fameux Ministère du Logement et de l’Égalité des Territoires. Cela marque une volonté politique de rapprocher la politique de la ville avec celle de l’aménagement des territoires, concrétisée par la création du Commissariat général de l’Égalité des territoires. Mais l’égalité des territoires est menacée : il n’y a qu’à regarder la répartition des activités économiques sur le territoire.

Ainsi, depuis une quinzaine d’années, l’activité et la création de richesses, la valeur ajoutée, le produit intérieur brut (PIB) s’est concentré sur certains territoires. Ainsi, l’activité économique se concentre et devient le monopole de quelques territoires au détriment des territoires périphériques.

Ainsi, si l’on compare l’évolution entre 1994 et 2013, on s’aperçoit que les inégalités de PIB/habitants entre les régions françaises ont augmenté de 20 %. Ces chiffres sont le reflet de nos inquiétudes en matière d’égalité territoriale. Mais au même moment, en France notamment, il y a une implication forte et même « hystérique » d’égalité territoriale. « Hystérique » parce que l’égalité territoriale est un fantasme. Ce n’est qu’un concept, une idée, une chimère.

Si vous voulez vraiment parler d’égalité territoriale, il ne s’agit pas d’égalité en moyens par habitant. En réalité, il s’agit d’égalité de dépenses (en euros) par km², pas par habitant. Ainsi, si l’on met deux fois plus de moyens pour les habitants de la Creuse qu’en Île-de-France, ce n’est pas parce qu’ils ont un traitement de faveur. C’est que les habitants de la Creuse peuvent, à l’idée d’un processus de redistribution en leur faveur, se retrouver à légitimement dire que leur système scolaire est incroyablement moins bon que celui de la région Île-de-France. Et ils ont raison. Car les écarts de densité ne sont que partiellement compensés par les écarts de coûts. On dépense deux fois plus d’argent dans la Creuse pour l’éducation d’un élève, mais pour obtenir plus d’égalité, il faut dépenser quatre fois plus.

Faisons un détour intéressant pour mieux comprendre. Vous distribuez par exemple 10€ par habitant aux régions. En Île-de-France, vous donnerez à peu près 120 millions d’euros (puisqu’il y a près de 12 millions d’habitants). En Corse, vous verserez environ 3 millions d’euros (300 000 habitants). Les franciliens vont faire une route – c’est très utile, pour les gens, pour les entreprises et les activités. Les corses, eux, vont faire un trottoir. Il y a égalité de traitement, mais cela ne produit absolument pas le même résultat.

Le problème aujourd’hui, c’est que nous sommes dans une course permanente et hystérique pour arriver à l’égalité territoriale à laquelle nous ne pouvons pas parvenir. Par exemple, je me suis amusé à regarder ce que donnerait une distribution des dépenses au km² comparable à celle de l’Île-de-France. Au niveau des dépenses publiques par habitant, il n’y a quasiment pas de différence entre l’Île-de-France et les autres régions, contrairement à ce que nous pourrions pensez. En revanche, au km², ces différences explosent. C’est normal, puisque l’Île-de-France est une petite région. Mais le gouvernement défend l’égalité territoriale.

Aujourd’hui, les dépenses publiques et sociales, c’est 57% du PIB. A l’échelle mondiale, la France est seconde en dépenses publiques et sociales (après l’Irak). Si on établissait l’égalité des dépenses publiques au km² en France, il faudrait alors 300% du PIB.

Demande récurrente qu’on ne peut pas satisfaire. Ce n’est pas un problème politique, mais c’est un problème arithmétique. On met en place deux fois plus de moyens publics pour les enfants de la Creuse, mais ils sont finalement deux fois moins bien traités.

Pourquoi cherche-t-on ainsi sans cesse à parler de l’égalité territoriale ? Le Monde me sollicite pour que je fasse un article sur l’égalité territoriale : je dis « Non à l’égalité territoriale ». Je voulais expliquer pourquoi cette problématique était démente. L’égalité sociale est le vrai sujet. Le territoire peut être utilisé comme un instrument pour l’égalité, mais non l’inverse : le territoire n’est pas un objet pour l’égalité. Mais voilà que Le Monde du 28.04.2009 publie un article signé par moi-même, « Égalité territoriale ? Oui, mais pas trop ! » [4].

Pour conclure et être bref, je vais faire la bande-annonce, le « teasing » de l’égalité territoriale :

  1. Foncièrement, les gains vers l’égalité sociale ont été obtenus à l’issue de luttes sociales, de luttes des classes. Cela a permis de faire progresser la protection sociale, le respect et la situation sociale des travailleurs, etc., et en même temps à obliger les entreprises à faire des gains de productivité (puisque les ouvriers coûtent cher).

  1. Cela a marché tant qu’il y avait un équilibre. Dans un rapport de force complexe, le capital avait besoin du travail, et le travail du capital. Dans ce rapport de force, si le social gagne sur le capital, c’est grosso modo la révolution Russe. Si le capital gagne sur le travail, c’est le capitalisme américain qui triomphe, c’est ce que nous connaissons à peu près aujourd’hui. Dans ce dernier système, en ce qui concerne l’égalité territoriale, cela se traduit par le fait que les régions pauvres ont besoin des régions riches et inversement. Mais aujourd’hui, les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres… En termes territoriaux, le rapport de force s’est brisé, précisément au moment où les régions pauvres demandent de plus en plus de solidarité envers les régions riches… Les inégalités de PIB ont progressé de 20% entre 1994 et 2013 (selon l’INSEE), en 20 ans. Mais en ce qui concerne les revenus disponibles bruts (RDB) pendant les mêmes dates, entre 1994 et 2013, ceux-ci ont diminué de 18%.

  2. On remarque donc des mécanismes surprenants. Les inégalités de contribution à l’échelle nationale ne cessent de croitre (En Ile-de-France, où, par exemple, la base salariale versée par les entreprises représente 33% de la base salariale française). On a donc des mécanismes de redistribution qui font que les inégalités de revenus/hab décroissent alors que les inégalités face aux richesses augmentent.

Finalement, il y a plusieurs ruptures. Pour résumer :

-Nous sommes en ce moment dans une situation où les régions pauvres demandent une plus grande solidarité envers les régions riches. Mais ce que ces régions ne voient pas, c’est que les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres. Pourquoi ? Il y a plusieurs arguments :

  • Les changements technologiques majeurs, d’abord : la transformation d’une économie matérielle en une économie immatérielle a totalement changé la géographie de la production. Philippe Estèbe l’a très bien rappelé : la France avait la particularité d’avoir un système industriel plutôt rural. Mais aujourd’hui, les secteurs dynamiques tertiaires comme le numérique (logiciel, conseil en informatique, programmation, etc.) créent beaucoup d’emplois dans les grandes villes (celles qui ont tout simplement les infrastructures pour les accueillir). Dans le secteur du numérique, il y a une création nette d’environ 70 000 emplois par an, dans un contexte général difficile de recul de l’emploi. Et il y a… 15 communes en France qui a elle seules concentrent 82% de ce solde net de création d’emplois. Au total, la concentration est donc très accentuée.

  • De même, les mécanismes de sous-traitance liées aux activités motrices qui étaient hier avec beaucoup de pièces détachées, de sous-traitants, etc. (Cf : l’automobile…) en Europe, aux Etats-Unis, faisaient travailler tout le monde dans tout le pays. Dans ce mécanisme, les solidarités fonctionnelles étaient très fortes, tout était interconnecté. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une économie d’information concentrée, à Los Angeles et San Francisco aux Etats-Unis, à Saclay et Sophia-Antipolis en France, etc. On trouve peu de choses à Miami, Chicago, à Nantes et à Lyon… Il y a une très forte concentration sur le territoire comme jamais l’économie traditionnelle ne s’était concentrée, alors qu’elle-même avait besoin de ressources locales (de matières premières, etc.). L’information produit une hyper-concentration sans aucun effet de redistribution fonctionnelle parce que les mécanismes d’appel aux consommations intermédiaires sont réduits à l’extrême. Ce système de coopérations inter-entreprises / interterritoriaux s’effondre progressivement.

  • Le keynésianisme territorial : avant, la région riche payait pour la région pauvre par le biais de redistributions importantes. Or, de 1996 à 2015, il n’y a pas eu un seul travail sur les effets interterritoriaux liés aux budgets d’État et à l’égalité sociale. En décembre 2015, un ouvrage est sorti, lié au Haut conseil du financement de la protection sociale [5]. Ce dernier analyse les contributions et bénéfices des départements français en rapport à la protection sociale française. La protection, ce n’est pas le budget État ; ce sont les grands risques (et au passage, c’est 31% du PIB français). En 2012, la seule Ile-de-France génère un transfert : la différence entre ce que la région contribue à apporter du social (par les cotisations sociales, par la CGS, etc.) et ce dont elle bénéficie, c’est 54 milliards d’euros. C’est 2,5% du PIB national. 54 milliards d’euros, c’est la participation de l’Ile-de-France pour la protection sociale vers la province. Ces chiffres-là ne sont jamais diffusés. Mais pendant très longtemps, ce système prenait sens, c’était un système à boucle : les régions riches donnaient aux régions pauvres, et en échange les régions pauvres achetaient aux régions riches (l’Italie est l’exemple presque caricatural de ce keynésianisme territorial, l’Italie du Nord subventionnant le Sud, et le Sud achetait des produits transformés à l’Italie du Nord). Mais depuis les années 1980, la mondialisation a mis fin à ce système. Aujourd’hui, les riches envoient une partie de leur richesse aux régions pauvres tandis que les régions pauvres achètent des produits (vêtements, voitures, électroménagers, portables, etc.) à des producteurs japonais, coréens, brésiliens…

  • Enfin la dernière rupture majeure, c’est la crise des finances publiques depuis 2011. Il faut arrêter de dépenser. Compétitivité et endettement des finances publiques sont les deux handicaps des pays industrialisés. On est encore à 3,5 points de PIB de déficit cette année ; autrement dit, on dépense 70 milliards d’euros de plus qu’on en prélève.

Ainsi, historiquement depuis les années 1980, on pourrait dire qu’une région comme l’Ile-de-France a toujours contribué plus aux contributions sociales qu’elle n’en a bénéficié. Ce n’est donc ni la capitale française ni les métropoles de Toulouse ou de Grenoble qui sont à l’origine de ce déséquilibre ; ce sont les territoires qui ont beaucoup moins contribué à ce différentiel des dépenses publiques, et ces territoires, ce sont les périphéries. Voilà le paradoxe moderne : les périphéries crient au scandale, il y a une espèce de montée d’huile, à l’heure où il faut réparer les erreurs que ces territoires ont eux-mêmes commis. Les régions centrales ne peuvent plus donner aujourd’hui ce que les périphéries réclament. La demande permanente de redistribution ne marche plus.

Il y a donc aujourd’hui un « malaise des nations ». Dans un grand nombre de pays industriels, des régions dynamiques disent « stop ! » : on vous a aidé, on essaye encore de vous aider, mais on a aussi besoin de notre argent. On retrouve partout le même discours, de Toulouse au Mexique. Les urbains du Nord du Mexique sont obligés de redistribuer aux Mexicains du Sud, mais avec cet argent, les Mexicains du Sud achètent des produits chinois et sud-africains. Or, le Mexique du Nord est en concurrence avec d’autres pays, avec le Canada via les accords TAFTA, etc. Et pour renforcer cette compétitivité (offrir des infrastructures et des services dynamiques, attirer des personnes qualifiées, etc.), il faut de l’argent. Face à une telle situation, les Mexicains du Nord ont appelé à la sécession il y a de cela quelques années ; et on retrouve le même problème en Allemagne, en Italie, en France, etc. De même, beaucoup de personnes reprochent à la ville de Toulouse de ne s’occuper que d’elle et de tourner le dos aux territoires voisins plus en marge. Cet argument s’accentue depuis que Toulouse est devenue une métropole ; certains s’interrogent sur la fin de la solidarité toulousaine, etc. Évidemment, c’est faux… Pour répondre à cette redistribution entre les territoires, les territoires périphériques de Toulouse demandent à la métropole un nouveau métro. Bilan de la construction : 2 milliards d’euros. Mais où trouve-t-on cet argent, sinon dans la métropole ? Et au bout d’un moment, les Toulousains risquent de crisser des dents. Mais la même chose se passe à Barcelone, en Italie du Nord, etc. Les régions riches ne veulent plus payer.

Reprenons la thèse des époux Pinçon et Pinçon-Charlot [6] : aujourd’hui, il y a une nouvelle conscience de classe : ce ne sont plus les ouvriers, les employés qui sont conscients de cette lutte… la lutte des classes, la lutte sociale (2e terme à prendre) n’existe plus. En réalité, ceux qui sont conscients de cette nouvelle lutte des classes, ce sont les riches. Au moment où l’on se surexcite sur l’égalité territoriale, les régions riches (même les bavarois !) expriment leur ras-le-bol de payer pour les régions pauvres… On est en train de monter une forme de « révolte soft » des régions riches. L’idée de « I want my money back » émerge ainsi progressivement.

Christophe TERRIER ouvre les questions à la salle.

QUESTION : Vous avez dit un moment que les régions riches n’ont plus besoin de régions pauvres… mais ne peut-on pas nuancer ce propos en parlant des aménités, des espaces de desserrement, du tourisme, nécessaires aux personnes qui peuples les régions très riches et très denses ? En même temps, vous êtes passés des régions riches qui n’ont pas besoin des régions pauvres à « les riches n’ont pas besoin des pauvres »… ne faut-il pas nuancer cela aussi ?

Laurent Davezies : j’aurais dû être plus précis, mais le temps est court. Concernant le premier point, vous avez tout à fait raison, il y a les aménités, le tourisme, etc. Paris a autant besoin de Sainte-Lucie ou des îles Baléares que de la Creuse ou de la Côte-d’Azur. On n’est pas forcé d’être solidaire avec un territoire qui représente de fortes fonctionnalités pour soit. Concernant votre remarque sur les riches et les pauvres, j’aurais dû en effet préciser que les riches n’ont plus besoin des pauvres de leur pays. Avant, le rapport riche/pauvre était un rapport capital/travail, un rapport entre deux entités complémentaires. Aujourd’hui, la lutte des classes a quitté l’entreprise pour se réunir Place de la République ; elle a quitté l’enjeu politique pour se manifester au grand jour dans les Nuits Debout. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus ce rapport de force entre riches et pauvres.

Philippe Estèbe : J’ajouterai à cela que les territoires riches ont besoin des territoires pauvres mais qu’ils n’en ont pas conscience. Les interdépendances se sont déplacées du domaine de la production dans d’autres domaines. Il se trouve néanmoins que ces autres domaines sont hors radar monétaire, hors radar PIB. Par exemple, la Fédération des communes forestières de France est en train de chiffrer le service qu’elle rend à la nation comme puits de carbone. L’idée, c’est soit d’être rémunéré par la nation pour cette fonction-là, soit par une forme de « deal » avec les villes, avec réciprocité et compensation… De ce point de vue là, l’enjeu des indicateurs de richesse est loin d’être neutre, y compris du point de vue de la redistribution classique. L’autre élément, c’est que le dynamisme des grandes villes est assez corrélé aux aménités, par exemple des résidences secondaires alentours… Là encore, les grandes villes n’ont que très vaguement conscience de ces interdépendances. Par ailleurs, les communes rurales sont restées dans leur coin, regardant davantage l’État plutôt que la ville voisine. Et tout l’enjeu est là : comment peut-on renouer un dialogue horizontal entre les territoires ?

QUESTION. Le pauvre de proximité, on en a quand même besoin : le riche n’est pas prêt à ramasser ses ordures et dans le restaurant, celui qui fait la plonge n’est pas non plus riche…

Laurent Davezies : C’est « l’armée de réserve » du capital, selon Marx. Les pauvres, les personnes peu qualifiées, ont un taux de chômage extraordinaire, donc on ne les paye pas cher du tout. Il n’y a plus aucun rapport de force. Le chômage de masse rend impossible le rapport de force entre capital et pauvres.

QUESTION (Michel Sivignon) : tout au long du raisonnement, on a presque évacué la notion du territoire, notamment les notions de territoire plein et de territoire vide. Prenons un exemple : lorsqu’on a une femme enceinte dans la Creuse, faut-il ramasser toutes les femmes enceintes du département et les amener dans l’hôpital proche qui a le bon statut… de même, on pourrait dans cette logique se demander s’il est légitime d’être enceinte lorsque l’on habite dans un hameau de 100 habitants. Le terme de légitime est important. Le « légitime » doit-il politiquement déboucher sur une certaine forme d’égalité ? Est-ce que c’est du ressort de la politique nationale d’en tenir compte ?

Philippe Estèbe : Pour moi, c’est une question centrale et très franco-française. Cette question ne se pose pas de la même manière dans les pays voisins. En effet, la population française est très largement répartie sur le territoire. Nous sommes donc « condamnés », d’une certaine manière, à continuer cette logique de discrimination positive en direction des territoires ruraux… parce qu’il y a l’éducation des enfants qui en jeu… mais l’autre élément, positif celui-ci : c’est que ce siècle et demi de redistribution entre les territoires a permis à la France d’être le seul pays à avoir aujourd’hui à la fois de l’espace et du service. De nombreux territoires autour de nous n’ont soit que peu d’espace mais beaucoup de services (les Pays-Bas, la Belgique…), soit beaucoup d’espace mais peu de services (les États-Unis, le Canada…). C’est un avantage comparatif en termes de tourisme, par exemple. Ainsi, quand les Anglais et les Néerlandais viennent s’installer dans les campagnes françaises, ils sont sidérés de voir que l’on peut acheter à la fois un lopin de terre et des services. Donc on ne dit pas « adieu à l’égalité des territoires », mais : « attention ! Danger ». Nous devons plutôt collectivement penser à comment nous allons renouveler ces formes de redistributions, parce que certaines mécanismes de la machine sont aujourd’hui un peu à bout…

Laurent Davezies : Philippe l’a très bien dit. La France est aujourd’hui très bien équipée. La France a un patrimoine naturel – c’est-à-dire « entretenu » – unique. Aux États-Unis, la femme enceinte qui habite au fin fond du désert texan devra parcourir 400 kilomètres avant d’atteindre le premier hôpital. Et personne ne s’en soucie. Prenons l’exemple des Accidents Vasculaires Cérébraux. Certains AVC nécessitent une intervention dans les 20 minutes pour éviter la mort. Selon que vous habitez à Paris ou dans le plateau des Millevaches, vous aurez plus ou moins de chance de vous en sortir. Mais derrière ces questions-là, n’y a-t-il pas le problème de la médecine corporatiste ? Si les infirmières pouvaient faire des gestes que les médecins refusent qu’elles fassent, cela changerait la donne. C’est donc avant tout cette frontière entre grande infirmière et petit médecin qu’il faut revoir, réexaminer, avant de parler d’inégalité entre les territoires.

QUESTION : est-ce que la réforme territoriale de la création des grandes régions va jouer un rôle quelconque dans la situation que vous avez décrite ?

Philippe Estèbe : il faut comprendre le légitimisme des acteurs territoriaux. Le fait d’avoir des grandes régions, ça ouvre le jeu territorial. Je suis toulousain donc je vais vous parler de la création Languedoc-Roussillon – Midi-Pyrénées. Les deux institutions régionales se détestent ; la fusion se fait très mal, c’est une catastrophe. En revanche, dès que le périmètre de la nouvelle région a été créé, les villes ont commencé à se rencontrer, les conseils de développement à échanger, et les universités – qui jusqu’alors se tournaient le dos – sont entrées en contact. Toulouse a commencé à s’intéresser au port du Narbonne… L’élargissement de l’espace régional ouvre ainsi le jeu territorial. Aurillac vient par exemple de passer un contrat avec Lyon : les deux villes sont désormais dans la même région ; l’un est chef-lieu rural, l’autre est une métropole : «  embrassons-nous ! », disent ces deux villes. Par exemple, moi, député d’Aurillac, j’essaye de savoir si je peux avoir des tarifs préférentiels ou des places retenues en cité U pour mes jeunes Aurillacois.e.s qui voudraient faire des études à Lyon. Tout cela permet un début de dialogue entre les territoires. Tout cela est permis en partie grâce à cette loi d’élargissement de l’espace régional. Cependant, il s’agit bien d’un bénéfice collatéral, car ces régions n’ont toujours aucun pouvoir et ne peuvent rien faire ; néanmoins, une aire de jeu s’ouvre.

Laurent Davezies : Cependant, cette loi sème quand même la zizanie. Lyon se penche aujourd’hui davantage sur Aurillac alors que les relations entre Lyon et Châlons-sur-Saône sont colossales. Les élus trouvent des idées pour se rendre utile… mais à quel coût doit-on trouver des idées ?

Philippe Estèbe : Aurillac est intéressant. Pour sortir de ce dilemme territoire/redistribution, il faut raisonner non pas en termes de territoires, mais en termes de trajectoires de personnes. Finalement, ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’égalité des territoires, c’est : en quoi l’équipement des territoires permet à des individus d’avoir des trajectoires de vie qui sont le plus positifs possibles ? Il faut qu’un territoire rural accepte de faire partir ses jeunes – quitte à ce qu’ils puissent ensuite revenir. Mais pour faire partir les jeunes, encore faut-il avoir une idée du système territorial dans lequel on se situe ; encore faut-il accepter qu’il y ait de la ressource dans les métropoles et encore faut-il vouloir aller la chercher. Il y a ici une mutation qu’il faut opérer. Il faut passer d’une lecture purement territoriale périmétrée (dans laquelle on essaye d’entasser dans son périmètre le maximum d’argent, d’équipement, de services, etc.) à une logique de trajectoires dans laquelle les territoires sont au service le plus possible des gens et de leurs cycles de vie. D’ailleurs, les métropoles sont dynamiques en grande partie parce qu’elles répondent à ces besoins d’entrées et de sorties de trajectoires, de cycles de vie. Toulouse, c’est 80 000 étudiants qui chaque année (r)entrent dans Toulouse et 70 000 qui en sortent (soit à peu près 10% de la population qui change chaque année). Ces territoires sont déjà dans une certaine administration de flux, ou d’hospitalité. Les territoires ruraux commencent à comprendre cela, en partie à travers le tourisme, et de plus en plus à travers la question de l’accueil, de l’attractivité…

QUESTION : Vous dîtes « Il y a des riches et des pauvres » ; « il y a des régions riches et des régions pauvres ; les premières n’ont pas besoin des deuxièmes, et inversement »… Mais ne faut-il pas trouver des indicateurs plus pertinents pour évaluer les relations actuelles entre les territoires ? Est-il vrai aujourd’hui que les régions riches n’ont pas besoin des régions pauvres. Dans les termes que vous indiquez, la réponse est : oui. Mais ces indicateurs que vous utilisez sont-ils bien les plus pertinents ?

Laurent Davezies : Quels sont ces indicateurs périmés dont vous parlez ? L’emploi, l’emploi salarié privé, la valeur ajoutée, le revenu, les impôts, l’argent… ? Arrêtons de dire que ces indicateurs sont périmés, car c’est caricatural et faux… Florence Jany-Catrice et Jean Gadret, de l’Université de Lille ont dit (après Amartya Sen), que ces indicateurs n’allaient pas [7] ; il fallait fabriquer des indicateurs synthétiques de développement humain et de santé sociale avec une vingtaine de variables : ils incluaient dedans l’échec scolaire, l’espérance de vie, la criminalité… Cette théorie met les individus au cœur de l’analyse. Résultats de l’analyse : les régions françaises sont d’abord divisées avec l’ancien indicateur, le PIB/habitant : la première de ces régions, évidemment, c’est l’Ile-de-France. Puis ils font une cartographie de la France avec leur nouvel indicateur, l’Indicateur de Santé Sociale (ISS) : en ISS, la première région, c’est le Limousin. Le Limousin… : 1er en Indicateur de Santé Sociale, 19e en PIB/habitant. Autrement dit, pour être heureux, adoptons le modèle Limousin, diminuons le PIB/habitant, diminuons les dépenses de 25%. Vivons comme le Limousin, qui vit sous perfusion, mais qui vit bien.

QUESTION : Il y a beaucoup d’indicateurs qui sont bons ; mais le référentiel n’est plus bon. Comme disait Philippe, l’avenir est moins dans les territoires que dans les trajectoires. Mais ces trajectoires ne doivent pas être à sens unique. Si Paris continue à pomper les intelligences, elle ne doit pas les garder pour elle mais envoyer ces intelligences créer des start-ups dans le Limousin, l’Auvergne, etc.

Laurent Davezies : Ce propos est à nuancer, car le boulot que j’ai trouvé sur Paris, je ne l’aurais jamais trouvé à Nancy, Périgueux ou Auxerre. Les emplois sont géographiquement ciblés sur une dizaine de territoires français : Blagnac-Toulouse, Lyon, Marseille-Fos, Nantes, Paris, le plateau de Saclay…

QUESTION : Vous parliez d’une forme de clivage urbain/rural au niveau du peuplement… Est-ce que la question de la décentralisation permettrait de réduire les clivages en réduisant notamment les inégalités territoriales ?

Philippe Estèbe : Vous avez raison, il faut sortir de cette guerre de Tous contre Chacun : « ce que tu gagnes, je le perds », cela n’a pas de sens. Il faut trouver d’autres manières de bâtir des relations entre les territoires. Cet enjeu peut se prêter à l’échelle régionale pour plusieurs raisons. Premièrement, Les régions doivent mettre au jour les effets de système invisibles entre les différents territoires, qui découlent à la fois des redistributions territoriales et des ressources apportées. Deuxièmement, il faut mettre en avant le discours qui se crée entre les territoires, tout en montrant les effets néfastes de la décentralisation, qui a exacerbé les tensions entre le rural et l’urbain (via l’appel à projets).

QUESTION : Emmanuelle Cosse, Ministre du Logement sous le gouvernement Valls, veut faire des logements une politique territorial : est-ce un échelon plus pertinent pour créer de l’égalité territoriale ?

Philippe Estèbe : A partir du moment où les personnes entrent et sortent sans cesse du territoire, aucun territoire n’est pertinent en tant que tel. Le problème est d’avoir des territoires « consistants », qui ont la capacité d’agir. De ce point de vue, décentraliser les politiques du logement signifie donner du pouvoir d’agir véritablement sur le marché du logement à des collectivités. Mais l’Etat déléguera-t-il ce pouvoir aux collectivités ? L’enjeu est là.

QUESTION : Peut-on enfin revenir sur le sujet des transferts sociaux. Vous disiez qu’il y a des trajectoires de vie. Or, la population des métropoles est plus jeune que celle des territoires ruraux (où il y a moins d’actifs), notamment parce que beaucoup de retraités des métropoles se retirent dans un milieu rural. Ainsi, une partie des transferts sociaux en termes de retraite et de santé, à l’avantage des territoires ruraux, tient justement à cette trajectoire de vie – d’autant plus que ces retraités ont longtemps cotisés et méritent de recevoir cette prestation sociale. J’aimerais savoir à quel point cette dimension temporelle et cette trajectoire de vie peut-elle être prise en compte dans ce type de raisonnement ?

Laurent Davezies : En effet, dans les transferts interterritoriaux, la question des retraites est centrale. Mais attention au mot « transfert » : les transferts interterritoriaux ne sont pas de même nature que les transferts sociaux. Il s’agit plutôt de circulation monétaire. Il y a trois ou quatre dimensions différentes dans les flux : il y a les systèmes de redistribution de développement territorial, les systèmes de circulation monétaire, les systèmes fonctionnels… Prenons l’exemple de la Corse : un Corse qui travaille en France et qui prend ensuite sa retraite en Corse finance lui-même la circulation monétaire entre la France et la Corse ! Attention donc à la confusion conceptuelle et aux couches statistiques dans l’analyse des flux monétaires.

Remerciements de Joseph Viney, président des Cafés Géographiques.

  1. François Dubet, Le travail des sociétés, Seuil, 2009 : « La fermeture d’un gare ou d’une école de village, les politiques de grandes villes, jouant leur propre carte, « l’envahissent » par les médias, les transformations des services publics, inversent le cours d’une l’histoire que l’on pouvait croire éternellement favorable au renforcement de la société nationale. Les mouvements sociaux eux-mêmes s’opposent moins à un adversaire de classe, perçu comme une bourgeoisie nationale, qu’ils ne manifestent un sentiment d’abandon et une perte de contrôle de la société sur elle-même. Il s’agit moins de transformer la société que de la défendre […] ».

  2. LOI n° 2010-123 du 9 février 2010 relative à l’entreprise publique La Poste et aux activités postales (1), disponible sur le site du gouvernement : https://www.legifrance.gouv.fr.

  3. Philippe Estèbe, L’égalité des territoires. Une passion française. Coll. La ville en débat, PUF, 2015, 88 p., 11 euros.

  4. Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial. Le grand malaise des nations. La République des idées-Le Seuil, 2015, 101 p., 11,80 euros.

  5. Disponible en ligne sur le site : http://www.securite-sociale.fr/Haut-conseil-de-financement-de-la-protection-sociale

  6. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2014, 272 p., 1re édition 2013.

  7. Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesses. Coll. Repères, éd. La Découverte, 2005, 123 p., 7,90 euros