
Daniel Oster, Emmanuelle Loyer, Jean-Louis Tissier. Photo de Denis Wolff
Pour traiter ce vaste sujet, « Géographie et littérature », nous avons reçu au Café de Flore ce mardi 29 avril une historienne, Emmanuelle Loyer, spécialiste d’histoire culturelle à Sciences Po Paris, et un géographe, Jean-Louis Tissier, professeur émérite à Paris1 Panthéon-Sorbonne, qui a notamment beaucoup travaillé sur l’œuvre littéraire de Julien Gracq. Ce Café a porté plus particulièrement sur L’impitoyable aujourd’hui, essai écrit par E. Loyer pendant le confinement.
L’historienne explique qu’elle a emprunté son titre à Jean Guéhenno qui a anticipé la défaite de 1940 et vécu un présent cataclysmique. Celui-ci évoque la façon dont chaque génération est orpheline de son passé, ce dont témoignent les changements urbains et la disparition progressive des us et coutumes du monde rural traditionnel.
J.-L. Tissier cite le chapitre 14, « Halluciner l’histoire », qui montre une histoire confrontée en permanence à des catastrophes qui sont de différents types (guerres, génocides…). La dernière d’entre elles a été la crise sanitaire, imposant un confinement qui a été accompagné de livres. Ces livres ont joué le rôle de « vaccins ». Nous vivons actuellement un moment incertain de l’anthropocène.
E. Loyer explique que ses tropismes géographiques sont essentiellement européens (Italie, Allemagne…) avec quelques embardées transatlantiques. Elle est en effet profondément imprégnée de l’œuvre de Lévi-Strauss (1), mais aussi de celles de Fernand Braudel et de Patrick Leigh Fermor, remarquable écrivain-voyageur britannique (1915-2011), qui prend l’Europe en écharpe entre géographie et littérature.
Pour J.-L. Tissier, les tropismes se situent au Mezzogiorno, dans le Black Country anglais, sur la Drina (2) et sur la montagne héroïque des Arméniens. Il est aussi très marqué par l’œuvre de W. G. Sebald (1944-2001) qui, dans Les Anneaux de Saturne, traite du récit de voyage, du mythe et des mémoires. Dans ce dernier livre, le marcheur-rêveur érudit décrit minutieusement les paysages quasi-déserts de l’East Anglia tout en rappelant combien ils sont chargés d’histoire.
D. Oster interroge les intervenants sur les relations entre sciences et littérature, telles qu’elles ont été traitées par Vincent Debaene dans son ouvrage L’adieu au voyage (3).
E. Loyer explique que V. Debaene décortique les rapports entre littérature et géographie et étudie le statut de l’anthropologie. A la fin du XIXe siècle il y avait concurrence entre littérature et sciences sociales. Tristes Tropiques, publié par l’ethnologue Lévi-Strauss (4), a failli avoir le prix Goncourt, ce qui témoigne du statut indécis de ce livre.
Les premières études ethnologiques du XIXe siècle montrent un monde paysan en train de disparaître, ce qu’ont bien exposé certains romans comme La Petite Fadette de George Sand parue en 1849. Ce « roman champêtre » ajoute à la fiction toute une richesse folklorique et invente sa propre langue à partir des parlers berrichons (5).
D. Oster demande à J.-L. T. de développer ce qui le passionne dans Les Anneaux de Saturne déjà évoqués (6).
Pour J.-L.Tissier, la découverte de W.G. Sebald a été un choc littéraire. Cet écrivain allemand qui a vécu en Angleterre a fait des enquêtes ayant valeur fictionnelle. Il joue sur les noms de lieux et incorpore au livre sa pratique de l’espace. Le monde construit par Sebald est un monde transeuropéen : la « Sebaldie ».
D. Oster interroge E. L. sur les Vies minuscules de Pierre Michon (7) qui intègrent beaucoup de géographie.
D. Loyer répond que P. Michon est très marqué par sa terre natale, cette région très pauvre de la Marche où s’effectue le passage entre langue d’oc et langue d’oïl (8). Son ouvrage est à la fois un roman littéraire et un livre de sciences humaines. Il s’intéresse aux bas-fonds, aux marges, aux « culs-terreux » … Dans sa présentation d’une « ruralité exotique », il fait l’ethnologie du pauvre proche. E. L. précise : « c’est ainsi qu’il les célèbre, par une poétique du milieu pauvre… ».
Sur le thème de l’ethnologie du proche, on peut aussi citer La Fin des paysans d’Henri Mendras (9). Cette ethnologie du proche est souvent le fait des femmes. On en a un exemple avec l’étude que quatre ethnologues ont menée à Minot (10) dans les années 1970 portant particulièrement sur les relations de parenté et les représentations de l’histoire locale.
A ce propos D. Oster cite le chapitre 1 de la première partie (« Mondes d’hier, savoirs du crépuscule ») de l’ouvrage d’E. Loyer, où elle rapproche Le Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper (11) de Dersou Ouzala de Vladimir Arseniev (12). Autant que l’ethnologie, la littérature réussit dans ces deux cas à montrer la disparition d’un monde, celui de la communauté, Mohican pour le premier, et Golde pour le second.
Daniel Oster remarque que Julien Gracq a eu beaucoup d’influence sur le travail d’E. Loyer.
En approbation de cette remarque, J.-L. Tissier cite Les Eaux étroites (13) qui rassemblent huit petits essais sur le cours de l’Evre, petit affluent de la Loire. De nombreux souvenirs d’enfance de l’auteur prennent place dans cette vallée étroite aux versants abrupts figurant les rangées de sa bibliothèque. Cette vallée représente un moment heureux de la vie de l’auteur.
Gracq montre que le rapport de l’homme à la nature est médiatisé (polders, ponts, tunnels…), on peut parler d’un « quaternaire historique ». Il développe le thème du basculement du monde dans les années 1970 alors que certaines espèces disparaissent. Son séjour aux Etats-Unis à l’Université du Wisconsin en 1970 lui fait découvrir la nature à une autre échelle.
E. Loyer rappelle que parler de Gracq c’est parler de beaucoup de choses. La littérature permet d’enrichir notre rapport au monde. Elle recommande la lecture d’Une femme à Berlin de Marta Hillers (14) qui raconte les viols des femmes allemandes par les soldats de l’Armée Rouge à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
QUESTIONS DE LA SALLE
1. Gilles Fumey indique que « Paysage urbain de Besançon chez Stendhal et Balzac » a été proposé comme sujet de maîtrise.
E. Loyer explique qu’il y eut en France une sacralisation de la littérature, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Mais un commentaire de géographie peut être aussi profond qu’un commentaire de poème.
2. Henry Jacolin rappelle que la Drina qui a été citée (roman de Ivo Andric) a servi de frontière entre l’empire d’Orient et l’empire d’Occident. Il rappelle aussi les ouvrages de Panaït Istrati, de Joseph Roth, de Lampedusa…
OUVRAGES CITES PENDANT LE CAFE GEO :
- Voir E. LOYER, Claude Lévi Strauss, Flammarion, 2015. Cette biographie a reçu le prix Femina Essai.
- Lire Le pont sur la Drina d’Ivo ANDRIC, 1945, traduction française de Pascale Delpech, Belfond,1999
- Vincent DEBAENE, L’adieu au voyage, Gallimard, 2010
- Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955
- La petite Fadette vit dans l’aire linguistique du Croissant, aire de transition entre langue d’oïl et occitan.
- G. SEBALD, Les Anneaux de Saturne, 1995, traduction française chez Actes Sud, 1999.
- Pierre MICHON, Vies minuscules, Gallimard, 1984.
- La Marche est une ancienne province française qui se trouve aujourd’hui en Creuse et en Haute-Vienne. La Marche décrite par Pierre Michon s’inscrit précisément dans un triangle géographique de la Creuse entre Guéret, La Souterraine et Bourganeuf.
- Henri MENDRAS, La Fin des paysans, Editions Sédéis, 1967
- Le village de Minot se trouve en Bourgogne du Nord
- F. COOPER, Le Dernier des Mohicans, 1826, dernière édition française Gallmeister, 2020
- Vladimir ARSENIEV, Dersou Ouzala, 1921, édition française Payot 1939
- Julien GRACQ, Les Eaux étroites, José Corti, 1976
- Marta HILLERS, Une femme à Berlin, 1955, version française Gallimard, 2006
Michèle Vignaux, mai 2025