Café géo du mardi 18 octobre 2016 avec Magali Reghezza-Zitt, maître de conférences à l’ENS Ulm
Au programme du Café du jour : la notion de risque naturel. S’il est connu qu’elle attire les (jeunes) chercheurs autant qu’elle capte les fonds, elle sera traitée et discutée en présence d’une des chefs de file de la spécialité en France. Auteure de nombreux ouvrages consacrés à la question, dont deux issus de ses travaux de thèse, engagée dans plusieurs programmes de recherche commandés par des collectivités – Magali Reghezza travaille en ce moment à Paris sur les risques d’inondation – elle est en même temps maître de conférences habilitée à diriger des recherches de géographie à l’ENS Ulm où elle assure notamment les cours de préparation à l’agrégation. Ses multiples casquettes devaient toutes être mobilisées dans cette intervention dynamique représentative de ses compétences « d’experte » et de pédagogue, mais surtout de sa capacité à les mobiliser simultanément dans un discours particulièrement abondant qui complique la tâche d’en rendre compte.
Puisqu’on concentrera surtout nos efforts de synthèse sur les manières dont Magali Reghezza a abordé et traité la thématique ce soir-là (car ce sont elles qui ont fait (le) débat) il faut d’abord comprendre la manière dont l’animatrice de la séance, Elisabeth Bonnet-Pineau, l’a problématisée. Elle a mis en lumière deux paradoxes : d’une part, la « recrudescence des catastrophes » en 2015, signalée par le CRED dans son dernier rapport, alors même que la connaissance et les techniques de prévention des risques semblent s’améliorer ; d’autre part, la contradiction intrinsèque entre la fréquence et l’intensité des catastrophes « naturelles » (les sécheresses s’avérant, d’après le CRED, les plus meurtrières d’entre elles à l’échelle de la planète). Le propos est déjà appelé à dépasser le sujet des « risques naturels en France », ce qu’a confirmé le déroulement de la séance : l’intervenante s’est en effet bien attachée à déconstruire, à l’aune d’un argumentaire pragmatique et précis, chacune des notions contenues dans le sujet de départ, dont il s’agissait d’évaluer le sens et la pertinence et, peut-être, de calmer les inquiétudes éventuelles dues, pour leur plus grande part, à un court-circuitage terminologique entre le « risque » et la « catastrophe » dont le public a pu s’extraire.
Des mots pour les risques, au(x) risque(s) des mots : la géographie des risques à l’heure du paradigme de la complexité.
Magali Reghezza propose d’entrer dans le sujet par l’épistémologie, suggérant ainsi que l’existence de telles problématiques, en sciences comme en société, s’explique au moins en partie par l’empilement des concepts relatifs aux risques en Géographie. Elle veut montrer, d’une part, que le champ d’étude des risques est à la mesure de ce que la Géographie en a fait : « la façon de traiter l’objet risque en Géographie montre que la discipline est vivante, qu’elle évolue (…). Et les débats qui s’y jouent se retrouvent point par point dans la façon d’envisager les risques ». Ainsi décèle-t-on, dans les premières (quand ? Elle ne les datera pas) approches des risques, l’empreinte structurelle et structurante de la discipline, des « géographes physiciens » qui s’attachent dès les années 1970 d’abord à comprendre leur paramétrage « naturel », préalable indispensable à la compréhension de ce qu’on qualifie alors parfois « nuisance » ou de danger ; par la suite, à l’heure où la géographie physique se renouvelle en une « géographie de l’environnement », les géographes insistent sur le rôle de l’anthropisation dans la transformation des processus physiques, sur l’importance des sociétés dans la fabrique des risques dits naturels, et cherchent in fine à dénaturaliser les catastrophes.
Cette dénaturalisation des risques et des catastrophes passe en particulier par le recours à des notions de vulnérabilité et d’exposition, deux notions qui permettent d’introduire la dimension spatiale des risques et de penser les relations complexes qu’entretiennent les sociétés avec les risques. La vulnérabilité permet notamment de comprendre les facteurs qui font inévitablement varier l’intensité des désastres que les aléas peuvent engendrer. L’approche par les seuls aléas est ainsi jugée insuffisante par les géographes. Alors que leur discipline s’ouvre largement aux apports des sciences sociales et s’affirme en même temps comme telle, la géographie des risques commence à prendre en compte et à mettre en rapport un ensemble étendu et diversifié de facteurs : des facteurs sociaux (l’âge, la classe, la « race »); des facteurs biophysiques, toujours; et des facteurs spatiaux, enfin, avec le recours à la notion de territoire, terme sur lequel elle insistera longuement. Le territoire, qui, pour reprendre les analyses de C. Grataloup, constitue un troisième moment paradigmatique de la géographie, après le milieu et l’espace, permet en effet d’intégrer les différentes approches des risques : approches biophysiques et naturalistes à partir de sa matérialité, approches politiques et géopolitiques, approches sociales, approches spatiales. Parler par exemple de « territoires du risque » ou de « vulnérabilité territoriales » demande de croiser les dimensions biophysiques, socio-économiques (individuelles et collectives), politiques et géopolitiques, spatiales, des risques. Dans l’approche de Magali Reghezza, le territoire constitue un « système spatial complexe » qui permet saisir ces différents facteurs et leurs interactions. Les géographes insistent en particulier sur la coévolution entre risque et territoire ou encore sur la territorialisation des politiques de gestion, c’est-à-dire le fait que les risques font l’objet de décisions politiques appliquées à une portion d’espace jugée pertinente car cohérente avec les objectifs de l’action.
De l’amphithéâtre universitaire au théâtre d’opérations, du laboratoire au Café, ils sont tenus d’adapter l’emploi de leurs outils, et en particulier du langage, à des publics qui expriment une demande aussi intense que variée. Elle l’indique en tant que professeur : le potentiel heuristique et pédagogique de l’entrée par les risques est grand et attrayant pour les géographes soucieux que leurs publics comprennent les dynamiques spatiales des sociétés contemporaines ; ces publics doivent s’en saisir comme « approche/accroche », ce qui demande, en contrepartie, « un effort considérable de précision des notions » en raison des enjeux politiques que la discussion soulève.
Magali Reghezza le montre à travers la notion de résilience, sur la place de laquelle Elisabeth Bonnet-Pineau la questionne. Cette notion, assez « floue et élastique » pour permettre à tout le monde d’être d’accord dans les milieux scientifiques et politiques qui l’emploient à foison, est en même temps contradictoire, en français, avec le sens du verbe « résilier ». La notion de résilience, née d’un emprunt à la physique des années 1920, a fortement agité la communauté des géographes spécialisés dans les risques. Partant d’un constat empirique (« même Pompéi n’a pas définitivement disparu après la catastrophe ! , et de manière plus marquante encore, elle a continué d’évoluer »), certains scientifiques et praticiens ont fait l’hypothèse que les sociétés auraient développé « des facultés, des capacités, des compétences » (elle signale, sans s’étendre, que ce n’est pas la même chose), leur permettant de s’en sortir. Si l’on parvient à les identifier et à les reproduire, alors on pourra optimiser la réponse des sociétés aux menaces, crises et désastres. Au départ, la notion semble prometteuse : elle permet de dépasser l’échec des politiques de prévention qui visaient à éradiquer les menaces par la mitigation (atténuation) des aléas, l’érection de barrières de protection ou encore le renforcement de la résistance physique des personnes et des biens exposés. Mais en pratique, on remarque qu’elle sert d’abord à perpétuer, reproduire, des pratiques dominantes : en particulier, la réduction de la vulnérabilité demande à un moment donné d’examiner les causes structurelles de la fragilité des sociétés et des individus. Son étude conduit à une critique des rapports de dominations, des inégalités sociales et politiques. La résilience est au contraire très souvent utilisée pour faire l’économie de cette critique : entrer dans le référentiel de la résilience, c’est d’une certaine façon accepter l’inéluctabilité des chocs et perturbations au nom d’une incertitude et une instabilité structurelle du Monde et de l’existence. Peu importe que l’on soit vulnérable (et a fortiori qu’on se demande pourquoi l’on est vulnérable), le tout est d’être ou de devenir résilient.
En ce sens, beaucoup de chercheurs ont critiqué la résilience en montrant qu’elle s’inscrivait dans un référentiel néo-libéral qui ne dit pas son nom : la résilience mobilise en particulier les valeurs de l’auto-organisation, de flexibilité, d’adaptabilité. Elle met l’accent sur l’individu, du comportement duquel dépend la résilience d’un ensemble. En lui donnant « les moyens de se prendre en charge, » on rend l’individu responsable d’adopter, face aux risques, les « bons comportements » qui le sauveront. Cela sous-entend que ceux qui viendraient malgré tout à être touchés, qui restent donc vulnérables, et qui sont incapables de se relever se sont « mal comportés » – sont en quelque sorte « irresponsables » – vis-à-vis d’eux et de la société. La normativité de ce raisonnement effectue bien une distinction morale entre les individus se comportant « comme il faut » et ceux qui n’appliquent pas ces prescriptions. C’est oublier les conditions d’exercice des capacités d’adaptation, en particulier les inégalités multiples qui font que les individus n’ont pas toujours le choix, la possibilité, la liberté, de s’adapter, d’être actifs, de se prendre en charge. En plaçant les « vulnérables» du côté des « irresponsables », en vertu du principe de responsabilité ou d’empowerment défendu dans les politiques de prévention des catastrophes, on oublie à nouveau les causes structurelles des désastres, les responsabilités politiques, économiques, etc.. Magali Reghezza lit ces inégalités de traitement de la victime au singulier dans les images des catastrophes, qui opèrent, après coup, un classement des « touchés » sous les figures dichotomiques de la victime « désirable », incarnée par celui qui travaille, sourire aux lèvres, à relever les ruines, et de l’ « indésirable », la victime passive, tributaires des secours. Par la résilience, Magali Reghezza montre toute la difficulté à utiliser, dans le langage scientifique et à des fins souvent techniques, un terme dont l’usage tous azimuts, l’amplitude sémantique et la charge connotative ouvre à « une lecture morale des catastrophes ». Réflexive jusqu’au bout, elle avertit les professeurs : « quand on enseigne les risques, on enseigne aussi une idéologie ».
Katrina, Sendai, inondations de 1910 : une praxéologie[1] tous-terrains des risques.
Dans un deuxième temps de l’intervention, Elisabeth Bonnet-Pineau propose à Magali Reghezza l’étude de quelques cas pratiques célèbres, pris à l’échelle du monde. Plus qu’un recensement des pratiques dans le cadre d’une étude comparative avec la France – cela aurait pu tout à fait être le cas – l’intervenante pratique une pédagogie de la déconstruction et de l’explicitation des phénomènes. Manière de faire prendre conscience au public de leur complexité, mais aussi de livrer – c’est peut-être ce qui a fait tout l’intérêt du Café – un point de vue personnel et expert de ces pratiques. Sur Katrina, elle poursuit son analyse épistémologique : « Katrina a permis aux géographes anglo-saxons de théoriser la résilience ». La Nouvelle-Orléans a constitué un laboratoire de la résilience. La thèse de Julie Hernandez dont elle recommande vivement la lecture[2] montre à quel point les architectes, les urbanistes, les chercheurs, ont élaboré de multiples projets de reconstruction de la ville dont certains ont pu s’apparenter à des utopies urbaines. Puis elle devient analyste, invalidant un certain nombre d’idées reçues sur la catastrophe. Julie Hernandez a par exemple montré que des quartiers riches avaient été fortement touchés par la catastrophe et d’une lecture purement raciale ou sociale des inondations était insuffisante. Plusieurs recherches rappellent les différences de comportement des individus à l’intérieur des différents groupes sociaux en fonction de leur accès à la mobilité (« ceux qui sont restés » n’avaient pas de voiture…) ou leur rapport à l’institution (… « ou attendaient les chèques de l’aide sociale ou leur paie»). L’analyse fine des vulnérabilités montre que la corrélation systématique entre exposition/« bas de l’échelle sociale » demande à être fortement nuancée et qu’il faut prendre en compte la complexité sociale de la population de la Nouvelle-Orléans au-delà du simple clivage Blancs/Noirs.
Le cas de la Nouvelle-Orléans peut aussi apporter des éléments pour nourrir la réflexion sur la « lecture morale de la catastrophe » : la reconstruction de la ville a mobilisé des discours sur la durabilité, la résilience devenant synonyme de ville plus sûre, plus juste, plus écologique. Mais en pratique, elle s’est souvent opérée plus ou moins explicitement contre la réinstallation de ceux qui n’incarnaient pas cette ambition. Les inégalités en sont ressorties souvent plus criantes, avec une exclusion des plus faibles (pauvres, personnes âgées, malades mentaux, etc.). La résilience est ainsi ambivalente avec des points très positifs, mis en avant par les édiles et les pouvoirs locaux, et des points bien plus négatifs. Magali Reghezza interroge, à travers ce cas qui lui permet de montrer l’influence du traitement politique de la catastrophe sur la trajectoire d’un territoire, le sens même de la résilience. La résilience d’un territoire toujours à un moment donné un discours. Elle est évaluée mais aussi en partie décidée en fonction de critères qui prélèvent, à l’intérieur d’un espace, les aspects qu’on veut voir résilients et ceux dont la disparition serait préférable. La résilience est aussi vendue comme l’atout majeur d’un territoire qui est d’une certaine façon capable de maîtriser les incertitudes. Appartenir à un réseau de villes résilientes, c’est la garantie de recevoir des fonds et des moyens spécifiques pour la recherche en matière de prévention des risques, bien sûr, mais surtout celle de conditions favorables à la construction d’une image attractive pour un territoire qui aura su, au moins dans le discours, composer avec la vulnérabilité.
Sur la « culture du risque », Magali Reghezza construit un argumentaire tout aussi complexe, visant moins à déconstruire brutalement qu’à interroger un certain nombre de postulats, dont celui d’Elisabeth Bonnet-Pineau : la sensibilisation et l’éducation aux risques au Japon limiteraient l’ampleur des pertes humaines. Pour Magali Reghezza, il faut d’abord bien s’entendre sur ce qu’on entend par culture du risque: les sociologues, qui étudient la culture du risque en tentant de distinguer des dispositions individuelles ou collectives (« le goût du risque », par exemple), ne lui donnent pas le même sens que certains « praticiens », pour qui la culture du risque est à la fois la sensibilisation, la mémoire, la connaissance et la conscience du risque qui permettent sa prévention. En géographe, Magali Reghezza préfère souligner les limites de cette seconde approche. Elle montre notamment que la connaissance ou la conscience du risque n’induisent pas mécaniquement de « bons comportements » . Cette affirmation se traduit par une suite de questions oratoires percutantes : « combien de gens ici fument, en toute connaissance des risques que cela implique ? » ; « on a tous vu des photos des inondations de 1910 à Paris ; en suis-je pour autant consciente ? » ; « qui pense que parce qu’il est à l’étage, il est protégé en cas d’inondation ? ». Si l’information des populations et la préparation par des exercices de simulation sont des instruments essentiels dans la prévention des désastres, il existe de multiples exemples qui montrent qu’en fonction des contextes géographiques et des événements, qu’il y ait ou non « éducation » aux « bonnes pratiques », les populations ne sont pas épargnées pour autant. Les désastres de Kobé en 1995 ou de Fukushima/Sendai ont montré les limites de la fameuse culture du risque japonaise. Plus largement, l’idée d’une « éducation aux bonnes pratiques » tend à infantiliser les populations dont on attend qu’elles se conforment à un ensemble de prescriptions arrêtées de manière unilatérale, sans les impliquer, sans tenir compte des valeurs, référentiels, savoirs, expériences collectives et individuelles. Pour Magali Reghezza, il s’agit d’une lecture déterministe de l’action individuelle : le comportement des individus varie selon plusieurs facteurs, dont la « connaissance » fait partie, mais certainement pas au titre de facteur unique. Il ne suffit pas de conserver la mémoire du risque ou d’en avoir conscience pour connaître les comportements à adopter en cas de crise, pas plus que la connaissance des « bonnes pratiques » implique leur mise en œuvre effective au moment critique. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le cas de la Martinique où, près d’un siècle après l’éruption dévastatrice de la Montagne Pelée qui est présente dans toutes les mémoires des habitants, les populations ignorent généralement quelles attitudes adopter face au risque volcanique. En outre, la culture du risque désigne aussi les référentiels d’appréhension du risque et d’actions : par exemple, en Europe, nous vivons dans une « culture du risque » ingénieurale, dans laquelle sciences et techniques doivent permettre de protéger les populations en prévenant les menaces. C’est la culture du « risque zéro » et du « tout protection », dans laquelle on cherche à lutter contre les risques plutôt que de vivre avec. Cette culture collective entre en contradiction avec le développement de la culture du risque au sens précédent : l’illusoire sentiment de sécurité qu’elle construit affaiblit voire empêche la conscience du risque, préalable nécessaire à l’acquisition de « bonnes » pratiques comportementales. Dès lors, comment (re)penser le rôle des éducateurs ? En le faisant glisser vers « la formation » à l’évaluation individuelle du risque, pratique essentiellement réflexive et herméneutique – peut-être un peu telle que Magali Reghezza nous la propose ici.
Quant aux risques industriels, Magali Reghezza évoque le rapport spécifique qu’entretient la société française avec ce type de risque : présents/absents en France – la catastrophe liée à l’explosion d’AZF en 2001 les a intégrées à un certain imaginaire national, alors que, pragmatiquement, très peu de catastrophes de ce type ont lieu (on pensera à Feyzin). Le risque industriel semble a priori plus facile à contrôler, car lié à des (infra)structures dont on peut identifier le fonctionnement, les gestionnaires en explorant les organigrammes, d’en désigner des responsables et donc, a priori, de prévenir des désastres liés à ces risques par des normes et des réglementations. On oublie toutefois souvent que l’industrie existe « en rapport avec son environnement » et que « l’hybridation des risques » rend difficile la tâche de qualifier tel ou tel risque d’industriel car l’aléa de départ va induire des risques environnementaux, sanitaires, économiques. On retrouve d’ailleurs cette hybridité des risques dans de multiples cas. Dans le cas d’une inondation majeure à Paris, si l’aléa est naturel – peu influencé par l’urbanisation d’ailleurs – mais les risques qui en découlent sont d’abord technologiques : l’inondation produit en effet une « panne » généralisée du système métropolitain. Cette paralysie généralisée est la conséquence d’effondrements en chaîne, d’effets dominos, qui résultent de l’interdépendance des activités, et au-delà, des territoires. Si l’on prend le cas des systèmes productifs, où les activités sont de plus en plus intégrées, on voit qu’une entreprise paralysée peut paralyser l’activité d’une autre, proche ou lointaine, par rétroaction systémique. On peut citer ici comme l’a montré l’impact de la catastrophe liée au tsunami du 11 mars 2011 au Japon sur les systèmes productifs européens où des firmes françaises, sous-traitantes de firmes japonaises ont dû suspendre leur activité, connaissant alors de grandes difficultés, alors qu’elles étaient situées à des milliers de kilomètres de la zone frappée par l’aléa initial. L’étude des risques place le chercheur face à « l’interdépendance structurelle » des réalités qui composent le Monde en tant qu’il est mondialisé et globalisé. En ce sens, le concept de risque agit en sciences comme une manière de « contrôler l’incertitude. »
Le débat avec la salle.
On verra dans les questions qu’on peut aisément les répartir selon les deux axes structurant le compte rendu de l’intervention. Elles ont été aussi peu modifiées que possible dans la retranscription.
Q : Quel lien pouvez-vous faire avec « l’effet papillon » ?
R : En matière de risques, c’est l’idée qu’une perturbation, même « microscopique », peut affecter l’ensemble du système avec des conséquences totalement disproportionnées. On connaît l’« effet domino », avec ses amplifications locales de certaines perturbations. Cet « effet papillon » est à l’origine d’incertitude : les menaces et leurs conséquences deviennent imprévisible et incontrôlable. « L’idée, c’est d’apprendre à travailler en contexte d’incertitude ».
Q : Quel est le rôle le la « planète financière » dans la prévention des risques ?
R : On s’interroge, dans les années 1990, sur les risques que peuvent représenter les catastrophes naturelles pour la finance. Les compagnies d’assurance et de réassurance sont, en même temps, devenues des acteurs majeurs en matière de lutte contre le changement climatique. Les premières modélisations ont montré que le système financier pouvait supporter de grandes catastrophes naturelles; en revanche, la résilience de certains acteurs clés de la planète financière face au changement climatique reste incertaine. Si l’on regarde du côté des entreprises, on constate que la résilience du système n’implique pas cette de chacune de ses composantes. À l’échelle nationale, la résilience est souvent sélective et s’opère au profit des grandes entreprises au détriment des petites, notamment parce que ces dernières n’ont pas les moyens techniques, humains ou financiers de leur protection. Le problème est que les grandes entreprises dépendent aussi des plus petites, la vulnérabilité des unes devant alors une facteur de vulnérabilité des autres. Préparer les PME/PMI est un enjeu majeur mais le manque de conscience et de compréhension des interdépendances de la part des organismes gestionnaires et des pouvoirs publics ne permet pas, à l’heure actuelle, d’engager une telle politique.
Q : Quelle interprétation pouvez-vous faire de ces deux photos (un Noir qui pousse un sac en nageant, une Blanche qui tire quelque chose aussi. Le premier avait volé quelque chose, la deuxième essayait de sauver son bien) ?
R : Julie Hernandez a dit que « le problème, c’est que les Noirs se voient sur la photo ». La population noire est majoritaire à la Nouvelle-Orléans de sorte qu’on comprend que les Noirs sont surreprésentés dans les documents. Il y a bien entendu dans cette interprétation des images une lecture raciste. On pourrait aussi y voir la défiance envers les pauvres. Mais on peut aussi aller au-delà. L’idée du pillage reflète l’idée reçue selon laquelle pendant les catastrophes, il y aurait plus de délinquance, alors qu’on constate très souvent au contraire des solidarités fortes qui dépassent les clivages de genres, d’ethnie, de races, etc. En revanche, la reconstruction est souvent un moment où la délinquance est forte (arnaques en tout genre, vols, etc.)… Pour comprendre les deux images, il faut aussi se replacer dans le contexte spécifique de Katrina et comparer les interprétations qui en ont été faites en France et aux US. Les uns crient à la catastrophe du Tiers-monde, les autres à l’incapacité à l’auto-organisation des communautés… telle est la perception américaine de la catastrophe, pensée en termes de justice et d’injustice, qui inclue les droits civiques et la discrimination. En France, on y a d’abord vu un problème de racisme, qui, s’il est présent, doit être réintégré dans une réflexion plus complexe. Julie Hernandez a étudié les différences entre journaux américains et français. Pour cela, Katrina était un très bon terrain : on peut observer une ville se reconstruire, bifurquer, pour devenir une ville américaine comme les autres. La catastrophe permet d’en réécrire le(s) récit(s) qui, parce qu’ils sont performatifs, changent la ville.
Q : Quel est concrètement votre rôle auprès des pouvoirs publics ?
R : Je suis soumise pour plusieurs aspects de ma recherche à une clause de confidentialité. Travailler en recherche-action sur certains sujets qui touchent aux risques et aux crises, c’est un statut difficile. Contrairement aux acteurs privés du secteur je ne fais pas payer mes services, ce qui étonne et nuit paradoxalement à ma crédibilité. Je me heurte aussi à l’absence de tradition d’échanges entre les chercheurs, relégués au théorique, et les pouvoirs publics, qui regardent peu du côté des universités alors qu’un grand nombre de chercheurs travaillent sur les questions qui les intéressent. Après la publication de ma thèse chez Fayard, la préfecture m’a contactée, alarmée par la demande de publications de certaines cartes qui étaient présentées comme confidentielles alors qu’elles étaient en ligne sur internet. C’est quand je leur ai donné les explications qu’ils réclamaient qu’ils se sont rendus compte qu’on pouvait travailler ensemble et qu’il existait chez les universitaires une expertise abondante sur des sujets qui pouvaient alimenter leurs réflexions de planification et les actions opérationnelles. Mais le fait de travailler en recherche-action fait que vous entrez aussi dans un jeu politique qui vous échappe, sans compter le jeu médiatique qui accompagne la question des risques. Ceci soulève de nombreuses interrogations éthiques que chaque chercheur traite à sa façon. Quelle parole porter ? La mienne, ou celle des pouvoirs publics ? Une parole de chercheur qui se présente comme la plus neutre possible ou une opinion citoyenne forcément plus engagée ? Il est souvent difficile de faire la part des choses et de ne pas céder à la facilité de l’argument d’autorité. Face à des interlocuteurs qui sont forcément des partenaires à un moment donné mais aussi des « objets de recherche », le chercheur joue bien un rôle critique, mais toujours dans la « douceur » de la suggestion, jamais dans l’attaque ou le blâme. Les contreparties sont souvent positives, mais l’impact de mon action n’est pas certain. Alors, à la question « quelle est ma position sociale », je répondrais que je n’ai pas résolu la question…
Q : Je suis gêné par le parallèle que vous faites entre les attentats de Nice et les catastrophes naturelles. Pour le premier, on identifie des responsabilités (défaillances de la vidéosurveillance) et on en a conscience (quand on se balade à Paris, par exemple). Or, la géographie a l’air de se désengager, dans l’enseignement, de la formation aux risques naturels, alors qu’ils concernent beaucoup de monde. Dans les programmes scolaires, pas une ligne n’est consacrée au sujet. Où sont les géographes – ou plutôt vos collègues ?
R : Je peux garantir, pour avoir participé à la rédaction de manuels, qu’on y parle de risques naturels, en seconde notamment, depuis longtemps, et depuis peu au collège, indépendamment du programme d’enseignement du développement durable. Le problème principal qui se pose dans l’enseignement est le manque de formation des collègues à ce sujet dans un domaine qui ne cesse d’évoluer (ce qui n’est pas propre aux risques au demeurant). Mais c’est à mon sens moins le contenu disciplinaire des programmes qui traitent de risques que les enjeux de l’éducation aux risques qui pourraient être discutés : au-delà de la compréhension de ce qu’est un risque, pourquoi n’enseigne-t-on pas aussi les gestes de secourisme par exemple ? Ce sont des choix de société. Quant à l’absence des géographes, c’est en fait plutôt le contraire qu’on leur reproche. Après, comme tout peut être pensé à l’aune du risque, on ne pense plus rien…
Je voudrais redire, en réponse, aussi, à votre première question, que nos sensibilités aux risques ne sont pas forcément rationnelles. Si la vie humaine n’a pas de prix, comment expliquer que l’on fasse une telle différence entre les victimes ? Pourquoi les morts des attentats du 13 novembre nous ébranlent-elles autant alors que les morts des accidents de la route nous indiffèrent ? Les victimes de la route sont-elles moins innocentes que celles des attentats de Nice ? Il ne s’agit pas d’opposer les victimes entre elles mais de montrer que nos sociétés opèrent des choix, hiérarchisent les risques, et sont prêtes à agir dans certains cas et pas d’autres : beaucoup de nos concitoyens sont prêts à restreindre les libertés individuelles pour lutter contre les attentats mais hurlent à l’atteinte à ces mêmes libertés quand on installe des radars sur les routes. Et ceux alors même que le nombre de victimes sur les routes est dix fois supérieur à celui des attentats et que les radars semblent avoir prouvé leur efficacité en matière de prévention alors que les caméras de surveillance, les fichiers et les assignations à résidence ont montré leurs limites.
On retrouve cette hiérarchie entre les risques ou entre les victimes à l’échelle mondiale. Certains risques nous terrifient quand d’autres nous indiffèrent : si l’on s’en tient aux rapports du GIEC, on devrait être terrorisé, pourtant l’action contre le changement climatique est loin d’être à la hauteur des enjeux. Cet exemple rappelle que le risque n’existe que parce qu’il est perçu. En France, on parle à peine des centaines de morts causés par des risques naturels dans des pays dits « du Sud » : cela veut-il dire que les vies des Chinois ou des Népalais comptent moins ? Lors du tsunami de 2004, les médias ont longuement évoqué le cas des touristes, mais pas ou peu des populations locales. Parler des risques, c’est aussi parler du coût de la vie humaine à un moment donné de l’histoire des sociétés. Cela veut dire en fin de compte que le risque est tout sauf consensuel. Le risque est un objet politique, qui doit être politisé, c’est-à-dire faire l’objet d’un débat public contradictoire entre des citoyens éclairés. On préfère parler, en politique, des thématiques identitaires que des inondations alors que ces dernières pourraient coûter des milliards au pays. On croit que celles-ci n’intéressent personne, alors que c’est l’inverse ; on a peur de faire peur alors que les gens sortent rassurés des réunions.
Q : Quelle place pour le paradigme de l’adaptation au temps de l’anthropocène ?
R : L’anthropocène fait débat dans les géosciences. Le terme est sur le point d’être validé. Je ne rentre pas dans le débat. Ce qui m’intéresse, c’est la signification sociale et historique du terme. Il sous-entend la fin du dualisme moderne entre homme et nature. L’anthropocène, c’est l’hybride par excellence, c’est le moment l’homme devient force tellurique. Parler d’Anthropocène témoigne d’une évolution majeure des représentations. Aussi, pour faire référence aux travaux de Michel Lussault, il n’y a pas que le Monde qui advient : le Monde est aussi une planète. Il y a réconciliation de l’astronome et du géographe de Vermeer. Mais la redécouverte de la planète conduit aussi à la renaturalisation des rapports sociaux, après des décennies de déconstruction. On rebiologise les risques et les sociétés ; la résilience, par exemple, est une capacité qui va finir par être biologique, car on va pouvoir programmer les individus à être résilient, un peu comme s’il s’agissait d’une propriété génétique. C’est pareil avec l’adaptation où on a des individus adaptables, c’est-à-dire presque naturellement capables de s’adapter, et des inadaptables, voire des inadaptés. Le renaturalisation du Monde implique deux choses : d’une part, qu’on évacue les problèmes sociaux dont on dit qu’ils sont naturels. C’est le darwinisme social dans l’utilisation de la résilience que dénoncent certains de mes collègues. D’autre part, que le biophysique est à nouveau considéré : après avoir expliqué que la nature était morte, qu’elle était un construit social, mental, discursif, que tout n’était que représentation, on admet qu’il y a des degrés de naturalité. Cela suppose de dire que la géographie physique existe, ce n’est pas qu’un « gros mot » et que pour comprendre des risques naturels, il faut aussi garder à l’esprit des processus physiques (ce qui n’exclut évidemment pas la prise en compte de l’anthropisation, du social, etc.). Je reviens un instant sur la rebiologisation du social car elle pose une question éthique. Lorsqu’on parle de planète, on parle de plus en plus d’espèce et non plus d’Humanité. Or, ce qui m’importe dans mon travail, c’est bien les individus, et pas l’espèce humaine. C’est une position idéologique qui me fait dire cela. Si l’on parle de l’espèce humaine et sa survie, alors, l’individu peut être sacrifié au nom du groupe et de l’espèce. Il n’y a plus de valeur absolue de l’individu. Parler de planète change qu’on le veuille ou non les référentiels éthiques. Quand j’entends mes élèves dire encore qu’il y a trop d’hommes sur la planète, je suis inquiète des implications : s’il y a en trop, c’est qu’il faut en enlever. Il y a un risque à laisser le « naturel » revenir au galop. Dépasser cet écueil nécessiterait soit un retour vers l’hypermoderne, avec par exemple Marc Augé, soit un aller vers un dépassement de la modernité, peut-être par le post-modernisme, qui a du mal, parce qu’il tâtonne, à faire école.
Q : Qu’avez-vous à dire sur l’apparition de nouveaux risques (moustiques, etc.) ?
R : Je ne pense pas qu’il y ait à proprement parler une multiplication de « nouveaux risques ». Beaucoup d’aléas nouveaux sont en réalités anciens. Par exemple, des anciens aléas peuvent se réactiver (recrudescence du paludisme, de la tuberculose, etc.) ou se renouveler (le terrorisme existe depuis des millénaires, mais aujourd’hui, on a un terrorisme de masse globalisé). Certes, il existe aussi des aléas peuvent être fabriqués (nanotechnologies, acidification des océans, etc.). Mais je crois que ce qui change surtout, ce sont plutôt de nouvelles situations de danger qui s’imposent : au-delà de la transformation des aléas, la plupart des nouveaux risques tiennent avant tout à des vulnérabilités différentes, une exposition qui se transforme.
Compte rendu rédigé par Mélanie Le Guen
[1] Praxéologie : Science s’intéressant aux actions humaines
[2] Hernandez J., 2010, ReNew Orleans ? Résilience urbaine, mobilisation civique et création d’un « capital de reconstruction » à la Nouvelle Orléans après Katrina, Thèse de doctorat, Université Paris X – Nanterre