A quelques jours du Salon de l’Agriculture, le monde agricole français (et même européen) n’en finit pas de manifester son mécontentement. Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, des dizaines de milliers de paysans entendent profiter de la tenue prochaine des élections générales en Inde pour converger vers New Delhi afin de protester contre leur situation actuelle. Les contextes sont certes différents mais néanmoins il existe des aspects communs aux deux événements, des aspects relatifs aux raisons de la colère et aux méthodes utilisées pour faire pression sur les autorités.

En France comme en Inde, la méthode choisie pour inciter les pouvoirs publics à tenir compte des revendications du monde agricole vise l’efficacité et le symbole. L’efficacité en bloquant les routes en France, en organisant une nouvelle marche (après celle de 2020-2021) vers New Delhi en Inde. Le symbole avec les tentatives de bloquer les lieux du pouvoir (Paris d’un côté, New Delhi de l’autre). La prise en compte rapide des revendications paysannes en France comme en Inde a empêché la coagulation des mécontentements provenant d’autres secteurs d’activité et des oppositions politiques.

En ce qui concerne les raisons de la colère il y a de nombreuses différences parmi lesquelles l’importance économique et sociale des deux mondes agricoles. En Inde, ce sont « les deux tiers de la population (qui) dépendent directement ou indirectement des revenus agricoles pour leur subsistance » (Le Monde, 20 février 2024). En France, l’agriculture représente certes le troisième excédent commercial après l’aéronautique et les cosmétiques mais sa part dans le PIB français n’était que de 3,4% en 2019 et le nombre d’agriculteurs exploitants est désormais inférieur à 400 000.

Relevons cependant quelques traits communs aux deux situations agricoles et donc à la nature des revendications paysannes en France et en Inde. Cela n’est pas chose aisée car la situation agricole dans chacun des deux pays est marquée par une forte hétérogénéité. Comme en témoigne la diversité du syndicalisme agricole français malgré la prédominance de la FNSEA qui « tient les campagnes » en participant à une sorte de « cogestion » du système agricole national dominé par l’agriculture intensive. Comme en témoigne également la réponse du gouvernement indien qui propose de soutenir la diversification agricole, ce dont devraient profiter le Penjab et l’Haryana, deux riches régions agricoles, productrices de riz et de blé, d’où est partie la nouvelle marche vers la capitale.

Deux traits communs principaux sont observables dans les crises « paysannes » en Inde et en France : la question du revenu des agriculteurs et la question environnementale. A l’évidence, le cœur de la colère paysanne réside, ici et là, dans le niveau du revenu et la volatilité des cours. En Inde, la crise de 2020-2021 avait pour objectif le retrait de trois lois de libéralisation des marchés agricoles. Toutes les promesses n’ayant pas été tenues, la crise agraire actuelle s’inscrit dans le même sillon que la crise précédente avec la revendication de tarifs minimum pour toutes les productions agricoles. Du côté français, la demande d’un revenu « décent » pour l’ensemble des agriculteurs constitue la priorité n°1 de la panoplie des revendications. Pour cela, la dérogation aux 4% de terres non cultivées ainsi que le respect de la loi EGalim (Loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable », promulguée en 2018) apparaissent comme des réponses favorables tout en étant insuffisantes.

Deuxième trait commun à l’origine, au moins partielle, de la crise agraire dans les deux pays : la question environnementale. En Inde, les difficultés de la grande majorité des paysans se sont intensifiées avec le changement climatique et notamment le caractère de plus en plus erratique des précipitations et de la mousson. « Le modèle issu de de la révolution verte instaurée dans les années 1960 n’est plus tenable » (Le Monde, 20 février 2024). Le mode de production intensif a eu des conséquences environnementales catastrophiques : pollutions durables des sols, assèchement des nappes phréatiques, etc. D’où des solutions envisagées comme le soutien financier à la diversification de la production. Mais c’est tout un mode de production qui est à repenser. En France, la question environnementale se déploie largement à l’échelle européenne avec le Green Deal (Pacte vert), cet ensemble législatif qui doit permettre à l’Union européenne de respecter l’accord de Paris et donc de limiter les effets du réchauffement climatique. Aujourd’hui, le vent est devenu favorable à la « pause réglementaire ». La flambée des prix de l’énergie, la hausse des taux d’intérêt et la fin du gaz russe bon marché ont donné le signal des contestations du Pacte vert européen. En accédant aux demandes de la FNSEA, en reculant sur la protection de la santé et de la biodiversité, le gouvernement favorise d’une certaine façon les critiques sur la transition agroécologique d’autant plus que les sondages sur les élections européennes de juin 2024 semblent conforter les appels à une pause écologique et à la « souveraineté alimentaire ».

 

Daniel Oster, février 2024