trap-street « Le système rejette certains endroits »

Trap Street, 2014

 

Li Qiuming (Lu Yulai) est un jeune topographe – ingénieur selon sa mère, stagiaire pour ses collègues. Outre son emploi dans une compagnie de cartographie, il s’est spécialisé dans les systèmes de vidéo-surveillance : installation et détection pour des clients ne souhaitant pas passer par les circuits officiels. Il connaît la ville comme sa poche : Nanjing (Nankin), métropole de l’est chinois, au nord-ouest de Shanghai, n’a aucun secret pour lui.

Une rencontre va fragiliser l’équilibre précaire de cette vie banale. Une rencontre située. Devant l’ « allée de la forêt » (Guanglin Xiang), une femme apparaît et s’y engouffre. Une apparition sous forme de révélation. Cette allée, cette voie sans issue et son mystérieux « Laboratoire 203 » dans lequel semble travailler cette intrigante personne, deviennent dès lors des points de focalisation, des lieux obsédants et énigmatiques dont les coordonnées géographiques demeurent inconnues, introuvables, absentes des cartes topographiques et des GPS.

Une image riche et complexe de la ville chinoise

Trap Street offre une place de choix aux références géographiques et cartographiques. Outre le titre du film[1] et l’intrigue principale, la ville, ses artères, ses rues et ses ruelles sont omniprésentes et situées avec la plus grande précision. Arpentant Nanjing, à pied ou en voiture, Qiuming met un point d’honneur à citer le nom des rues, à préciser les itinéraires ou à se géolocaliser en temps réel grâce à sa montre-GPS. Si bien que l’image de la ville qui s’esquisse au fur et à mesure de l’avancée du film se fait plus complexe, plus dense et plus précise.

Le film s’ouvre sur l’image d’une ville qui respire, faite d’espaces divers mais qui se recoupent : grandes avenues bordées d’arbre, malls sobres, hyper-modernes, d’un blanc immaculé, bars branchés. Des éléments qui coïncident avec la représetation d’une Chine nouvelle dont l’urbanisme n’a rien à envier aux grandes capitales occidentales. Une Chine des classes moyennes, tournée vers les nouvelles technologies et la consommation de masse. Une Chine connectée, insérée dans un réseau global.

Mais cette Chine littorale, urbaine et moderne, ne serait-elle pas un leurre ? À l’image de cette trap street qu’incarne l’allée de la forêt, la ville qui se dessine ne s’apparenterait-elle pas à une « trap city », une ville piégée et piégeante ? Le film se poursuit, la ville grandit, la tension monte. L’urbain devient progressivement plus complexe : originellement lisse et propre, il se montre  plus brut et plus sombre. Les avenues des quartiers chics se meuvent en ruelles populaires, les malls laissent place à des bâtiments en cours de démolition. Dans cet enchevêtrement d’éléments disparates, la trame scénaristique se fait plus crispante, jusqu’à devenir proprement kafkaïenne. Les   faux-semblants s’affichent, les injustices se dévoilent en même temps que la rugosité d’un État tout-puissant.

Cartes, cinéma, politique

Trap Street est un film politique. Il dénonce l’omniprésence de l’État dans la société chinoise de manière originale, à travers la mise en scène des rapports entre pouvoir et technologie grâce à un parallèle entre cartographie, images vidéo (vidéosurveillance, cinéma) et politique.

Li Qiuming entrevoit pour la première fois la complexité du pouvoir alors qu’il est engagé pour détecter d’éventuels dispositifs d’enregistrement dissimulés à l’étage des « officiels » d’un hôtel de luxe. La caméra cachée se substitue alors à celle du cinéaste et c’est l’image de la vidéosurveillance qui s’affiche à l’écran. Ce changement de prisme intervient également alors que Qiuming arpente la ville pour en prendre les mesures. Ici, c’est l’instrument du topographe, le théodolite (qui mesure les angles lors des opérations de triangulation), qui sert d’appareil de captation vidéo. Plus tard, la caméra cachée ou la vidéo-surveillance referont leur apparition à plusieurs reprises : devant le laboratoire confidentiel 203, dans le mall, ou encore lors de la scène finale alors que Qiuming, tombant dans une inexorable paranoïa, se croit observé dans la chambre d’hôtel.

Ces dispositifs filmiques révèlent la confusion entre espace privé et espace public. Jusqu’où le pouvoir central s’immisce-t-il dans un quotidien surveillé ? La sphère de l’intime a-t-elle encore la moindre place ? Si même l’existence des lieux parcourus est remise en cause, puisqu’on ne cartographie pas ce que l’on veut garder secret (« le système rejette certains endroits »), quelle place accorde-t-on à ceux qui s’y raccrochent ?

Vivian Qu propose, avec Trap Street, une plongée dans le cinéma chinois indépendant  et engagé. Le film lui-même peut se lire comme une métaphore du travail des cinéastes en Chine. Li Qiuming, anti-héros kafkaïen, est un producteur d’images : le film s’ouvre sur un gros plan le montrant en train de fixer l’espace depuis la lunette de son théodolite tel un réalisateur ne formant qu’un avec son objectif. Puis la caméra arpente la ville, tandis que le géomètre la mesure et la reporte sur la carte. La carte et sa création guident l’exploration cinématographique. À son tour, le film trace une cartographie alternative et engagée de la ville, où l’allée de la forêt est rétablie, où les zones d’ombre du pouvoir sont éclairées.

Compte rendu: Juliette Morel, Nashidil Rouiaï

[1]    Une « trap street », ou « rue piège », est un procédé cartographique qui consiste à rajouter sur une carte une rue fictive afin de repérer d’éventuels piratages.