François-Michel Le Tourneau et Daniel Oster, le 17 décembre 2019 au Café de Flore (Paris)

                 

Ce mardi 17 décembre, les Cafés Géo reçoivent au Flore François-Michel Le Tourneau, géographe, directeur de recherche au CNRS, pour faire le point sur une question qui a été fortement médiatisée : les menaces qui pèsent sur l’Amazonie.

Homme de terrain qui a « baroudé » avec la Légion étrangère en Guyane à l’occasion d’expéditions qui ont donné lieu à des documentaires TV, notre invité refuse d’emblée d’être qualifié « d’explorateur », terme inventé par les Européens dans la conquête d’un monde déjà habité.

Daniel Oster (DO) est l’interviewer.

DO : Comment avez-vous rencontré l’Amazonie pour la première fois ? Choix motivé ? Hasard ?

 

FMLT : En tant qu’étudiant, je me suis spécialisé dans l’étude des images-satellite. J’ai eu le choix entre l’Asie centrale et l’Amazonie qui a eu ma préférence.

 

DO : Vous écrivez « l’Amazonie n’existe pas ». Paradoxe ?

 

FMLT : Fantasme occidental qui l’assimile à la grande forêt équatoriale, source de craintes (« Enfer vert »), l’Amazonie doit son nom aux Européens qui ont puisé dans la mythologie grecque et dans les récits bibliques. De nombreux clichés lui sont ainsi associés comme celui de « Paradis perdu ». En fait il s’agit de régions plurielles, très diverses.

 

DO : Comment définir le milieu amazonien ?

 

FMLT : Définir les limites de l’Amazonie pose déjà problème.

Correspond-elle au bassin du fleuve ? Mais dans ce cas, il faudrait y intégrer les savanes qui en occupent le sud. Et où fixer la limite entre savane et forêt ?

Définir la forêt n’est pas plus simple car elle est riche d’une grande biodiversité aux échelles macro et micro. Selon l’altitude, les sols, les terrains marécageux, les espèces sont très différentes (1200 espèces d’arbres répertoriées à ce jour mais dont 227 représentent 50% de l’ensemble des individus).

Et il ne faut pas oublier que le milieu amazonien a été transformé par les hommes en profondeur et depuis longtemps.

 

 

DO : Qu’était l’Amazonie avant l’arrivée des Européens ?

 

FMLT : Selon le mythe, la forêt tropicale était un milieu ingrat adapté aux seuls chasseurs-cueilleurs.

La réalité est tout autre. D’une part, les premières expéditions purent s’approvisionner facilement dans les villages pendant de nombreux mois. D’autre part, les archéologues ont mis au jour les traces de civilisations anciennes avancées (poteries, tissus, restes de cendres, géoglyphes…). L’Amazonie a donc été densément peuplée dès 8000 ans av J-C. C’est le choc bactériologique provoqué par l’exploration européenne qui a entraîné une forte mortalité. Une théorie, à laquelle je crois, veut que les survivants, forcés de se replier à l’intérieur des forêts pour échapper aux envahisseurs, seraient alors devenus chasseurs-cueilleurs, subissant un processus de simplification de leur culture matérielle.

 

DO : Quelle rupture l’Amazonie historique a-t-elle connue entre le début des années 50 et la fin des années 80 ?

 

FMLT : Jusqu’au début des années 50, l’Amazonie n’était utilisée que pour ce qu’elle offrait, comme le latex, activité très prospère au XIXe siècle puis abandonnée à la suite de l’effondrement des cours du caoutchouc en 1911.

A la fin des années 1940, le gouvernement fédéral décide de consacrer 3% de son budget à l’Amazonie afin de mieux l’arrimer au Brésil. Il crée alors le concept d’Amazonie « légale », périmètre d’application de ces financements. Les Brésiliens ont alors peur qu’on leur « vole » ce territoire, bien lointain pour la plupart d’entre eux.

En 1970, un plan d’intégration nationale décide de la construction d’un réseau routier et de l’installation de paysans sans terre, venus notamment du Nordeste.

En fait, d’immenses domaines se constituent, consacrés à l’élevage puis à la culture du soja. L’Amazonie est alors utilisée pour son soleil et son eau et non pour ses ressources propres.

 

DO : De quand date le « tournant environnemental » ?

 

FMLT : La pression des mouvements environnementalistes commence dès les années 1970 et ensuite s’accentue progressivement. Le Brésil, complexé par rapport à l’Europe, se sent obligé de réagir par différentes mesures législatives. En 1988 dans la nouvelle constitution, une part est faite à la nécessité d’un « environnement sain ». Mais le marqueur le plus important est le Sommet de la Terre à Rio de 1992 où le Brésil est montré du doigt pour sa politique de déforestation.

Dès lors, des mesures sont prises à la fois pour protéger les Amérindiens et pour juguler la déforestation. L’idée de développement durable s’impose alors qu’en même temps les plans de développement et d’aménagement se multiplient. On pourrait parler de politique schizophrène.

 

DO : Peut-on parler de partage du territoire avec la multiplication des zones protégées ?

 

FMLT : Pendant longtemps le foncier amazonien était constitué de terres publiques considérées comme vacantes. Toute personne pouvait mettre ces terres en valeur et en demander un titre de propriété. Il y eut ainsi appropriation partielle des terres publiques.

Dans les années 1980, des droits fonciers furent reconnus aux Amérindiens (sur 23% du territoire) et on créa des parcs nationaux. De cette façon on peut dire qu’à peu près la moitié de l’Amazonie est protégée.

 

DO : Quel point peut-on faire sur la déforestation ? Les incendies sont-ils pires qu’auparavant ?

 

FMLT : La déforestation était très limitée et surtout localisée autour de Belém jusqu’au début de la décennie 1970. Les Indiens pratiquant une agriculture itinérante déforestaient de petites parcelles qui étaient laissées en jachère ensuite et voyaient une reconstitution de la forêt.

La déforestation massive commença dans les années 1970 et s’accentua au cours des décennies suivantes, surtout entre 1992 et 2003. Il y eut alors une prise de conscience sous la présidence de Lula qui prit une série de mesures assez efficaces (contrôles, amendes, notamment sur les acheteurs de viande amazonienne, imposition du maintien en végétation naturelle de 80% des propriétés …).

Mais en 2012, le Code forestier est réformé sous l’impulsion du lobby rural. Le calcul de la part des terres à maintenir en végétation est modifié à la baisse et la déforestation intervenue avant 2008 est grosso modo amnistiée. Ces mesures qui ont des motivations politiques (Dilma Rousseff a en effet besoin des voix du lobby rural), provoquent un rebond de la déforestation.

Aujourd’hui, Jair Bolsonaro revendique le « droit d’utiliser nos terres », donc de déforester.

Quant aux incendies, ils sont annuels, provoqués par la déforestation elle-même (les arbres qui n’ont pas d’utilité économique sont brûlés). Mais les savanes du Cerrado sont encore plus détruites par le feu que la forêt.

 

DO : Dans votre ouvrage (François-Michel Le Tourneau, L’Amazonie, Histoire, Géographie, Environnement, CNRS Éditions, 2019), vous évoquez « le gâchis provoqué par les éleveurs ».

 

FMLT : Transformer l’Amazonie en pâturages relève de la prédation. Lorsque l’éleveur a exploité une parcelle pendant quelques années et que la fertilité du sol a disparu, il va déforester un autre espace. On connait mal l’étendue des pâturages dégradés car ils ne sont pas cartographiés précisément.

 

DO : Quelle place tient l’Amazonie dans l’économie brésilienne ?

 

FMLT : La rentabilité des investissements reste faible. L’élevage bovin hyper-extensif d’Amazonie ne représente que 0,1% du PIB. Et dans son ensemble, l’Amazonie qui occupe 60% du territoire national ne fournit que 10% de sa richesse économique. Le secteur minier est rentable mais il est très concentré et l’administration reste le premier employeur.

Un bon produit d’exportation est le wassaï (ou açaï) dont le jus est extrait des fruits d’un palmier. C’est un rare exemple de produit réellement amazonien qui reste produit sur place.

 

DO : Quelle est la place des populations amérindiennes ? des populations « identitaires » ?

 

FMLT : Seule une minorité d’Amérindiens vit en Amazonie, environ 250 000, représentant 40 % des Amérindiens du Brésil.

Parmi les « identitaires », on reconnaît les populations afro-descendantes et des populations traditionnelles, non-amérindiennes mais qui ont des relations fortes avec le territoire et qui font appel à la coutume. Ils vivent sur des terres allouées à titre collectif.

 

DO : Quelle est l’attitude du Président Bolsonaro à l’égard du changement climatique ?

 

FMLT : Bolsonaro n’a pas le changement climatique dans son logiciel ! Il reprend les projets de la dictature militaire (1964-1985). Il a une vision datée du développement industriel, fondée sur une vision utilitariste de la nature qui lui a été inculquée par son éducation au sein de la religion évangélique. Mais il faut noter que l’idéologie productiviste était partagée par Dilma Rousseff.

 

 

QUESTIONS DE LA SALLE

 

Q1 : Que pensent les citadins brésiliens (80% de la population du pays) de l’Amazonie ?

 

FMLT : Ils ont une attitude ambivalente. D’une part ils souhaitent une protection de la forêt, quoique la connaissant mal car très lointaine ; d’autre part, ils font preuve d’un fort nationalisme (« l’Amazonie est à nous ») et la montée du populisme s’exerce aux dépens de la protection de la forêt.

 

Q2 : Comment se situe l’Amazonie brésilienne par rapport à la grande Amazonie ?

 

FMLT : Elle occupe les 2/3 de la grande forêt. Pour des raisons historiques, elle a connu une histoire assez déconnectée des autres Amazonies ce qui permet de la traiter comme un ensemble à part. Mais certains phénomènes (les politiques de colonisation par exemple) se retrouvent dans les autres Amazonies.

 

Q3 : Le tourisme est-il une chance ou une catastrophe pour l’Amazonie ?

 

FMLT : Le tourisme comme moteur de développement pour l’Amazonie est largement une illusion car se rendre sur place est très coûteux et d’un intérêt restreint selon les standards du tourisme de masse. D’autres sites sont beaucoup plus attractifs et moins chers pour les touristes brésiliens et étrangers. Même l’écotourisme y a moins d’atouts que dans d’autres endroits, au Costa-Rica par exemple.

 

Q4 : Que dire de l’action de Bolsonaro ?

 

FMLT : Sa politique est cause de la destruction de nombreuses espèces dont certaines très rares. Mais la disparition de la biodiversité n’a pas d’effets économiques démontrables. Les Européens devraient contribuer financièrement plus généreusement à la défense de la forêt amazonienne et se monter moins donneurs de leçons.

 

Q5 : Qu’en est-il du commerce de certaines essences de bois dont le pernambouc (autre nom du bois du Brésil) ?

 

FMLT : Il y a des restrictions légales mais elles sont contournées. L’espace amazonien est difficile à contrôler.

 

Q6: Quels sont les enjeux géopolitiques de l’Amazonie ?

 

FMLT : Il y a deux types d’enjeux.

Les enjeux réels concernent les ressources minières dont le pétrole, mais il y a aussi le contrôle des frontières, particulièrement celles avec le Venezuela par où passent de nombreux réfugiés et avec la Colombie, sources du trafic de cocaïne. La nature constitue de plus en plus un enjeu politique en soi.

Les enjeux mythiques exploitent la crainte d’un complot que les étrangers fomenteraient pour s’approprier les richesses de l’Amazonie.

 

Q7 : Quelle structure reconnue serait capable de damer le pion à l’Etat brésilien sur les questions écologiques ?

 

FMLT : L’appel à une autorité internationale sur le sort de l’Amazonie n’est pas recevable. Aujourd’hui les relations internationales sont fondées sur les Etats et sur le principe de souveraineté, et la France n’accepterait pas d’ingérence dans sa politique nucléaire, par exemple.

La voie économique est la plus porteuse : un citoyen peut refuser d’acheter certains produits. Les ONG jouent aussi un certain rôle en diffusant l’information.

Le principe des Droits de l’Homme est un des vecteurs du débat géopolitique.

 

Éléments de bibliographie :

 

François-Michel Le Tourneau, L’Amazonie, Histoire, Géographie, Environnement, CNRS Editions, 2019).

 

François-Michel Le Tourneau, Une nouvelle mission en Guyane sur «Le blog des 7 bornes », 4 juin 2019 (https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/le-blog-des-sept-bornes/une-nouvelle-mission-en-guyane-sur-le-blog-des-7-bornes)

 

 

Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux, 19 décembre 2019