Mardi 26 novembre 2019, au Café de Flore à Paris. C’est un voyage à travers la banlieue parisienne que le Café géo de cette soirée se propose de faire en compagnie de l’unique intervenante, Marie-Hélène Bacqué, sociologue, professeur d’études urbaines à l’Université de Paris-Nanterre, et auteur du livre « Retour à Roissy. Un voyage sur le RER B » (Éditions du Seuil, 2019). Ce livre relate un voyage de près d’un mois, en mai-juin 2017, dans la banlieue parisienne en suivant la ligne B du RER, presque trente ans après le livre de l’écrivain-éditeur François Maspero qui était accompagné de la photographe Anaïk Frantz. Dans les deux cas, un voyage à deux (Marie-Hélène Bacqué était accompagnée du photographe André Mérian) et un livre à deux voix (un texte et des photos en noir et blanc).

La première partie du Café Géo a consisté en un échange d’une heure environ entre l’intervenante, Marie-Hélène Bacqué (MHB) et le modérateur, Daniel Oster (DO), dont le but était d’exposer les grandes problématiques du sujet avant la deuxième partie où l’intervenante a répondu aux questions de la salle pendant une heure également.

DO : Avant d’en venir au sujet lui-même, les transformations de la banlieue parisienne, pouvez-vous nous donner quelques informations concrètes sur la réalisation de votre voyage et sur sa mise en récit ? Je pense notamment au choix des lieux et des hébergements, au contenu du voyage (promenades, rencontres…), à la part d’improvisation, etc.

MHB : Effectivement, nous sommes partis avec André Mérian pendant pratiquement un mois, sac au dos, le log du RER B, refaisant le voyage de François Maspero presque trente ans après lui. Le livre de Maspero m’avait marqué à un moment où finalement on parlait assez peu de la banlieue. Nous sommes partis sans itinéraire précis et sans préparation, sans avoir réservé d’hôtels et sans programme. J’avais seulement des contacts car je connaissais ce territoire pour y avoir travaillé et même résidé. Nous avons beaucoup marché et rencontré un certain nombre de personnes, les unes au hasard, les autres parmi mes connaissances d’horizons très différents.

Mais c’est un voyage du XXIe siècle. En plus des cartes, nous avions des smartphones pour réserver les hébergements contrairement à l’époque de François Maspero contraint de trouver des hôtels un peu au hasard.

DO : Le voyage et le livre s’apparentent à une coupe de la banlieue parisienne selon un axe nord-est/sud-ouest, des environs de Roissy à la vallée de Chevreuse. D’une part, l’étalement urbain a été tel depuis trente ans que l’on parle de territoires « périurbains » pour les marges actuelles de la banlieue parisienne. D’autre part, l’essentiel de votre voyage s’est fait dans la banlieue Nord aux dépens de la banlieue Sud. Pouvez-vous développer rapidement ces deux aspects relatifs à votre itinéraire ?

MHB : La notion de périurbain s’impose aux marges de la banlieue, là où il y a une pénétration de l’agriculture, l’existence d’anciens villages, un tissu urbain encore relativement lâche, parfois très mal desservi, une très grande diversité notamment sociale.

Quant au déséquilibre du nombre de pages consacrées aux banlieues Nord et Sud dans l’ouvrage, d’ailleurs comparable au même déséquilibre dans le livre de F. Maspero, il s’explique par plusieurs facteurs : la fatigue bien sûr, une fascination que nous avons eue pour la banlieue Nord, très vivante et diverse (sur différents plans : sociologique, origines, morphologie urbaine), avec des problématiques de notre société actuelle. Dans la banlieue Sud, plus policée et bourgeoise, nous avons rencontré moins de personnes et les problèmes sociaux qui y existent néanmoins nous sont apparus peut-être avec moins de force. Sans compter l’impression d’y voir davantage de paysages « naturels », le relief, etc. :

DO : Venons-en au cœur du sujet, c’est-à-dire le visage actuel de la banlieue parisienne, et par conséquent les transformations de cette banlieue depuis trente ans. En dehors de l’étalement urbain, la mutation principale semble être l’essor considérable des inégalités sociospatiales engendrant la constitution d’une véritable mosaïque des territoires. L’accélération de la mondialisation joue un rôle essentiel dans cette évolution avec par exemple son volet migratoire qui fabrique ici du multiculturalisme, là du communautarisme. Vous utilisez d’ailleurs l’expression du sociologue Alain Tarrius « mondialisation par le bas ».

MHB : En effet, les écarts sociaux se sont fortement accentués dans le territoire de l’Ile-de-France. Ces inégalités sautent aux yeux lorsqu’on voyage, par exemple dans « l’arrière-cour de Roissy », c’est-à-dire dans le territoire proche de l’aéroport largement habité par les employés de la zone aéroportuaire « issus de l’immigration », là où certains villages « protégés » accueillent une population de classes supérieures. Dans certaines villes de banlieue, des populations très différentes se côtoient comme à Aulnay-sous-Bois où la ligne du RER B marque un clivage très fort visible aussi bien sur le plan de l’urbanisme que sur le plan sociologique.

DO : Le quartier chinois d’Aubervilliers est-il un bon exemple de la mondialisation à l’œuvre dans la banlieue parisienne ?

MHB : J’ai pu rencontrer un entrepreneur chinois installé précocement dans ce quartier emblématique d’un certain capitalisme chinois avec aussi des formes d’exploitation très fortes au sein de la communauté chinoise (main-d’œuvre masculine et féminine, sous-location, etc.). J’ai découvert également des agriculteurs chinois qui produisent des légumes chinois pour les restaurants ou pour Rungis. C’est une autre forme de mondialisation (« par le bas ») dont on ne parle pas beaucoup. Il y a aussi dans la banlieue Nord la population indienne et pakistanaise dont je ne soupçonnais pas l’importance.

 

Carte des inégalités sociospatiales de l’IAU-IDF publiée le 3 juin 2019 sur le site www.leparisien.fr

 

 

DO : La mondialisation que l’on voit à l’œuvre concerne donc les populations, les activités économiques mais aussi les paysages urbains. A propos de ces derniers vous accordez une grande place à la rénovation urbaine, aujourd’hui bien visible dans un certain nombre de grands ensembles. Pouvez-vous nous donner votre avis sur cette rénovation urbaine ?

MHB : Par rapport au récit de F. Maspero c’est un des éléments qui a beaucoup modifié le visage de certains grands ensembles (Aulnay-sous-Bois, La Courneuve, etc…). Il y a certes une amélioration mais celle-ci s’accompagne souvent d’un appauvrissement du point de vue urbain (beaucoup d’espaces privatisés, mêmes formes urbaines…). Des habitants s’interrogent sur les conséquences de ces transformations sur leur vie quotidienne (exemple de la mobilisation des résidents du Galion à Aulnay) : interrogations sociales et aussi sur le paysage produit. Le sort de la cité-jardin de la Butte rouge à Châtenay-Malabry est assez éclairant car cette architecture patrimoniale est promise à la démolition selon les vœux du maire au nom… de la mixité sociale !

DO : Qui dit rénovation urbaine dit souvent démolition. Or le conseil régional de l’ordre des architectes d’Ile-de-France prépare un colloque intitulé « Réparer la ville » dont la philosophie vise à critiquer quarante ans de politique de la ville reposant sur la démolition-reconstruction pour régler la question des quartiers difficiles et du mal-logement et aboutissant à un triple échec (social, culturel et écologique).

MHB : Pour l’instant, le sort de la Butte rouge est toujours suspendu. Quant à l’argument du maire qui déclare souhaiter davantage de mixité sociale mais en réalité il vise à repousser plus loin les populations les plus précaires. Ce discours est d’ailleurs repris par de nombreux maires. C’est aussi le cas d’un certain nombre d’opérateurs de renouvellement urbain.

DO : Et les travaux du Grand Paris ? Vous dites en gros que c’est bien pour les mobilités mais qu’il y a en même temps une inquiétude des populations résidentes.

MHB : Dans le voyage le Grand Paris était partout (panneaux des promoteurs) et en même temps nulle part (absence de l’investissement public). Les habitants se demandent pour qui sont construits les logements accessibles en propriété (des « villas », des logements de luxe, etc.). Après l’haussmannisation, puis la réalisation des grands ensembles, c’est un troisième mouvement de transformation de l’agglomération qui cette fois se ferait sans l’Etat, du moins pour la construction des logements bradée au secteur privé.

DO : Un autre changement important concerne le « retour de la campagne » dans la banlieue parisienne. Vous dites que finalement cette banlieue est plus verte qu’on ne le croit habituellement.

MHB : Au bout de huit jours de voyage, André Mérian m’a confié qu’il ne s’attendait pas à un paysage aussi vert (des jardins ouvriers, des parcs, des quartiers pavillonnaires étendus, sans compter la campagne agricole qui pénètre dans cette banlieue aux deux bouts de la ligne du RER B).

DO :  Une des grandes qualités de votre livre est de briser les clichés habituels sur la banlieue. Certes ces clichés se nourrissent d’une part de vérité (trafic de drogue, communautarisme islamiste, etc.). Mais vous introduisez de la complexité qui rend compte d’une réalité parfois méconnue. Vous montrez notamment que la question religieuse apparaît plus visible (mais pas seulement l’islam) et que la mémoire collective n’est plus la même qu’il y a trente ans (éloignement de la Seconde Guerre mondiale, fin du communisme municipal).

MHB : Les médias notamment donnent souvent une image caricaturale de la banlieue sur le plan religieux qui est beaucoup plus diverse qu’on ne le dit généralement. L’islam est bien présent mais rarement sous sa forme radicalisée. D’autres religions sont représentées : les évangéliques, par exemple, qu’on voit peu car leurs églises sont souvent dans les zones industrielles ; les sikhs avec leurs temples ; les catholiques dont les églises sont parfois fréquentées par des nationalités très différentes comme à La Plaine-Saint-Denis. Dans certains territoires la religion a parfois remplacé des formes de socialisation qui ont aujourd’hui disparu ou se sont affaiblies comme les organisations du PCF. D’ailleurs, la religion elle-même a beaucoup évolué si l’on pense par exemple aux formes anciennes de l’influence catholique dans cette banlieue.

DO : J’ai beaucoup aimé la façon dont vous parlez de la vie en banlieue. Vous évoquez bien sûr la grande diversité des populations qui se partagent ces territoires, diversité qui crée des tensions (par exemple, des conflits autour de l’école) mais parfois aussi des échanges. Vous montrez l’importance du rôle des femmes dans le lien social au sein d’associations. Vous avez eu une belle formule lors d’un entretien : « vivre en banlieue, c’est inventer des façons de se côtoyer. »

MHB : Ce qui m’a frappée dans ce voyage c’est la différence entre Paris et sa banlieue. Je la connaissais mais c’est autre chose de l’expérimenter. Paris s’est embourgeoisée, elle s’est vidée de sa substance populaire. En banlieue, la mixité sociale existe de fait, des populations venues du monde entier y résident, ces populations se côtoient. Cela me semble une richesse qu’on trouve de moins en moins dans la capitale.

DO : Pour en revenir à la nature de votre livre, vous avez choisi la forme du récit de voyage plutôt qu’un format plus académique de sociologue. Cette forme bénéficie de vos analyses d’enseignante-chercheuse mais en même temps elle laisse mieux transparaître la sincérité de vos propos, sans même parler de vos qualités d’écriture.

MHB : J’ai voulu faire un autre type de travail que j’ai pu faire jusqu’à présent. C’est un récit personnel où il y a trois temps : le temps du voyage lui-même, le temps qui nous sépare du voyage de François Maspero, le temps de ma vie (j’ai retrouvé des lieux où j’ai vécu, des personnes que j’ai rencontrées). La question des inégalités me touche particulièrement, j’ai retrouvé des gens de milieux associatifs avec qui j’ai travaillé.

Aujourd’hui, tout un courant émerge pour faire de la recherche autrement et surtout pour l’écrire autrement. Dans Un nouvel âge de l’enquête (collection Les Essais, éditions José Corti, 2019), Laurent Demanze montr comment de nombreux écrivains contemporains investissent le terrain social en mêlant le reportage, les sciences sociales et parfois le roman noir (http://www.jose-corti.fr/titres/un-nouvel-age-enquete.html).

 

QUESTIONS DE LA SALLE :

Q1-Les personnes que vous avez rencontrées sont-elles satisfaites de vivre en banlieue ou sont-elles contraintes d’y vivre ?

MHB : C’est une question difficile. J’ai rencontré beaucoup de personnes, des jeunes en particulier, qui sont nées en banlieue et qui ont décidé d’y rester. En fait, il y a une tension le plus souvent entre un fort attachement à la banlieue et une aspiration à la mobilité.

Q2-La mixité sociale n’existe-t-elle pas aussi dans certains quartiers parisiens ? Il existe aussi des écoles à Paris qui accueillent des enfants en difficultés sociales

MHB : Quand on dit que Paris s’embourgeoise c’est un processus général, cela ne veut pas dire qu’il n’y reste pas des îlots populaires. Et tout dépend ce que l’on appelle mixité. Pour confirmer ce processus on peut se reporter par exemple à un rapport récent de l’IAU-IDF pour les dix dernières années (http://www.fnau.org/wp-content/uploads/2019/06/gentrification.pdf). En ce qui concerne les écoles, un rapport récent du Sénat met en lumière l’importante inégalité de moyens dont souffrent les écoles de la Seine-Saint-Denis par rapport à celles de Paris.

Q3-La politique de la ville est-elle une réussite ?

MHB : La politique de la ville n’a pas atteint ses objectifs pour plusieurs raisons : d’abord, parce que l’intervention sur l’espace n’a jamais réglé la question sociale ; ensuite, elle est restée très marginale en termes de financement ; enfin, les habitants ne sont pas des acteurs de la transformation sociale, la politique de la ville s’est bureaucratisée, elle s’est faite sans les habitants.

Q4-Le problème fondamental de la Seine-Saint-Denis a été la désindustrialisation de son territoire. Bien souvent, les communes n’ont d’autre choix aujourd’hui que de favoriser la construction, notamment sur les friches industrielles.

MHL : Effectivement, la désindustrialisation est centrale pour comprendre l’évolution de la Seine-Saint-Denis On peut remonter plus loin en pensant au redécoupage du département de la Seine (et de celui de la Seine-et-Oise) avec la délimitation de la Seine-Saint-Denis qui permettait en quelque sorte de laisser la gestion des classes populaires d’un département industrialisé au PCF. Donc il y a bien des logiques structurelles. Mais il y a aussi une marge de manœuvre des municipalités qui n’ont pas toutes la même politique (construction, pratiques politiques, intégration des populations immigrées, écologie, etc.).

Q5-Avez-vous rencontré des lycéens ou des collégiens qui vous auraient fait part de leur ressenti par rapport à leur place dans la société française ?

MHB : Nous n’avons pas échangé vraiment avec des collégiens, mais nous avons rencontré un étudiant d’Aulnay-sous-Bois qui a grandi dans le grand ensemble de la Rose-des-vents. Ce jeune a fait des études universitaires mais n’a pu devenir journaliste comme il le souhaitait. Actuellement, il est investi dans un audio-tour permettant de visiter les 3 000. Mais il n’a pas réussi à obtenir l’accord de la principale du collège pour organiser une visite avec les élèves.

Il est certain que les jeunes banlieusards sont conscients de la hiérarchie sociale qui existe. La mise en place de Parcoursup n’a pas amélioré les choses. La relégation, le tri social, sont des réalités.

Q6-Quelles formes d’échange entre les populations diverses avez-vous vues ? Quels lieux de socialisation ?

MHB : J’ai fait un voyage, je n’ai pas endossé ma casquette de sociologue. J’ai fait des rencontres, et de nombreux échanges, ressenti des émotions. J’ai repéré des lieux de socialisation, notamment des associations où les femmes jouent un rôle important. Cela dit, il y a aussi des craintes tangibles, par exemple de parents qui vont inscrire leurs enfants dans le privé. Mais je n’ai pas mené d’enquête sur tout cela, ce n’était pas mon objectif.

Q7-Que peut-on dire sur la place des femmes en banlieue ?

MHB : D’abord, rappelons que nous vivons dans une société où la place des femmes est loin d’être égale à celle des hommes. Aujourd’hui, certains éléments sont clairement évoqués comme les violences faites aux femmes, qui traversent d’ailleurs tous les milieux sociaux. Mais évidemment, cela ne veut pas dire que certains aspects concernent plus particulièrement certains territoires de banlieue : ainsi des cafés sont essentiellement fréquentés par des hommes comme cela existe depuis longtemps dans les quartiers populaires, y compris dans Paris. Pour autant, les femmes jouent un rôle essentiel dans ces quartiers, dans le monde associatif, dans les liens de solidarité. Ne les voir que comme des victimes, c’est encore coller une image stigmatisante.

Q8-Vous avez voyagé à travers différents types de banlieue. Que dire de la diversité culturelle ? Est-elle un échec des politiques d’intégration ?

MHB : Nous avons traversé plusieurs paysages de banlieue très différents : des territoires industriels, des territoires périurbains en partie agricoles, des territoires pavillonnaires, des grands ensembles… liés aux formes du développement urbain.

La diversité culturelle n’est pas liée à un échec des politiques d’intégration, c’est juste le résultat d’une immigration avec différentes strates de populations qui arrivent avec leurs cultures. La question est surtout de savoir si on les accepte avec cette diversité culturelle et si ces cultures sont en mesure de dialoguer ensemble ou si elles se ferment sur elles-mêmes.

Q9-Y a-t-il une responsabilité des architectes dans les problèmes des grands ensembles ?

MHB : Nous avons déjà évoqué la question de la rénovation urbaine dont le dogme est la démolition. Celle-ci peut s’imposer lorsqu’il y a des problèmes de bâti mais elle n’est pas la panacée pour traiter les problèmes sociaux, par exemple pour trouver des solutions au problème du trafic illicite de drogue. La rénovation urbaine a déplacé le problème de la pauvreté, elle n’y a pas remédié. Surtout, la participation des habitants me semble essentielle pour identifier la nature des problèmes et trouver ensemble des solutions. C’est malheureusement parfois contre les plus précaires d’entre eux que se fait la rénovation.

Compte rendu rédigé par Daniel Oster, relu par Marie-Hélène Bacqué, décembre 2019