Croquis d’Albert Demangeon en Limousin (1906-1911)
Le dessin du géographe, n°62

L’habileté d’Emmanuel de Martonne (1873-1955) en tant que dessinateur a impressionné ses collègues et des générations d’étudiants ; Gaëlle Hallair a relevé dans Le dessin du géographe un fort bon exemple en Roumanie[1] et Jean Nicod y a décortiqué ces fameux blocs-diagrammes[2]. En revanche, personne ne mentionne les dessins de son collègue Albert Demangeon (1872-1940). En effet, si des cartes, des coupes géologiques, des plans de maisons et de villages apparaissent dans ses écrits, on n’y trouve jamais de croquis de représentation de paysage. Il préfère utiliser des photographies pour appuyer son propos et dispose d’un talent indéniable dans leur réalisation (cf. par exemple, celles de la Géographie universelle sur les Iles Britanniques ou la Belgique). Serait-il un piètre dessinateur ?

Une découverte récente dans le fonds Demangeon-Perpillou conservé à Paris, à la Bibliothèque Mazarine[3], tend à fortement nuancer cette affirmation. Dans ce fonds partiellement inventorié par nos soins[4], nous avons trouvé un carnet relié en toile muni d’un étui à crayon, au format paysage (12 cm sur 19) qui facilite les croquis panoramiques en double page, semblable à ceux utilisés par Emmanuel de Martonne[5]. Ce carnet contient dix-sept dessins réalisés par Albert Demangeon ; ces dix-sept vues -terme employé par l’auteur- sont réalisées sur une page, d’autres sur deux en vis-à-vis. Nous avons choisi d’en présenter cinq (trois sur deux pages en vis-à-vis, deux sur une page) ; la numérotation est de notre fait. Après chacun, nous reprenons les indications manuscrites, souvent peu lisibles. Ces croquis, exécutés dans le Limousin entre 1906 et 1911, n’ont jamais été publiés[6].

Indications sur le dessin : La Chaubourdine [?], vallée du Cher, vallée de Pampeluze, forêt de Pionsat, vallée du Cher, Auzances. (Bibliothèque Mazarine, Fonds Demangeon-Perpillou)

Indications sur le dessin : La Chaubourdine [?], vallée du Cher, vallée de Pampeluze, forêt de Pionsat, vallée du Cher, Auzances. (Bibliothèque Mazarine, Fonds Demangeon-Perpillou)

Croquis n°1. Vue prise à l’Ouest d’Auzances. Cote 615 vers l’Est. Au fond, la ligne sinueuse des Monts de Combrailles se profilant sur les crêtes plus régulières qui séparent les affluents du Cher.

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Comprendre la mondialisation par la géographie

Café géographique de Saint-Brieuc du 13 octobre 2016

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Daniel Oster, a longtemps enseigné la géographie en classes préparatoires au lycée Henri IV (Paris). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages universitaires dont « La mondialisation contemporaine » (Nathan, 2013, seconde édition à paraître en 2016) et « La Cartographie » (Nathan, 2014).

Daniel Oster se propose de nous donner ce soir quelques clefs pour comprendre ce que l’on appelle la mondialisation ; si elle nous concerne tous, elle n’est pas si simple à définir.

Nous pouvons, dans un premier temps, définir la mondialisation comme un processus de mises en relation et d’interactions des territoires dans une logique de production et d’échanges. Mais ce processus qui, depuis plusieurs décennies, est devenu incontournable pour expliquer les mutations du monde actuel, est complexe.

C’est cette complexité que Daniel Oster se propose de mettre en évidence dans la 1ère partie de son intervention. Des mécanismes  complexes, une interprétation qui fait débat, mais une mondialisation visible car elle s’inscrit dans l’espace et remodèle les territoires. La géographie, parce qu’elle est l’étude des lieux, apparaît donc comme essentielle pour lire et comprendre la mondialisation. C’est à partir de l’analyse de quelques cartes (l’outil du géographe) que Daniel Oster, dans une 2ème partie, soulignera l’importance de la mondialisation dans le bouleversement du monde.

1 – Définir la mondialisation pour mieux comprendre le processus

       1 – Est-il possible de définir et de dater la mondialisation ?

Le terme est apparu en 1961 dans sa version anglaise « globalization », mais il ne s’impose vraiment qu’au début des années 1980. Si le terme s’est popularisé depuis maintenant plus de trente ans, son contenu, sa signification fluctuent. Pourquoi ? Il est possible d’avancer plusieurs raisons. Alors que l’anglais n’a qu’un terme pour définir le processus, le français en a deux, mondialisation et globalisation qui n’ont pas toujours le même sens ; c’est, par ailleurs, un processus inédit en constante évolution, le terme à ses débuts n’évoquait que le volet économique du processus associé au triomphe du capitalisme-néo-libéral alors qu’en réalité, la mondialisation a des répercussions sur tous les aspects de l’organisation des sociétés et des territoires. Et ce grand basculement mondial fait débat. On charge la mondialisation de tous les maux ou de toutes les promesses de l’avenir ; il y a ceux qui l’encensent et ceux qui l’accusent de dérives préjudiciables à de vastes territoires et à des populations très importantes, voire à l’ensemble de la terre sur le plan environnemental.

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L’inde vue à travers la mondialisation du yoga

Café Géographique du 12 octobre 2016 animé par Anne-Cécile Hoyez, chargée de recherche CNRS. UMR ESO/Université Rennes 2.

Quel est le lien entre la géographie et le yoga ?

En guise d’introduction, la chercheuse a présenté différentes photos qui illustrent l’évolution du yoga.

Qu’y a-t-il de « géographie » dans une école de garçons en Inde ?

Ce sont des enfants souples qui font des exercices dans la première école de yoga en Inde. A partir de 1920, le yoga commence à se structurer, on commence à en retrouver dans des écoles.

Il s’agit de trouver une légitimité au yoga en l’encrant dans les cadres de l’enseignement tels que les concevaient les colons britanniques.

Exemple des Beatles : l’émergence du Yoga à l’échelle internationale

Une autre des images présentées nous montre les Beatles qui se sont rendus en Inde.

George Harrison, membre du groupe a rencontré des musiciens et un gourou indien. Ils ont d’abord travaillé ensemble à Londres sur les apports de la méditation à la musique, puis se sont rendus en Inde.

C’est dans les années 60 que le yoga émerge à l’échelle internationale 

Exemple d’une grande salle de sport :

Nous pouvons observer une grande salle remplie d’individus venus pratiquer le yoga aux Etats-Unis, c’est un cours de Bikram Choudhury, un gourou célèbre pour avoir mis au point une série de postures de yoga pratiquées dans une salle surchauffée et dans des cours collectifs très fréquentés.

L’intérêt de cette photo est de rappeler qu’il a, dans les années 2000, essayé de breveter sa série de yoga ce qui a poussé l’Etat indien à réagir et à travailler sur la mise en place de propriétés intellectuelles sur les postures de yoga ou encore la médecine indienne.

Pourquoi Anne-Cécile a-t-elle choisi le yoga comme objet d’étude ?

La chercheuse n’a jamais pratiqué le yoga.

C’est un travail de maîtrise de géographie de la santé qui l’a poussée à étudier ce sujet.

Ce qui l’a intéressée dans ce travail de terrain en Inde est l’observation des parcours de soin des patients et le pluralisme médical.

En Inde, les individus ont pour habitude d’avoir des recours alternés à différents systèmes de soins, incluant des rites religieux de guérison.

La chercheuse a, dans le cadre de son étude, visité pour la première fois un centre de méditation et a pu s’entretenir avec un gourou qui l’a informée que plusieurs disciples étaient disséminés un peu partout dans le monde grâce à ce centre.

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Rencontre géographique avec l’auteur de BD Zérocalcare

Rachele Borghi et Emilie Viney, enseignantes à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), organisent une rencontre géographique avec l’auteur de BD Zérocalcare le vendredi 18 novembre de 9h30 à 11h30 dans l’amphi Milne Edwards.

Sa bande-dessinée Kobané Calling retrace avec humour et sensibilité son périple de Rome jusqu’au Kurdistan syrien. La richesse de son expérience et les formes originales de diffusion de ses connaissances pourront vous intéresser. Vous trouverez ci-dessous les informations essentielles sur cette rencontre (invitation obligatoire à demander).

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Détails de l’inscription (PDF)

Vous pouvez aussi retrouver les premières pages de la bande-dessinée Kobané Calling sur le site du journal Le Monde car elle était BD de l’été.

Trésor du terroir. Les noms de lieux de la France

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Roger Brunet, Trésor du terroir. Les noms de lieux de la France, CNRS Editions, 2016, 656 p., 39 €.

 

Beaucoup en rêvaient, Roger Brunet l’a fait, et de quelle manière ! Un ouvrage remarquable qui abandonne la lecture traditionnelle des toponymes (noms de lieux) proposée par les linguistes pour partir cette fois-ci des lieux et non des langues. Avec Roger Brunet c’est le regard du géographe qui interroge « les pratiques topiques des groupes humains »[1]. Le livre sera à coup sûr un ouvrage de référence que les amateurs et même les professionnels de la géographie de la France ne manqueront pas d’utiliser, mais d’autres lecteurs savoureront avec gourmandise tel ou tel passage pour assouvir leur curiosité sur les liens que les hommes ont tissés avec leur environnement depuis des millénaires. L’analyse de quelque vingt-cinq mille noms ou familles de noms de lieux forme un voyage passionnant dans la toponymie française qui réussit à conjuguer les apports les plus récents de la recherche linguistique et les préoccupations du géographe soucieux de mettre en avant les exigences des sociétés humaines sur leurs territoires.

« Ayant déjà eu l’occasion de réfléchir à la formation et à l’organisation des territoires, de leurs lieux et des réseaux qui les lient ou les séparent (…), il m’était apparu que, pour durer un tant soit peu, toute société humaine avait à répondre, sur le territoire, à quelques exigences et problèmes fondamentaux : s’abriter, connaître son terrain et en tirer parti pour s’alimenter, se vêtir, de défendre, circuler et échanger, organiser une vie sociale quelque peu durable, marquer ses limites et éventuellement s’étendre. »[2] 

Un plan de géographe

Une des qualités essentielles de l’ouvrage réside incontestablement dans son plan bâti à partir des lieux, et plus précisément des perceptions de nos ancêtres sur leurs horizons familiers en qui ils ont vu des ressources à exploiter, des points clés à prendre ou à redouter, des étendues amies ou hostiles, des contraintes et des libertés, des dangers, de l’étrange, etc.

Les six premiers chapitres découlent de cet objectif : 1-Habiter et s’abriter; 2-Pays et chemins : le territoire et ses réseaux; 3-La vie sociale et ses distinctions; 4-Terrains de jeu; 5-Eaux, bords d’eaux et météores; 6-Paysages, ressources et travaux.

Un septième chapitre montre que les noms de lieux, d’origine ancienne pour leur très grande majorité (antérieure au XVe siècle) sont malgré tout vivants : « ils se diffusent autour de foyers, se copient, se changent, certains même ont pu être transférés au loin par quelque seigneur, croisé ou pèlerin. »[3] Beaucoup de noms ont changé au cours de l’histoire, certains même plusieurs fois, quelques-uns changent encore de nos jours.

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A la rencontre d’Alexandre Yersin, l’homme qui a vaincu la peste

Samedi 15 octobre 2016, la salle du nouvel amphi de l’Institut de Géographie à Paris est bien remplie pour la rencontre-débat organisée autour de la figure d’Alexandre Yersin, l’homme qui a vaincu  la peste. Deux intervenants ont été invités pour cette occasion : Stéphane Kleeb, réalisateur suisse du film documentaire Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger (2014) et Annick Perrot, auteur avec Maxime Schwartz, de Pasteur et ses lieutenants (Odile Jacob, 2013). Il s’agit de mieux faire connaître un personnage hors du commun, médecin et chercheur, explorateur et aventurier, découvreur du bacille de la peste, peu connu en Europe y compris dans sa Suisse natale mais considéré encore aujourd’hui comme un héros au Vietnam. La clé d’observation géographique semble bien appropriée pour atteindre cet objectif.

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Le film documentaire de Stéphane Kleeb

La rencontre commence par la projection du film documentaire de Stéphane Kleeb Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger (2014), consacré à Alexandre Yersin, médecin et chercheur d’origine suisse, un personnage exceptionnel que le livre de Patrick Deville a contribué à faire connaître (Peste & choléra, 2012). L’excellent titre du film reprend une phrase extraite de l’abondante correspondance que le savant/aventurier a entretenue avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci. Quant à l’idée de faire un film sur Yersin, on la doit à l’ambassadeur de Suisse à Hanoi, Andrej Motyl, surpris de constater la célébrité du scientifique européen au Vietnam alors que celui-ci est presque inconnu dans son pays d’origine.

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Découvrir la géoéthique à travers le territoire brésilien : justice et injustice spatiales

Pour ce premier café géo de la saison 2016-2017, les Cafés Géographiques de Chambéry-Annecy reçoivent M. Bernard Bret, professeur émérite à l’Université de Lyon, qui vient nous parler de la justice spatiale, une thématique qu’il a largement étudiée au cours de sa carrière. Il fait en effet figure de pionnier, en langue française, des travaux visant à rapprocher une interrogation d’ordre philosophique autour de la justice et une approche de l’inégalité telle qu’elle est inscrite dans l’espace, ou même telle qu’elle peut naître de l’espace. D’autre part, Bernard Bret a beaucoup travaillé sur le Brésil, un pays marqué par des clivages socio-spatiaux extrêmement forts. Pour ce café géo, il a donc choisi de coupler cette réflexion thématique sur la justice à son terrain de prédilection, le Brésil. Le propos sera largement d’ordre théorique, bien qu’appuyé sur des faits brésiliens, dans la mesure où la théorie doit servir à comprendre le réel.

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Dans le titre de ce café géo, deux termes appellent des explications. La géoéthique : c’est un néologisme récent qui renvoie à l’idée d’introduire la réflexion éthique dans la démarche géographique. La justice et l’injustice spatiales : il ne s’agit pas de la justice entre les lieux, ce qui n’a pas beaucoup de sens, mais bien du contenu territorial, spatial, géographique, de la justice ou de l’injustice sociale. Cette réflexion s’inscrit dans l’ordre du socio-spatial, dans la mesure où l’on comprend la géographie comme la réflexion sur l’expression spatiale que prend le lien social. Dans cette optique, on peut considérer que l’organisation des lieux est une porte d’entrée possible pour mieux comprendre la société. Retenons donc que quand on dit justice spatiale, il faut comprendre justice socio-spatiale, soit l’expression spatiale de la justice ou de l’injustice entre les personnes.

Incorporer l’éthique dans la démarche géographique : précautions méthodologiques

Il faut bien sûr s’interroger sur la légitimité scientifique de procéder de cette façon. C’est la précaution méthodologique que le sociologue Max Weber avait signalée dans Le savant et le politique[1]. Dans ce livre, il attire l’attention sur le fait qu’il y a une nécessité de neutralité scientifique (ou axiologique) : la science cherche à dire le vrai et il faut la distinguer de l’éthique, qui cherche à dire le juste ou le bien. Si on mélange les deux sans précaution méthodologique, on risque de passer d’un discours scientifique à un discours partisan. Pour autant, on ne peut pas évacuer la réflexion éthique dans une démarche de sciences humaines, auxquelles la géographie sociale appartient. Il est clair qu’à Rio de Janeiro ou à São Paulo, le contraste entre les quartiers élégants et les favelas, qui comptent dans chacune de ces villes un million d’habitants, choque l’intuition morale que chacun a en lui-même.

On ne peut certes pas rester de marbre devant de telles réalités, mais il faut se départir du risque de s’en tenir à une intuition morale d’injustice. Celle-ci n’autorise pas ipso facto à qualifier la situation d’injuste, au sens d’une qualification recevable par les sciences sociales, dans la mesure où il peut y avoir d’autres interprétations possibles. Il faut donc construire une base théorique pour assumer l’intuition que l’on a, éventuellement la corriger, et dans tous les cas, rester sous le registre du savoir. C’est une question d’honnêteté intellectuelle que de dire à quelle théorie on se réfère et de construire un propos en cohérence avec cette théorie, tout en ayant conscience que d’autres auront d’autres points de vue, et que cela fait partie du débat scientifique (et démocratique).

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Géographier aujourd’hui au collège et au lycée

« Géographier aujourd’hui au collège et au lycée », avec Bertrand Pleven, PRAG à l’ESPE de Paris, doctorant, UMR Géographie-Cités, EHGO, au Bar de la Poste (FIG – Saint-Dié-des-Vosges) le dimanche 2 octobre 2016.

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Sous la direction de Marie-Claire Robic et Muriel Rosemberg avec les contributions de Bertrand Pleven, Arnaud Brennetot, Julien Champigny, Guilhem Labinal, Caroline Leininger-Frézal, Didier Mendibil, Marielle Wastable, 340 pages, 30 €

L’invité du dernier Café géographique de l’édition 2016 du Festival International de Géographie est Bertrand Pleven. Ses trois interventions de ce week-end ont fait apparaître ses multiples casquettes : celle d’un doctorant engagé dans la réalisation d’une thèse de géographie sur « les territoires urbains dans le cinéma contemporain », puis celle du professeur à l’ESPE de Paris, où il prépare les étudiants au CAPES de Géographie. C’est en tant que contributeur à l’ouvrage Géographier aujourd’hui : enseigner la géographie au collège et au lycée (dir. Marie-Claire Robic et Muriel Rosemberg), paru en 2016 aux éditions ADAPT/SNES, qu’il s’exprime lors de cette rencontre qui, bien qu’elle ait repris dans son intitulé le nom de l’ouvrage, se veut informelle, non publicitaire et ouverte à la construction d’une réflexion collective autour de trois questionnements que le conférencier propose comme lignes directrices du débat : il s’agira d’abord de se demander « où nous situent les programmes », pour réfléchir à « quelles balises utiliser » pour « géographier » et enfin interroger « la carte de la géographie scolaire aujourd’hui », qu’il faudrait connaître et comprendre pour savoir comment « l’habiter », « s’y mouvoir », bref, pour ne pas « subir » les programmes, mais « les transcender ». Bertrand Pleven ouvre ainsi une conversation dont la dimension réflexive est double : il s’adresse ici aux enseignants soucieux de réfléchir (à) leurs pratiques, leurs positionnements et leurs trajectoires, mais aussi aux géographes, enjoints à observer les géographies universitaire et scolaire comme des espaces différents entre lesquels l’enjeu reste de « faire des ponts ».

On voudrait, dans ce compte rendu, tenter de composer avec la complexité des trajectoires prises par la discussion enclenchée, dans l’optique de produire un discours cohérent et intelligible pour un lecteur non auditeur. On voudrait aussi y restituer une des originalités de ce Café Géographique, qui tient à la forte mobilisation du vocabulaire de l’espace pour désigner et décrire des ensembles dont on n’interroge que rarement la spatialité. C’est moins comme une métaphore que comme un levier de mise en lumière des enjeux et un moyen particulièrement stimulant de penser la géographie (on se réfère par ce terme à la discipline et, plus largement, au corps des savoirs produits afin de penser l’espace) qu’il est ici repris.

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D’où vient notre carte de l’Antarctique ? Géohistoire polaire et dernier partage du monde

« D’où vient notre carte de l’Antarctique ? Géohistoire polaire et dernier partage du monde », avec Fabrice Argounès, enseignant en géographie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et chercheur associé à l’UMR Géographie-Cités au Bar l’Actuel (FIG – Saint-Dié-des-Vosges) le vendredi 30 septembre 2016

Pour beaucoup, la connaissance de l’Antarctique se réduit à celle d’un continent glacé autour du pôle Sud, son histoire à celle de quelques expéditions héroïques où des hommes d’exception  (Amundsen, Scott…) ont lutté – victorieusement – contre des éléments hostiles. Pas de brutalité contre des populations indigènes, pas de cupidité dans la domination territoriale. L’Antarctique serait l’exemple même de la « bonne » conquête qui n’a laissé aucune culpabilité dans la mémoire des puissances occidentales.

Pourtant l’appropriation de l’Antarctique par quelques Etats s’insère bien dans une histoire coloniale  secouée par les rivalités. Et cette histoire peut être divisée en plusieurs périodes : âge de l’exploration avant 1885, âge héroïque (1885-1922), âge mécanique (1922-1959), puis âge scientifique après la signature du Traité de l’Antarctique en 1959.

Mais comment délimiter un territoire impérial  à une époque où les cartes ne montrent qu’un tracé très approximatif des côtes et où l’intérieur n’est pratiquement pas connu ?

 

D’où vient notre carte de l’Antarctique ? Fabrice Argounès – Café l’Actuel (FIG à Saint-Dié-des-Vosges)

D’où vient notre carte de l’Antarctique ?
Fabrice Argounès – Café l’Actuel (FIG à Saint-Dié-des-Vosges)

Le Royaume-Uni, première puissance à revendiquer une souveraineté sur l’Antarctique, impose le « modèle canadien » élaboré par Pascal Poirier en 1907 pour l’Arctique. D’après sa « théorie des secteurs », chaque Etat s’approprie le territoire situé entre deux lignes tracées du pôle à la côte, un quadrant. Sur le terrain, la prise de possession se marque l’installation d’un drapeau. Et en baptisant, dès 1923, les terres connues de noms anglais, les Britanniques en font des dépendances du royaume. Cette conception est adoptée par l’Australie et la Nouvelle-Zélande, membres du Commonwealth.

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Les prisons : un monde immobile ?

Café géo du 30 septembre 2016, avec Olivier Milhaud, maître de conférences en géographie à Paris 4 et Lucie Bony, chargée de recherche au CNRS, à l’UMR Passages de Bordeaux. Ils ont notamment contribué au numéro 702-703 (2015) des Annales de Géographie consacré aux géographies de l’enfermement.

Le sujet de ce café géographique a été choisi par rapport au thème du Festival International de Géographie 2016 : « Un monde qui va plus vite ? ». Il s’agit ici de prendre le contrepied du thème du festival: au-delà du lieu commun d’une société hypermobile, ne se cache-t-il pas un monde des marges, qui semble ne pas changer ?

Olivier Milhaud et Lucie Bony ont évoqué trois dimensions de l’espace apparemment immobile des prisons : d’abord, il s’agissait d’appréhender les changements et permanences de la prison comme institution, avant de se pencher sur la prison comme lieu : quels changements dans les localisations des prisons françaises ? Comment leur architecture a-t-elle évolué ? Ces transformations amenaient alors à s’interroger sur l’enfermement comme expérience géographique : comment la punition par l’espace se traduit en termes d’immobilité ?

  1. Appréhender la prison. Une institution entre clôture et décloisonnement

Cette institution s’est généralisée dans le monde entier : « elle a été finalement reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été une si formidable invention, et si merveilleuse qu’elle s’est répandue presque comme la machine à vapeur et est devenue une forme d’encadrement général de la plupart des sociétés modernes, qu’elles soient capitalistes ou qu’elles soient socialistes » (Foucault, 1994). Mais la durabilité de l’institution s’explique aussi peut-être par les nombreuses tentatives de réforme qu’elle a connu.

Olivier Milhaud précise qu’à propos de la prison, il ne faut pas confondre les notions de changement et de réforme. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault explique qu’il est consubstantiel à la prison de vouloir la réformer, car c’est une institution qui n’arrive pas à remplir ses fonctions, qui est condamnée à l’insatisfaction. Il faut dire que c’est l’institution chargée de réussir là où toutes les autres ont échoué (famille, école, religion, monde du travail, etc). Il semble qu’on lui demande trop : résoudre la crise de l’illettrisme, du lien social (on y trouve massivement des SDF, des « paumés »), de la prise en charge de la santé mentale (que de cas psychiatriques en détention), de la masculinité (en France, les femmes représentent seulement 4% des détenus) et depuis peu, on lui demande aussi de déradicaliser. On a donc d’un côté une insatisfaction, qui appelle à la réforme, mais cette dernière ne suffit jamais. Ce paradoxe donne alors à l’institution une impression d’immobilisme, d’un échec reconduit et répété.

Lucie Bony récapitule alors brièvement l’historique de l’institution carcérale pour montrer l’ampleur des réformes que cette dernière a connu, en s’appuyant sur les travaux de Michelle Perrot, historienne de la prison. La prison « moderne » nait avec la loi pénale de 1791, avec l’idée de corriger les détenus. C’est à cette époque, dans le contexte des Lumières et de la Révolution française, qu’émerge alors l’idée d’une « bonne peine », qui a pour objectif de transformer le détenu par le travail et la discipline. Le système est réformé au début du XIXe siècle, et notamment en 1819 avec la création de la Société Royale pour l’amélioration des prisons, puis vient la disparition des peines infâmantes (1830) et l’abolition du pilori (1848).

Fin XIXe, la question carcérale est mise de côté. Il faut attendre la deuxième partie du XXe siècle pour voir d’autres réformes de l’institution. Dans les années 1970 sont engagées des mesures pour libéraliser les conditions de détention suite aux révoltes de 1970, 1971 et 1974 : autorisation de la presse, de fumer, élargissement des conditions de semi-liberté. Les miroirs sont également autorisés : le détenu peut désormais voir son visage se transformer avec le temps. Cela a été perçu comme une véritable révolution dans l’expérience individuelle de la prison.

Les années 1980 constituent un second tournant. L’arrivée de la gauche au pouvoir entraîne une rupture avec la politique pénitentiaire sécuritaire du ministère Peyrefitte. On autorise le port de vêtements civils, le téléphone, les parloirs sans séparation. Après l’abolition de la peine de mort en octobre 1981, le ministère de Robert Badinter met en place des peines de substitution en 1983. Cela montre une volonté de lier la peine à la réinsertion.

Dans les années 2000, la question pénitentiaire revient à l’agenda politique suite à la publication du livre de Véronique Vasseur, Médecin-chef à la Santé (2000), où elle décrit les conditions terribles de détention. Un certain nombre de rapports parlementaires indiquent la nécessité d’une nouvelle réforme. Mais celle-ci est tributaire de l’ambiance sécuritaire qui caractérise l’élection présidentielle de 2002. Malgré tout, quelques changements ont lieu dans les prisons des années 2000 : des sites pilotes sont choisis pour adopter les règles pénitentiaires européennes, ou encore la loi pénitentiaire de 2009 qui modifie les modalités d’exécution des peines.

La prison n’est donc plus la même qu’au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, de nouveaux problèmes sont pointés du doigt (radicalisation, surpopulation) et donnent à voir un système carcéral marqué par une sensation d’inertie. La politique pénitentiaire tente d’échapper à la critique, mais ne comporte dans les faits que peu d’ambitions, sans réflexion sur le sens de la peine et sur le lieu prison.

Cependant, il faut aller au-delà de ces réformes législatives pour voir ce qu’elles impliquent dans la vie quotidienne des prisons : peut-on parler d’une normalisation de l’institution carcérale ?

(suite…)

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