La vie domestique (Isabelle Czajka)
France, Octobre 2013, 1h33

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Desperate périurbain

« Domaine du grand parc », indiquent des lettres posées sur un  panneau de bois, tandis que la voiture emprunte l’allée. Il ressemble étrangement à celui planté par le générique de la série télévisée américaine Weeds (1) à l’entrée d’« Agrestic », la gated community qui sert d’environnement aux deux premières saisons

Juliette et son mari rentrent d’un diner chez un voisin, chef d’une entreprise de photocopieuse et caricature de misogynie affable. Il a remis Juliette a sa place, celle d’une Desperate Housewife dont la seule ambition devrait être de s’ « occuper ».

Il fait nuit, la voiture progresse. On ne voit rien encore du cadre que le film va progressivement définir et indurer, celui d’un lotissement périurbain cossu, d’un espace social agissant comme une nasse sur notre captive  volontaire à son corps défendant  jouée par Emmanuelle Devos.

Le cinéma français figure-t-il les espaces périurbains avec la focale de la fiction états-unienne?

Intéressant incipit, qui semble, en effet,  rejouer, un mouvement  qui caractérise une partie du cinéma français que l’on a pu déjà pointer dans la rubrique « films » des Cafés Géo. Les (grandes) périphéries urbaines sont progressivement (re)mises en lumière et deviennent l’objet d’un front pionnier fictionnel auquel on pourrait associer maintenant un corpus relativement cohérent de films récents : de Podium (Y. Moix) au Grand Soir (B. Délépine), en passant par les Lisières (G. Bajard), les Herbes folles (A. Resnais), ou encore Je vais bien ne t’en fais pas (P. Lioret) sans la parler de Dans la maison (F. Ozon). Tous ces films donnent une forme cinématographique à ce que certains considèrent comme l’informe urbain, la « France moche » (2) pour aller vite. Au sein de ce corpus, la Vie Domestique semble, à première vue et plus que les autres transposer les discours issus des séries télévisées états-uniennes : l’œil du soupçon qui pèse au moins depuis The Sopranos (1999), sur le rêve de la Suburban way of life (3).

Habiter l’inhabitable

L’élément perturbateur qui fait le film, c’est elle, Juliette, ancienne professeure de Lettres dans le secondaire, fraîchement installée en pavillon avec sa famille. Ses aspirations professionnelles -travailler dans l’édition- et son investissement social -elle aide des lycéennes en difficulté en animant un atelier littéraire dans un lycée voisin- tranchent avec la norme périurbaine dans laquelle se fondent les femmes d’intérieures rencontrées au fil du film. Ce fil, cette chaîne devrait-on dire, s’étale sur une journée presque banale d’obligations domestiques et de rendez-vous ratés. Isabelle Czajka la suit nettoyer la table de petit déjeuner, faire la lessive, les courses, chercher les enfants et dresse spatialement l’enfermement. La cuisine américaine, les grilles du square, les allées du centre commercial  Val D’Europe assignent son corps à territoire sur le  mode d’une géographie fractale ou la logique des espaces domestiques produite par la caméra répond en écho à celle des espaces extérieurs. Le caractère fermé de ces espaces contrastent en apparence avec les plans récurrents sur les paysages du parc attenant au lotissement. Ces plans, pourtant, pointent la quête vaine d’une proximité à la «  Nature » toute aussi  artificielle que ces salons équipés où l’on débat, entre copines, des qualités respectives des dosettes Nespresso. Une « Nature » se révélant, d’ailleurs, un horizon trompeur qui abrite les pires secrets. Au-delà, soit le reste du monde, est réduit à l’état de bruits : les images télévisées de la famine en Somalie, les rumeurs circulant sur la « cité » voisine qui restera un espace invisible, surtout, les messages radios « alerte enlèvement » entendus le temps des trajets en voiture. Ces bruits nourrissent une tension permanente et paradoxale. Ils résonnent avec les violences qui y émergent quand on ne l’attend pas, celle brutale du 4X4 aveugle qui manque d’écraser une enfant devant l’école, celle verbale et symbolique entre les personnages. On reconnaîtra là un certain nombre de pièces à conviction versées dans le procès des insoutenables espaces périurbains ici en France et ailleurs aux Etats-Unis (4). C’est pourtant, dans le film, moins l’espace qui aliène Juliette que le temps et  les rythmes qui s’imposent à elle. Son acte de résistance, Juliette le mène, dans la cuisine, le temps d’une cigarette.

Géo archétype

Isabelle Czajka dépeint, au féminin, un désespérant périurbain et reprend pour se faire un certain nombre de thèmes projetés de manière récurrente aujourd’hui sur ces types d’espaces. Un condensé de critiques qui dépasse nettement les séries télévisées, qui s’appuie aussi sur la littérature (le film est d’ailleurs une adaptation du roman Arlington Park de l’auteure féministe britannique Rachel Cusk), sur le cinéma (la cinéaste cite le Safe de Todd Haynes comme influence) et sur certains discours médiatiques et intellectuels qui semblent être autant de trames qu’elle utilise pour définir les contours de son sujet : un geo-archetype. Certains trouveront ainsi le film caricatural, d’autres acide et lucide. Il nous renvoie, par la clarté, parfois didactique, de son propos, à la « controverse » (5) autour des regards portés (entre autres par les géographes) sur les espaces périurbains. Choisissant le procès plutôt que le process périurbain,  le film assume un portrait à charge et témoigne d’une réflexivité ouvertement critique sur la fabrique urbaine quand il place au sein de sa galerie de personnages mâles -peut être le pire, Bertrand- un des architectes du Grand Paris. Néanmoins, il donne à voir une expérience spatiale finalement possible au sein d’un espace étrangement réel et irréel, d’un cadre socio-spatial moins théâtral que le Wisteria Lane de Desperate Housewives. Finalement, peut-être qu’avant de « réhabiliter le périurbain », le cinéma français a peut être besoin, d’abord, de l’habiter.

                                                                                                              Bertrand Pleven (ESPE, Géographie-Cités)

 

1. Série crée par J. Kohan en 2005 pour la chaîne Showtime. Les trois premières saisons se déroulent dans la suburb de Los Angeles.

2. Pour reprendre le titre célèbre de la une de Télérama de septembre 2010. Merci à Arnaud Brennetot (IDEES) d’avoir attiré mon attention sur les débats polémiques auxquels elle a pu donner  lieu.

3. Voir à ce propos,  Subversive suburbia: L’effondrement du mythe de la banlieue résidentielle dans les séries américaines, http://www.univ-lehavre.fr/ulh_services/IMG/pdf/1_Subversive_suburbia-2.pdf.

4. On faire référence ici à l’état des lieux dressé sur cette question par l’ouvrage dirigé par Lionel Rougé (et al.) Réhabiliter le périurbain, paru en septembre 2013aux Editions Loco et plus particulièrement l’introduction, « Les espaces périurbains : des territoires d’avenir » (p. 8-9).

5. Le terme est emprunté à la bibliographie de Réhabiliter le périurbain, comment vivre et bouger durablement dans ces territoires.

Pour aller plus loin :

Rougé, L., Gay, C., Landriève, S., Lefranc-Morin, Nicolas, C. (dir.), Réhabiliter le périurbain, comment vivre et bouger durablement dans ces territoires ? Loco, Forum vies Mobiles, 2013.

France Culture, La Grande Table, émission présentée par Caroline Broué, un excellent entretien avec Isabelle Czajka,  http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4708508 où il est notamment question de centres et de périphéries et d’urbanisme.