Une fois de plus Alain Corbin nous surprend et nous séduit par l’originalité de sa démarche historique. Sur ce que nos ancêtres savaient de la Terre (nous parlerions aujourd’hui de sciences de la Terre, mais aussi de météorologie, d’océanographie, de glaciologie…), il ne fait pas une présentation des connaissances progressivement acquises. Il étudie ce qu’on en ignorait (par rapport à nos connaissances actuelles) et ce que cette ignorance impliquait dans le regard qu’on portait sur le monde. L’historien, plus que tout autre, doit se méfier du péché d’anachronisme. Alors qu’aujourd’hui nos contemporains les moins curieux sont familiers des nombreuses images de la Terre que nous envoient les satellites, les documentaires sous-marins et les bulletins météo, comment imaginer la perception du monde d’un paysan des plaines qui n’avait jamais vu un rivage ni un massif montagneux en réalité ou en image.
Le beau texte d’Amar Ounissi qui suit a été lu par son auteur devant les participants d’un voyage dans les Ardennes qui a eu lieu du 4 au 6 septembre 2020. Ce voyage a été organisé et préparé par Maryse Verfaillie, Marc Béteille et Michel Degré pour les adhérents de l’Association des Cafés Géographiques.

Le site de Revin, l’emplacement de « Passerelle théâtre » dont Amar Ounissi est le directeur. Source: https://www.gralon.net/mairies-france/ardennes/association-passerelle-theatre-revin_W081002113.htm
Et si je n’avais pas traversé la route ?
Récemment je suis allée « à la ferme ». Une petite promenade d’une dizaine de minutes – je précise que j’habite Paris intra-muros – suivie d’une grimpette, non d’une colline, mais d’un escalier métallique et j’étais à pied d’œuvre.
Pour quelqu’un qui a longtemps vécu dans le monde d’avant, la « ferme » évoquait la campagne, les chemins boueux, les odeurs animales. Elle était peuplée d’agriculteurs qu’on appelait encore parfois « paysans ». Ses activités étaient étudiées par les géographes dans des Précis de géographie rurale qu’on ne pouvait confondre avec des Précis de géographie urbaine. Dans le monde d’aujourd’hui tous ces repères ont disparu. Paris, comme toutes les métropoles mondiales (la présence d’une journaliste de la BBC l’attestait), se doit de posséder ce qui était un oxymore devenu un must : une ferme urbaine.
Pour éclairer le futur lecteur, il faut sans doute préciser ce qui se cache derrière le titre de cet ouvrage collectif, réalisé après un colloque tenu à Sfax en 2018. Des deux grands ensembles géographiques du monde arabo-musulman, le Maghreb a la part belle puisqu’un seul article concerne le Machrek avec un ensemble d’oasis du désert libyque (on est par contre surpris que la frontière guyano-brésilienne soit le sujet d’une communication). Les lieux sont symboliques par leur caractère religieux, leur longue histoire, leur diversité culturelle et ils sont complexes par leurs nombreuses utilisations successives ou simultanées.
Les lieux étudiés sont qualifiés d’« antimondes » car ne relevant pas des règles sociétales ordinaires ou définis d’ « hétérotopiques » car véhiculant un imaginaire en rupture avec le quotidien. Ils peuvent être des micro-lieux comme une avenue ou un tombeau ou des méga-lieux comme un ensemble d’oasis.

La Hongrie et la Pologne : des populismes bien implantés (http://files.newsnetz.ch/story/2/4/8/24829055/3/topelement.jpg)
La jolie maison de Jean Monnet à Bazoches-sur-Guyonne accueille régulièrement des colloques et conférences sur l’Union européenne, ses réalisations, ses travaux et les menaces qui pèsent sur elle. La semaine dernière, était évoqué un sujet qui inquiète beaucoup de citoyens européens, au-delà des deux pays évoqués, « Le réveil des nationalismes et des populismes en Europe : les violations de l’Etat de droit et des libertés individuelles en Pologne et en Hongrie ».
La volonté n’est pas de stigmatiser deux États voisins mais de montrer comment l’intolérance y est de plus en plus institutionnalisée et les principes fondateurs de l’UE bafoués, même si on peine à trouver un vocabulaire adéquat car « nationalisme » se réfère aussi à la formation de nouveaux États aux XIXe et XXe siècles et « populisme » est un terme ancien qui a été réinstitué récemment.
Élisabeth Bonnet-Pineau reçoit ce mardi 28 janvier, au nom des Cafés géo, deux universitaires géographes, Monique Poulot-Moreau, professeure à l’université de Paris Nanterre, et Pierre Pistre, maître de conférences à l’université de Paris Diderot. Ils sont conviés pour traiter d’un sujet à première vue traditionnel, mais en fait en plein renouvellement : la ruralité française. La première s’est particulièrement intéressée, depuis une dizaine d’années, à la périurbanisation et à l’évolution des relations villes-campagnes sous l’angle de la transformation des pratiques agricoles ; le second a étudié la diversité des campagnes en France métropolitaine, de l’influence des manières de les définir à leurs transformations sociodémographiques.
1-La première question d’Élisabeth Bonnet-Pineau (EBP) porte sur la définition même de la ruralité. Quels en sont les éléments de spécificité ? Quelle en est la singularité ?
Selon Pierre Pistre (PP), la réponse ne peut être que complexe et change selon le critère adopté. D’abord, la définition du rural en France est étroitement liée à la manière de définir la ville : en effet, depuis le XVIIIe et surtout le XIX siècle, il est avant tout défini comme « tout ce qui n’est pas urbain » (cf. définition de la ville comme un espace de bâtis agglomérés de plus de 2000 habitants). Ensuite, la complexité tient aujourd’hui à la pluralité des définitions statistiques – notamment produites par l’INSEE – qui co-existent pour définir les espaces ruraux ; par exemple, en fonction des critères choisis, la population rurale varie entre 4,5% et 44% de la population totale. Pour clarifier la définition statistique du rural en France, l’INSEE prévoit de publier pour mi-2020 un nouveau zonage spécifique, en associant vraisemblablement des critères démographiques et fonctionnels.
Monique Poulot-Moreau (MPM) insiste sur la difficulté à définir la ruralité selon un critère statistique car les enjeux sont très forts dans les politiques publiques. La définition fait appel à des notions compliquées (par exemple, selon une définition européenne, Le plateau de Saclay fait partie du monde rural). Et où placer la notion de densité (de la population et des réseaux) ? On assiste à un glissement du rural vers de nouvelles ruralités.
Les Cafés géographiques reçoivent ce samedi 18 janvier à l’Institut de géographie Jean-Paul Kauffmann, journaliste et écrivain, pour dialoguer sur la thématique de l’esprit géographique de son œuvre d’écrivain. Une matinée particulièrement réussie autour d’un invité exceptionnel par son histoire personnelle, sa riche personnalité et la qualité de sa production littéraire.
Cette rencontre se présente sous forme d’une conversation avec l’invité (JPK) animée par le trio Claudie Chantre (CC), Daniel Oster (DO), Michèle Vignaux (MV).
Ce mardi 17 décembre, les Cafés Géo reçoivent au Flore François-Michel Le Tourneau, géographe, directeur de recherche au CNRS, pour faire le point sur une question qui a été fortement médiatisée : les menaces qui pèsent sur l’Amazonie.
Homme de terrain qui a « baroudé » avec la Légion étrangère en Guyane à l’occasion d’expéditions qui ont donné lieu à des documentaires TV, notre invité refuse d’emblée d’être qualifié « d’explorateur », terme inventé par les Européens dans la conquête d’un monde déjà habité.
Daniel Oster (DO) est l’interviewer. (suite…)

SAJALOLI Bertrand et GRESILLON Etienne (dir.), Le Sacre de la Nature, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019
Titre et image de couverture (le détail d’un tableau de Maurice Denis) peuvent tromper le futur lecteur sur la nature de l’ouvrage. Réflexion philosophique, esthétique, religieuse ? C’est aussi cela, mais c’est avant tout un ouvrage collectif dirigé par deux géographes spécialisés dans les relations entre homme et nature, entre religion et écologie.
Le livre paraît après un été caniculaire qui a redonné force et arguments aux mouvements écologistes qui prédisent l’apocalypse, et la consécration de Greta Thunberg comme icone mondiale de la défense planétaire. On pourrait donc évoquer un livre d’actualité. Mais l’objectif de Bertrand Sajaloli et d’Étienne Grésillon est d’appréhender les liens entre nature et sacré dans leur profondeur historique et leur diversité culturelle et géographique. Pour cela ils ont fait appel à plusieurs spécialistes des sciences humaines et même à des théologiens et ont demandé une préface à un historien qui a consacré son travail aux spiritualités médiévales, André Vauchez. Ce dernier définit bien la « nature » comme « construction sociale », mais ni la préface ni l’introduction des deux directeurs de publication ne donnent de définition approfondie des termes « sacré » et « nature »… En fait, il faut les 370 pages de l’ouvrage pour essayer de cerner leur(s) signification(s) dans le temps et dans l’espace.
L’ouvrage qui a réuni les communications de vingt-neuf auteurs, est découpé en trois parties dont la première traite de la place de la nature dans les principales religions et pratiques sacrées. Mais c’est essentiellement le christianisme qui est au cœur de la réflexion, parfois confronté au monde religieux gréco-romain, les autres univers religieux ne sont évoqués qu’incidemment.
Si on peut clairement distinguer une nature, incréée, imprégnée de sacralité chez les Anciens, de la Création biblique fortement anthropocentrique où le sacré est banni du quotidien, les approches de la nature ont varié au sein même de christianisme. (suite…)
Où peut-on se promener à Paris aujourd’hui ? La question semble incongrue tant sont nombreux les boulevards, avenues, jardins, galeries…Et la promenade n’est-elle pas l’activité la plus naturelle et banale qui soit ? Pourtant les travaux historiques démentent cette fausse évidence.
Se promener n’est pas se déplacer d’un lieu à un autre. Ce n’est pas visiter un endroit avec un objectif précis. Flânerie et déambulation demandent de l’oisiveté, de la curiosité devant l’inconnu, un goût de l’inattendu. L’observation sollicite la mémoire, la rêverie interprète les choses vues. « Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir » écrit L.-P. Fargue dans son ouvrage, Le Piéton de Paris (1), où il décrit son plaisir renouvelé d’arpenter les boulevards parisiens.
L’historien québécois Laurent Turcot nous apprend que la promenade est un comportement historiquement construit (2). Le mot « promenade » n’est employé pour la première fois en français qu’en 1618 et un des premiers promeneurs-écrivains est sans doute Germain Brice dont la Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable ne paraît qu’en 1684 (3).
Le promeneur parisien est d’abord une figure essentiellement aristocratique. Au XVIIe siècle, on se promène en carrosse sur les Cours (par exemple le Cours-La-Reine) alors qu’au XVIIIe siècle le marcheur prend toute sa place dans la capitale mais, pour protéger ses chaussures et ses bas, il lui faut marcher près des murs des maisons (tenir le « haut du pavé »).
C’est le XIXe siècle qui fait de Paris la ville où il fait bon se promener. Quel est le lieu par excellence de la flânerie ? Ce sont les boulevards, célébrés par les écrivains avant et après les travaux haussmanniens. La marche favorise le mouvement de la pensée et le spectacle de rue stimule l’imagination. Un des premiers, Balzac exalte ce que les boulevards parisiens ont d’incomparable : « La Perspective (de Saint Pétersbourg) ne ressemble à nos boulevards que comme le strass ressemble au diamant, il y manque ce vivifiant soleil de l’âme, la liberté… de se moquer de tout, qui distingue les flâneurs parisiens …Oh ! A Paris, là est la liberté de l’intelligence, là est la vie ! Une vie étrange et féconde, une vie communicative, une vie chaude, une vie de lézard et une vie de soleil, une vie artiste et une vie amusante, une vie à contrastes. Le boulevard, qui ne se ressemble jamais à lui-même, ressent toutes les secousses de Paris : il a ses heures de mélancolie et ses heures de gaieté, ses heures désertes et ses heures tumultueuses, ses heures chastes et ses heures honteuses » (4). L’affaire est entendue : la promenade n’offre pas seulement une détente physique ; c’est aussi une activité intellectuelle et sensuelle.
D’autres lieux de promenade sont créés entre 1822 et 1840, les passages, ces traverses urbaines creusées dans la chair même de la ville. Mais ce sont des écrivains du premier XXe siècle qui ont été fascinés par leur nouveauté esthétique et poétique : lumière crépusculaire, décor en métal, miroirs multipliant le spectacle des vitrines… Aragon parle de « lueur verdâtre, en quelque manière sous-marine », « glauque, abyssale, de l’insolite », comparant à des « aquariums humains », ces « lieux que l’on nomme de façon troublante des “passages”, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n’était permis à personne de s’arrêter plus d’un instant »(5). Walter Benjamin (6) a rendu hommage à l’auteur du Paysan de Paris avec lequel il partage le même émerveillement pour ces ruelles intérieures, propices aux promenades « esthético -politiques ».