Au Festival international de Géographie 2020 de Saint-Dié-des-Vosges, le Dessin du Géographe présentait à la librairie Le Neuf une exposition-anniversaire de ses dix ans de parution sur le site internet de l’Association des « Cafés-géo » (cf. dessin n°83).
Début 2024 le dessin n°100 est atteint, Michel Sivignon prend sa retraite de la Rédaction de la page web, que deux nouveaux sont venus rejoindre depuis plusieurs années. Michel Sivignon a été « l’inventeur » de l’idée « dessin du géographe » et a entraîné Roland Courtot dans cette aventure graphique et numérisée au long cours. Simon Estrangin, aquarelliste et pédagogue du travail sur le motif, et Charles Le Cœur, géomorphologue des Massifs anciens et dessinateur de terrain, sont venus prêter main forte. Les collaborations des collègues et de quelques géographes étrangers n’ont pas manqué, mais jusqu’ici tout le champ du dessin géographique n’a pas été couvert et il reste certainement beaucoup à explorer. Essayons, dans le texte qui suit, de tirer quelques leçons de toutes ces images dessinées et parcourues, et des questions et réponses qu’elles peuvent (et doivent) poser et apporter.
Roland Courtot, Simon Estrangin, Charles Le Cœur, Michel Sivignon
Ce que le dessin peut apporter à la géographie (Simon Estrangin)
En 2010, dans leur intention initiale, R.Courtot et M.Sivignon, proposaient de créer une rubrique qui travaille à faire « sortir de l’oubli une pratique [le dessin] et à la raccrocher au devenir de la géographie ». Aujourd’hui, la rubrique compte cent numéros et couvre une variété incroyable de dessins (croquis de terrain, caricature, illustration de manuel…), d’époques (avec une attention particulière au dessin contemporain), d’espaces, de courants géographiques. Elle propose donc un vaste panorama. À la parcourir on se convainc que le dessin est bel et bien un outil qui présente encore de nos jours de nombreux intérêts. La liste ci-dessous tente de les répertorier en associant à chaque point un ou deux numéros de la rubrique à titre illustratif.
Un corpus à étudier
Pour étudier les représentations qui portent sur un territoire, sur des paysages.
- n° 18 Gravures de Marc Théodore Bourrit, Roland Courtot
- n° 97 Visions d’Orient, Michel Sivignon
Pour étudier l’histoire de la discipline.
- n° 19 : Un grand affichiste au service de la géographie, deux dessins de R.Broders, Roland Courtot, Michel Sivignon
- n° 77 : Maroc Le dessin colonial de Théophile Jean Delaye, Michel Sivignon, Jean-François Troin
Le dessin sur le terrain
Un outil qui accompagne les géographes dans leur (re)découverte d’un lieu et aiguillonne leur curiosité.
- n° 45 Un pont sur la Neretva, Anne Cadoret
- n° 89 Le dessin illustration du confinement, Martine Tabeaud
Une pratique qui aiguise les sens et élargit le champ de la perception.
- n° 81 Les dessins en excursion géographique, Roland Courtot
Un outil convivial qui crée un climat de confiance entre le dessinateur et ceux qu’il observe. Un moment d’échange.
- n° 17 : Les femmes de Marrakech, Elise Olmedo
- n°82 : Le dessinateur et le photographe : la photographie comme agression, Roland Courtot, Simon Estrangin et Michel Sivignon
Le dessin permet une prise de note efficace et favorise la mémorisation.
- n° 25 : Une double-page du carnet de terrain d’Emmanuel de Martonne : la vallée d’Anies (Roumanie), Gaëlle Hallair
- n° 62 : Croquis d’Albert Demangeon en Limousin (1906-1911), Denis Wolff
Un premier travail pour trouver et pointer ce qui est signifiant.
- n° 90. Retour vers les montagnes d’Irlande du Nord : un changement de regard, Charles Le Cœur.
Le dessin et la réflexion
Le dessin peut fertiliser la recherche en soutenant un effort d’imagination et de visualisation.
- n° 91 Sous le pinceau de l’archéologue. Vues du passé de l’Amazonie, Stephen Rostain
Les géographes recueillent des dessins auprès des enquêtés pour étudier leurs représentations de l’espace.
- n° 49 : Dessins pour interpréter les perceptions du rural par les citadins chinois d’aujourd’hui, Emmanuel Véron
- n° 57 L’enfant et la guerre : Dessin d’enfants bosniens représentant les combats (1991-1995), Bénédicte Tratnjek
Le dessin peut encourager l’interdisciplinarité (botanique, entomologie, géologie…)
- n° 71 Le trait et la lettre dans les carnets d’Afrique de Christian Seignobos, Michel Sivignon
- n° 88 Dessin de géographe, dessin d’architecte : rencontres. Michel Sivignon
Le dessin peut accompagner des pensées relativement abstraites (proposer notamment des modèles)
- n° 26 Jean Pierre Deffontaines: une modélisation paysagère depuis les fenêtres du TGV, Roland Courtot
- n° 11 La « coupe-synthèse » de Yves Lacoste et Raymond Ghirardi, Michel Sivignon,
Enseigner, communiquer, diffuser
Le dessin peut être une pratique pédagogique efficace.
- n° 31 : Paysages de montagnes et de glaciers, Eduardo Martínez de Pison, Roland Courtot
Le dessin implique des choix graphiques (il souligne, omet, ajoute, recompose, crée des modèles) qui permettent la diffusion d’un propos
- n° 48 : Un bloc diagramme des falaises d’Ouessant, Julien Gayraud
- n° 56 : Carnet de voyage dans les îles Gotô (juillet 2009), Philippe Pelletier
Le dessin peut s’appuyer sur l’émotion, l’humour, la narration (BD), et rendre un propos plus attractif et percutant.
- n° 29 : Humour et Géographie sur le littoral alicantin, Gabino Ponce Herrero, Roland Courtot
- n° 30 : Déforestation en Amazonie en bande dessinée, Hervé Régnaud
Expérimenter ?
Le dessin est propice à des descriptions des lieux qui intègrent des thèmes peu abordés comme l’ambiance, la lumière, le fugitif.
- n°86 : 100 ans de dessins de géographes dans les Écrins, Roland Courtot, Charles Le Coeur, Simon Estrangin
Enfin, ce panorama peut se compléter et se prolonger par la lecture d’articles consacrés au dessin et publiés dans les revues scientifiques ces dernières années.
Arango L., Guitard E., Lesourd C., et al. (2022), « Appréhender les relations à la nature en Afrique par le dessin sur le terrain » Sources. Materia & Fieldword in African Studies, n° 4, p. 381‑408.
Herrmann, L. (2021). « Dessiner à l’Université. Esquisse d’un cheminement», Echogéo, 55.
Lascaux A.-A. et Rigaud A (2022)., « Dessiner son terrain pour le ressentir », EchoGéo, 62.
Roussel F. et Guitard E. (2021), L’usage du dessin dans l’enquête de terrain en sciences sociales, État des lieux et perspectives depuis la géographie et l’anthropologie, Carnets de Terrain
https://blogterrain.hypotheses.org/17017.
Dessin de terrain, de réflexion, d’enseignement, d’expérience sensible (Charles Le Cœur)
Dessiner c’est d’abord regarder pour comprendre un paysage ou un espace. Ensuite le crayon peut traduire l’observation sur le carnet de terrain. Il peut aussi reconstituer l’organisation des éléments qui se combinent dans cet espace. Une simple esquisse, un schéma grossier, ou bien une perspective élaborée sur le motif sont des outils de travail.
La question de l’échelle des objets devrait sans doute être mise en avant, puisque le dessin sélectionne les plans et choisi la dimension de la chose représentée. Entre la maison rurale et le paysage de campagne, entre la rue et le panorama de la ville, entre l’arbre et la forêt. Le dessin joue de ces rapports d’échelle en distinguant des plans. Le dessinateur choisit pour donner sens.
Et je me suis interrogé (en géographe physicien) sur les dynamiques associées à ces différentes échelles qui renvoient souvent à des durées très différentes et parfois à des processus différents. Entre le biotope de la prairie fleurie et la forme d’échelle moyenne résultant de la dénudation à long terme, il y a le versant qui conserve les marques (et les dépôts) des évolutions quaternaires et fin-quaternaires mais aussi les formes façonnées par des sociétés qui se sont succédé avec des pratiques différentes. Le dessin séquentiel peut faire apparaître ces éléments emboîtés et les replacer dans un ensemble paysagé plus synthétique.
Cela me pousse à différencier le dessin de paysage des croquis élémentaires qui sont des zooms sur des objets, ou encore des croquis-schémas, qui sont un autre outil pour penser la place des objets (sans nécessairement leur donner une forme précise). À ces schémas s’ajoutent les petits croquis pédagogiques, sortes de modèles synthétiques qui ont peuplé nos manuels de géographie ou les tableaux noirs de nos maîtres.
Enfin je m’interroge sur la place du dessin dans les œuvres de géographie où la photographie ou les diagrammes ont remplacé les rares dessins et schémas. Il est vrai que le concours d’agrégation est un exercice de discours pour lequel nombre de khâgneux ont été formés. Le dire plutôt que le voir. Ainsi, une partie de la géographie française, dans ses textes, s’est appuyée sur des travaux de seconde main. L’acquisition directe de données est parfois longue et périlleuse et il est plus simple d’intégrer dans son discours des éléments (souvent disparates) qui sont tirés des travaux d’autres disciplines pour en esquisser une synthèse territoriale.
Certes, l’observation directe demande du temps, et n’entre pas directement dans le discours. Mais le croquis peut être une étape dans la formulation des choses puisqu’il cherche à replacer des objets dans un espace avant de construire un lien conceptuel.
Les tentations anciennes de la géographie se nourrissaient de statistiques (souvent sans analyse critique des sources) et cherchaient à s’intégrer dans les systèmes des aménageurs. Les explorations plus récentes s’embarquent dans des modèles très abstraits qui ne peuvent se traduire par des croquis figuratifs. Je crois avoir écrit dans un petit texte dans Hérodote, pour dénoncer « les mots de la géographie » de Brunet, Ferras et Théry (1992), qu’il s’agissait d’une vision cubiste de l’espace niant l’échelle et la perspective. Les SIG ont pris le relai, c’est l’ordinateur et ses logiciels qui effectuent les opérations d’analyse des données qu’on leur a confiées.
Le dessin est un outil pour traquer l’hétérogénéité de nos espaces. Il nous demande de mettre les objets que nous voyons à leur place. Mais que peut faire le crayon pour évoquer les réseaux de valeurs invisibles ? Une géographie des flux financiers, une géographie des routes de dealers dans l’ombre, une géographie des intentions de vote, ou une géographie du genre ne s’inscrivent pas avec des traits sur le papier. Le dessin peut alors prendre une valeur de symbole. Comme les images des vieilles pages des bibles enluminées qui évoquent la sainteté, l’enfer ou les prières du jour. Les entêtes de chapitres dessinés par F. Kupka pour « l’Homme et la Terre » d’Elisée Reclus ont cette fonction. Mais la géographie peut-elle être une allégorie ?
Je m’interroge sur l’idée d’introduire le dessin dans les cursus de géographie, comme une géo-graphie d’apprentissage. C’est un rêve à contretemps de notre monde connecté et de ses écrans. Dans l’enseignement secondaire, la majorité des professeurs sont formés comme historiens et même s’ils sont familiers de la lecture d’image, ils sont souvent très loin du papier-crayon. Pour les cursus universitaires, ce sont les savoirs et la recherche intellectuelle à partir de modèles conceptuels qui sont mis en avant. Les « outils » qui étaient autrefois la cartographie et les statistiques ont été largement remplacés par la maîtrise des SIG, qui ont un tout autre intérêt. Si l’approche spatialisée a beaucoup gagné avec ces moyens techniques, les problématiques restent ancrées sur des constats visuels qui peuvent s’inscrire dans le dessin, souvent plus expressifs que la photographie.
Cette rubrique montre combien la pratique du dessin de géographe apporte une expérience sensible : le papier porte les liens entre l’observateur et son décor, c’est un média qui sert à l’appropriation du terrain et guide sa compréhension.
Formes et composition dans le dessin du géographe (Roland Courtot)
Ma participation au développement de la page web du « Dessin du Géographe », en compagnie de Michel Sivignon, a favorisé pour moi, avec beaucoup d’immodestie, des essais dans la géographie de l’art : création d’un carnet scientifique dans « hypothese.org », analyses du contenu géographique de tableaux de paysages sur le site des « cafés-géo ». Cette expérience rédactionnelle et la lecture de cet énorme corpus des pages web a mis en avant, sans d’ailleurs en résoudre les problèmes, quelques questions qui rapprochent le dessinateur géographe de l’art pictural en général : celles de la forme et de la composition d’une œuvre graphique.
Pour ce qui est des formes paysagères, le géographe dessinateur est évidemment l’héritier de l’histoire de l’art pour les questions de point de vue, de projection, de perspective. Son besoin de rester proche d’une vérité-terrain a pu l’empêcher de se libérer plus tôt que le peintre moderne ou contemporain des servitudes que la recherche picturale a cherché à surmonter depuis la Renaissance (cubisme, perspective inversée, etc…).Mais sur le terrain, le géographe a souvent procédé comme le peintre par itinéraires et cheminements qui lui ont fourni une quantité de points de vue à partir desquels il a pu construire ses propres modèles de dessins : croquis panoramique, perspective aérienne, bloc-diagramme, coupe…
Lorsque le peintre construit sa « présentation » d’un paysage terrestre ou marin, urbain ou rural, ou d’un événement historique dans son contexte environnemental, il compose son tableau en organisant à sa guise les objets, les personnages, les paysages réels ou inventés qui lui conviennent, dans sa recherche des émotions esthétiques qu’il veut communiquer. A partir de ses cheminements, le géographe peut, de la même façon, choisir les éléments signifiants du paysage et les organiser en un seul dessin de telle sorte qu’ils fassent « sens », que les relations entre les objets soient sensibles pour le « regardeur » : l’image paysagère peut alors être bien plus qu’un inventaire, et devenir une présentation des formes de l’espace géographique, donc d’un « système » spatialisé.
Ceci entraîne alors une question qui fait différence : celle de la légende. Le tableau du peintre n’a besoin que d’un titre sur un cartel, car sa capacité à produire des impressions esthétiques doit se suffire à elle-même. Tandis que, à l’inverse de la carte géographique qui possède une légende détaillée par laquelle tous les objets qui y sont représentés sont clairement définis, le dessin géographique de terrain n’a pas cette possibilité, où sinon d’une façon très restrictive. Les éléments paysagers que le géographe rencontre sous ses yeux et traduit sur le papier au bout de son crayon sont très (trop) nombreux pour permettre une identification nécessaire aux interprétations qui doivent suivre. Le dessin a besoin de mots : simples notations griffonnées à la hâte sur le carnet en forme de phylactères, ou plus longs commentaires. Dans sa réforme du « croquis de géographie régional » par la chorématique (qui n’est pas pris en compte dans cet article mais qui a eu par ailleurs d’heureuses conséquences sur la figuration des formes d’organisation de l’espace), Roger Brunet a en partie achoppé sur cet écueil : sa tentative de trouver les signes nécessaires à une taxonomie permettant de figurer ces logiques systémiques.
Roland Courtot, Simon Estrangin, Charles Le Cœur, avril 2024
Un nom est curieusement absent de ce bilan : Vidal de la Blache. Celui-ci est pourtant bien présent dans l’Introduction au dessin du géographe rédigée par Roland Courtot, et Michel Sivignon. Il étrenne la série puisque le Dessin n°1 lui est consacré : il s’agit d’un dessin réalisé par Vidal dans les Préalpes de Grasse et publié dans un de ses carnets. Les dessins d’un autre carnet ont été évoqués à la fin de la série, dans le Dessin n°96.
Alors, comment expliquer cette omission naturellement inconsciente ? On ne peut certes pas citer tous les géographes, mais oublier Vidal, notre « père fondateur » que Gallois appelait affectueusement le « patron » ?
C’est sans doute plus affaire de psychanalyse que de géographie…