La Normandie d’Annie Ernaux

Même si le dernier livre d’Annie Ernaux a pour titre Le vrai lieu (Gallimard, 2014), le lecteur géographe de cet écrivain n’est sans doute pas le mieux placé pour appréhender une œuvre qui, pour l’essentiel, instaure un jeu de regards des classes sociales les unes sur les autres. Pourtant, l’espace joue un rôle important dans cette œuvre qui n’entend pas saisir la particularité d’une expérience mais, au contraire, sa « généralité indicible ».

Après trois livres d’inspiration autobiographique, Annie Ernaux publie en 1984 La place, un récit qui marque une rupture essentielle dans son travail d’écriture. Dans cette œuvre sur le père, l’écrivain jette le masque de l’affabulation romanesque pour partir à la recherche d’une vérité objective, plus précisément pour mettre en évidence les signes d’une réalité familiale. Et pour cela, les lieux et l’espace participent à la compréhension de la quête.

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 La campagne cauchoise

Dans La place, la campagne constitue la terre des origines, celle de la famille paternelle.

« L’histoire commence quelques mois avant le vingtième siècle, dans un village du pays de Caux, à vingt-cinq kilomètres de la mer. (…) Mon grand-père travaillait donc dans une ferme comme charretier. (…) Comme les autres femmes du village, elle (ma grand-mère) tissait chez elle pour le compte d’une fabrique de Rouen (…) »

Jamais décrit pour lui-même, l’espace n’intervient que dans la mesure où il influe sur les personnages. Le père a vécu dans une famille de paysans pauvres pour qui l’environnement rural est avant tout celui du travail et d’une existence difficile. La nature n’a rien de bucolique, il faut la dompter et l’exploiter pour survivre.

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L’ « entrée dans le monde »

Le père de l’écrivain découvre « le monde » grâce au service militaire.

« Par le régiment mon père est entré dans le monde. Paris, le métro, une ville de Lorraine (…). Au retour, il n’a plus voulu retourner dans la culture. Il a toujours appelé ainsi le travail de la terre, l’autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile. »

L’ « entrée dans le monde », c’est donc la découverte de la ville puis l’installation dans celle-ci : après le régiment, le travail à l’usine et le logement des débuts à Yvetot, puis la première expérience de commerçant-ouvrier à Lillebonne, autre petite ville du pays de Caux où est née Annie Ernaux en 1940.

« L…, à trente kilomètres du Havre (…) Un ghetto ouvrier construit autour d’une usine textile, l’une des plus grosses de la région jusqu’aux années cinquante (…) Au fond de la combe, l’unique café-épicerie de la Vallée. »

Yvetot : l’installation définitive à la ville

Au lendemain de la guerre, l’installation à Yvetot marque le choix définitif de la ville, une ville en partie détruite par les bombardements et qui va connaître des décennies de transformations au rythme de la modernisation du territoire français pendant les « trente glorieuses ». Mais le choix de la deuxième expérience commerciale des parents de l’auteur se porte sur un café-épicerie situé dans un quartier périphérique d’Yvetot, entre la « vraie ville » (le centre détruit en 1945) et la campagne.

« Ils ont trouvé un fonds de café-épicerie-boisson-charbons dans un quartier décentré, à mi-chemin de la gare et de l’hospice. (…) Il y avait plusieurs cafés proches du sien, mais pas d’autre alimentation dans un large rayon. »

 Dans ce quartier décentré, le café-épicerie représente le centre de la vie familiale, d’autant plus que la topographie de la demeure ne permet pas de séparer nettement les locaux  du travail et les pièces de la sphère privée.

« Au rez-de-chaussée, l’alimentation communiquait avec le café par une pièce minuscule où débouchait l’escalier pour les chambres et le grenier. Bien qu’elle soit devenue la c
uisine, les clients ont toujours utilisé cette pièce comme passage entre l’épicerie et le café. »

Les parents d’Annie Ernaux quittent rarement leur lieu de vie et de travail sauf le dimanche et deux jours en été pour aller chez des amis et visiter Lisieux. Lorsque leur condition s’améliore dans cette France qui se modernise, ils peuvent emmener leur fille un été pendant trois jours dans la famille au bord de la mer. Rouen, la grande ville proche, est quasiment inaccessible.

Regards sur la Normandie des origines

Annie Ernaux écrit La place à Cergy, la « ville nouvelle » située au nord-ouest de Paris où elle s’est installée en 1975. Elle se souvient des lieux éloignés de sa Normandie matricielle : Londres, le premier séjour étranger pendant ses années universitaires » ; Annecy, où elle a vécu les premières années de sa vie de femme mariée et enfin, Cergy où elle vit désormais en revendiquant son indépendance.

C’est en 2012 seulement qu’elle accepte, avec beaucoup de réticence, de revenir à Yvetot pour une conférence évoquant le lien qui unit son écriture et sa mémoire de la ville de son enfance et de sa jeunesse.[1]

Vue aérienne d’Yvetot. La petite ville normande où Annie Ernaux a vécu l’essentiel de son enfance et son adolescence compte aujourd’hui plus de 11 000 habitants, elle a beaucoup changé depuis les années 1960.

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Daniel Oster, février 2015

 

[1] Ce retour d’Annie Ernaux dans la ville de son enfance a donné lieu à une publication, Retour à Yvetot (Editions du Mauconduit, 2013)